« Les statistiques font voir que la population de la banlieue du département de la Seine a quintuplé depuis cinquante ans ; elle n’atteignait pas 260 000 habitants en 1861 ; elle dépassait 1 200 000 habitants en 1911. […] Un tel développement de la banlieue n’est pas près de se ralentir […]. Il importe dès maintenant, dans l’intérêt de l’hygiène, de l’harmonie, de la beauté même du plus grand Paris, de s’opposer à l’entassement des maisons dans des agglomérations dont la densité s’augmente (sic) si rapidement, d’y réserver les terrains nécessaires à l’élargissement des principales voies de communication, à la création de promenades suffisantes en nombre et en étendue (Considérations techniques préliminaires, p. 45-46). »
« En 1901, on comptait à Paris 48 476 voitures de place, de maître ou de commerce ; dix ans plus tard, 75 274, sans parler de 3 261 omnibus, autobus ou tramways. […] Des mesures excellentes ont été prises en ces derniers temps, non sans efficacité, pour discipliner le mouvement des voitures. Mais il est évident qu’il faut faire davantage, donner à la circulation plus d’espace, en augmentant la surface des chaussées et des voies publiques (Considérations techniques préliminaires, p. 49) »
L’historiographie urbaine a beaucoup insisté sur l’idée de la spécialisation des zones pour caractériser l’urbanisme au xxe siècle, le zonage devenant le leitmotiv de bon nombre de discours d’aménageurs et d’architectes dès la fin du xixe siècle, d’abord en Allemagne et aux États-Unis, puis dans d’autres pays industrialisés. À la lecture du rapport de la Commission d’extension de Paris, la première question qu’on peut se poser est donc la suivante : pourquoi ses rédacteurs ne proposent-ils pas un plan de zonage ? L’idée de la spécialisation des zones n’est pas énoncée en 1913, tandis qu’elle sera centrale dans le plan d’extension de Léon Jaussely, lauréat au concours de 1919, et dans les suivants.
Cette absence est d’autant plus surprenante que le développement industriel de la région parisienne est bien avancé en 1911. Depuis la Restauration, Paris est une ville manufacturière. Il connaît une poussée d’activités sans précédents durant les trente dernières années du xixe siècle, avec la modernisation de la chimie, de la métallurgie, de la construction mécanique et de l’industrie de l’énergie. Cette poussée intéresse notamment les communes de la banlieue, qui accueillent les activités les plus dangereuses, les plus bruyantes et les plus polluantes, ainsi que les équipements rejetés par la ville mais indispensables à son fonctionnement, dont les hôpitaux, les cimetières, les usines d’alimentation en eau potable, etc. En 1895, plus de 7 300 établissements industriels soumis à autorisation ou déclaration sont recensés dans le département de la Seine[1]. Le territoire des nouveaux arrondissements annexés à Paris par la loi du 16 juin 1859 présente encore un paysage bien hétéroclite, mélangeant terrains vagues, pavillons, immeubles d’habitation et bâtisses industrielles en pleine activités.
Les rédacteurs du Rapport de la Commission d’extension de Paris connaissent bien cette situation[2]. Pour autant, ils ne proposent aucune stratégie de rationalisation et de mise en ordre de ces dynamiques d’industrialisation de la région parisienne. Désarroi vis-à-vis d’une micro-implantation diffuse d’édifices et de petits îlots d’activités au sein de tissus hétéroclites ? Méfiance vis-à-vis de la simplification inhérente à tout schéma de zonage reposant sur le seul critère d’occupation des sols[3] ? Ou simple précaution prise dans le cadre d’un travail préparatoire ? Ce schéma de zonage étant, à leurs yeux, l’affaire des urbanistes qui seront chargés de la rédaction du plan d’aménagement et d’extension de Paris suite au concours de 1919 ?
Ces questions restent sans réponse pour le moment. Elles conduisent néanmoins à insister sur le fait que le Rapport de la Commission d’extension de Paris est précurseur sous de nombreux autres aspects. Il annonce l’élaboration d’une politique de l’extension à l’échelle du département de la Seine, en posant la question de la gouvernance de l’agglomération[4]. Il introduit de nouveaux outils d’analyse et de programmation puisant dans le bouillon des sciences sociales naissantes. Il institue un urbanisme de projet, pragmatique et rationnel, l’idée étant dans l’air depuis quelques temps déjà chez les réformateurs et les techniciens de l’aménagement urbain. Il interroge le devenir du patrimoine historique soumis à une forte croissance urbaine et au risque de démolition de ses éléments architecturaux. Enfin, il intègre la notion de prévision urbaine fondée sur une analyse rétrospective et prospective à la fois de tendances en cours.
Une étude prospective
Entendons-nous sur cette notion de prévision urbaine. Les hommes ont toujours essayé d’anticiper l’avenir des villes. L’un des objectifs de la Commission d’extension de Paris a été de montrer que le fait d’aller au-delà des limites administratives de la ville, avec un acte de planification portant sur tout le département de la Seine, ne représente pas une rupture vis-à-vis des pratiques anciennes, mais s’inscrit dans la continuité. La question n’est pas d’innover, mais plutôt de ne pas contredire ce que le pouvoir politique et les administrateurs ont fait depuis toujours, à savoir de l’assainissement et des règlements pour maîtriser la croissance urbaine :
« On pourrait être tenté de croire que les plans d’extension ont été complètement ignorés de l’ancienne Administration parisienne. Elle a pourtant connu la chose sinon le mot. Comment pourrait-on concevoir d’ailleurs qu’une cité réputée la plus belle du monde […] se soit développée entièrement au hasard, en dehors de toute pensée directrice, de toute prévision intelligente ? Une courte étude rétrospective fera voir que la vérité est très différente, que le problème de l’embellissement de Paris, celui de son assainissement ont été déjà plus d’une fois résolument abordés. »[5]
La Commission d’extension insiste sur la continuité des démarches d’aménagement urbain. Néanmoins les modalités de construction de ce qu’elle définit comme de la « prévision intelligente » changent, car la commission mobilise des techniques et des savoirs en pleine régénération à la fin du xixe siècle : la géographie, l’histoire, la démographie, la sociologie et l’économie urbaines. Ces disciplines irriguent le Rapport qui fait référence de façon pragmatique à une documentation toujours vérifiable : documents d’archives, lorsque Poëte raconte l’histoire des travaux d’aménagement et les extensions de Paris au fil des siècles, et publications administratives ou scientifiques récentes, comme celles de Paul Meuriot ou de Maurice Halbwachs par exemple, lorsque, avec ses collègues, il essaie de comprendre les dynamiques en cours[6]. Les rédacteurs du rapport prennent toujours la peine de vérifier leurs hypothèses aux réalités qui les ont fait naître. En ce sens, leur récit se différencie des discours des traceurs de plans et des adeptes de la composition urbaine de l’époque classique. De façon rudimentaire et néanmoins saillante, ce récit matérialise un discours à prétention scientifique, quantifié plus qu’imagé, prescriptif, qui sera celui des nouveaux professionnels de l’urbanisme technique tout au long du xxe siècle et qui puise ses sources au siècle de l’industrie et de l’urbanisation croissante, dans les enquêtes des représentants de la topographie médicale, de la sociologie empirique, de la démographie, de la géographie et dans les productions des administrations publiques qui réclament, quant à elles, des données et des informations précises et spatialisées sur des plans et des Atlas, pour asseoir leur action[7].
Dans ce cadre, les emprunts à la statistique, considérée au xixe siècle comme la méthode commune à toutes les sciences, sont nombreux. Dans ses « Papiers », Poëte réserve une place importante à la statistique urbaine. Il dépouille et note sur des fiches les informations contenues dans Les recherches statistiques sur la ville de Paris et le département de la Seine publiées par Chabrol de Volvic entre 1821 et 1829, puis celles de l’Annuaire statistique initié en 1880 par Louis-Adolphe Bertillon, directeur du Service de la statistique municipale, les diverses livraisons du Livre foncier, de l’Album de statistique graphique édité par le Ministère des Travaux publics à partir de 1879 et de l’Atlas de statistique graphique de la Ville de Paris (1889 et 1891), véritable somme concernant les mouvements et les flux de la capitale. Il regarde de près les journaux et bulletins, comme le Bulletin de la statistique générale de la France (1911-1949) ou le Journal de la société statistique de Paris paraissant depuis 1860, ainsi que les travaux d’Alfred de Foville, Émile Levasseur, Louis-René Villermé, François Simiand, André Liesse, Paul Meuriot, Victor Turquan, Jacques Bertillon, Émile Cheysson, Lucien March, Armand Julin et Fernand Faure, parmi les Français, Charles Booth et Benjamin Seebohm, parmi les Anglais[8].
Chiffres, cartes et tableaux statistiques abondent dans le Rapport. Ils traitent des mouvements de la population urbaine, des itinéraires et flux de circulation, de la densité des espaces bâtis et des « espaces libres » à Paris et dans le département de la Seine, du caractère économique et social de chaque arrondissement ou commune de la banlieue. Ils servent à révéler des faits, à les expliquer, à faire des prévisions, à cerner les directions et la force des extensions à venir[9] [ Voir Fig. 1 , 2 et 3 ] .
C’est ainsi que dans les parties de l’Aperçu historique consacrées à l’analyse des peuplements de la zone suburbaine et de la banlieue, la Commission d’extension constate l’accroissement rapide de la zone annexée en 1859 par rapport à celui des arrondissements du centre durant la première moitié du xixe siècle et confirme, en même temps, l’hypothèse de l’éloignement des classes ouvrières du centre-ville[10]. C’est par l’analyse des séries statistiques issues des résultats des dénombrements de la population parisienne depuis 1800 que la commission peut, ensuite, faire des prévisions sur l’avenir de l’agglomération :
« On peut prévoir qu’à partir du recensement de 1911, les arrondissements du centre diminueront dans leur ensemble et que ceux de la périphérie, sans avoir une progression aussi rapide, augmenteront encore le total de leur population. […] On remarquera que les centres industriels sont ceux qui s’accroissent le plus rapidement, que les centres de villégiature ont également un développement rapide, mais que les communes essentiellement agricoles ne peuvent espérer s’accroître que par l’adjonction d’éléments étrangers. »[11]
Cartes
Six ans après la parution du Rapport, Louis Bonnier publiera une « contribution aux études de la Commission d’extension de Paris »[12]. Il s’agit de deux séries de cartes démographiques faisant état des densités de la population dans les arrondissements parisiens et les communes de la banlieue de 1800 à 1911. La première est consacrée à l’espace parisien, la deuxième à l’agglomération (Fig. 4 et 5).
Une troisième série annoncée par l’architecte aurait du porter sur la région parisienne, mais elle n’est pas publiée[13]. L’objectif de cette contribution réalisée en réponse à une commande de l’Institut d’histoire, de géographie et d’économie urbaines de la Ville de Paris créé en 1916, est de faire apparaître les frontières de l’agglomération parisienne et son « champ de développements futurs »[14]. Car pour un plan d’extension, il faut non seulement connaître les limites réelles de cette agglomération, mais encore partir de là pour se hasarder à en tracer d’autres[15].
Ces séries cartographiques témoignent de l’innovation conceptuelle annoncée dans le Rapport de la Commission d’extension de Paris. Elles montrent la difficulté à penser Paris en termes de continuité du bâti. Elles indiquent que les enjeux de l’aménagement parisien se situent désormais dans la banlieue. Elles prouvent, enfin, que l’agglomération parisienne, ce nouveau « groupement de populations » conceptualisé depuis quelques années déjà par des géographes et des démographes, est un espace mesurable et prévisible[16]. Loin d’être inintelligibles, les dynamiques d’expansion de cet espace peuvent être dévoilées et anticipées grâce à l’outillage de la cartographie statistique. En témoigne notamment la dernière carte de la série montrant ce que serait l’agglomération en 1961, établie par Bonnier au moyen d’une simple proportion statistique. Prévoyant une population de 14,3 millions habitants pour l’ensemble de l’agglomération et de 6 millions d’individus pour « Paris », cette carte dessine une ville virtuelle qui n’est pour autant ni le produit d’un imaginaire individuel quelconque ni une figure idéale. L’observateur n’y voit pas l’image d’un état souhaité, mais la représentation d’un fait que l’architecte a construit indépendamment de ses passions et de sa personnalité dans le cadre d’une recherche scientifique : une projection et non pas un projet. Or, cette innovation est considérable. Elle prouve que le lien entre le dessin de l’espace urbain et la prévision fondée sur des séries quantitatives n’est pas esquivé en ces années 1910. De façon encore élémentaire, Bonnier essaie de définir une méthodologie de l’action fondée sur des données réelles, une méthodologie dont les images peuvent lier les états futurs des villes à leurs états passés à l’aide de chiffres et d’estimations statistiques.
Démographie et urbanisme
Dans cette méthodologie, l’étude des mouvements de population dans une vision comparative entre Paris et sa banlieue occupe la place centrale. Ce sont les chiffres de la population qui sont le plus cités dans le Rapport, avec 28,3 % du total. 74 % des tableaux et des cartes statistiques traitent de démographie urbaine. Cette proportion se réduit à 34,6 % si l’on intègre à l’analyse les planches annexes, mais là aussi les chiffres de population gardent une place importante en pourcentage des surfaces[17].
Répartition des indications numériques isolées selon leur contenu
Matières | % |
Population | 28,3 |
Espaces libres | 17,4 |
Constructions/Règlements | 13,6 |
Circulation | 11,1 |
Surfaces unités administratives | 10,9 |
Revenus/Dépenses | 8,3 |
Équipements | 5,1 |
Foncier | 3,1 |
Industries | 1,8 |
Autres | 0,4 |
% du nombre de mentions numériques
Contenu des tableaux de données réelles
Matières | A/C1 | B/C2 |
Population | 74,05 % | 34,60 % |
Surfaces unités administratives | 8,20 % | 4,95 % |
Circulation | 6,70 % | 18,90 % |
Revenus/Dépenses | 6,55 % | 1,30 % |
Espaces libres | 3,00 % | 38,60 % |
Équipements | 1,00 % | 0,20 % |
Constructions/Règlements | 0,40 % | 1,75 % |
A = tableaux, listes, graphiques et cartes statistiques (sans annexes)
B = tableaux, listes, graphiques et cartes statistiques (avec annexes)
C1 = Surface totale imprimée (sans annexes)
C2 = Surface totale imprimée (avec annexes)
Ces chiffres prouvent que la Commission d’extension fait un acte simple, mais riche de conséquences pour la construction de son étude et ses résultats : elle pose l’accroissement démographique, non seulement comme la cause évidente du développement urbain, mais encore comme le critère qu’il faut adopter en priorité pour décrire par anticipation les urbanisations nouvelles[18]. Dans le contexte du début du xxe siècle, marqué par une croissance démographique accélérée qui intéresse à Paris notamment les communes de la banlieue, cette commission conçoit le programme d’aménagement comme un dispositif de maîtrise de la forte explosion démographique de l’agglomération parisienne[19]. Les sources sélectionnées, les procédés et les catégories d’analyse appliquées, l’organisation de l’écrit du Rapport sont étroitement liés à cette ambition de maîtrise, qui a par ailleurs des conséquences importantes sur la définition et la présentation des directives d’aménagement.
Le tracé d’un réseau routier irriguant la banlieue s’avère d’autant plus nécessaire que la Commission d’extension constate les effets de l’ouverture des routes et de moyens de transport en commun sur les peuplements urbains, l’essentiel de l’urbanisation de la seconde couronne parisienne s’étant développée le long des vallées desservies par le chemin de fer[20]. Surprenant à ce sujet l’absence de propositions de renforcement du réseau ferroviaire qui avait déjà connu une modernisation avec raccordement des radiales hors de la ville entre 1877 et 1886.
Les « espaces libres », quant à eux, sont traités dès le départ comme une réponse à la densité jugée trop élevée de la population parisienne. En témoigne le titre éloquent du chapitre « Densité de population et espaces libres », où la commission d’extension pose comme un « postulat indiscutable » que la densité excessive de la population, dans les villes, est un mal et qu’il importe, dans l’intérêt de l’hygiène, de la diminuer en desserrant le plus possible les habitations, en multipliant et en étendant les espaces compris entre elles :
« Il importe dès aujourd’hui de préparer la répartition de cette énorme population au lieu de la laisser se grouper, s’entasser au hasard, sur certains points où elle étouffera et sera exposée à toutes les misères, à toutes les incommodités, à tous les dangers des villes trop compactes. Comment diffuser cette population ? En s’efforçant de distribuer harmonieusement dans la cité de demain les pleins et les vides, en y défendant les espaces libres contre l’envahissement des constructions. »[21]
L’Équilibre du Grand Paris
Dans le Rapport, les « espaces libres » sont traités moins pour embellir que pour améliorer les conditions d’hygiène de vie des habitants. L’idée est qu’il faut, d’une part, confirmer les tendances en cours et réduire la densité des populations dans la ville intra-muros et, d’autre part, prévoir la distribution équilibrée des populations dans la banlieue.
La Commission d’extension veut faire face aux « dangers des villes trop compactes »[22]. Elle tente de contraster l’entassement des populations dans Paris, en posant les jalons d’une ville de densité bâtie confortable pour toutes les classes de population. C’est pour mener à bien cet objectif qu’elle structure les directives d’aménagement selon le principe majeur qui consiste à « proportionner également dans tous les arrondissements l’étendue des jardins publics à l’importance de la population »[23].
Cette idée de répartition équilibrée de jardins publics par rapport à la population est probablement une déclinaison de l’idée de la cité-jardin qui passionne nombre d’urbanistes à cette époque. Ebenezer Howard avait conçu sa cité-jardin essentiellement comme un moyen de redistribution des flux migratoires et du poids démographique sur les territoires[24]. Il s’était résolument opposé à la croissance des grandes villes et à leur densification sans limites. Il avait conçu un modèle théorique de cité destiné, par son application à l’échelle des territoires, à se substituer aux grandes métropoles. À quinze ans de distance, la Commission d’extension accepte la réalité du Grand Paris, raisonne à son échelle et, de façon plus pragmatique, tente de rationaliser son extension[25]. Ceci étant, dans les deux cas, la dimension démographique est porteuse d’une conception du projet d’urbanisme, selon laquelle celui-ci est d’abord un moyen pour répartir de façon équilibrée les populations sur des territoires.
Les planches 17, 18, 19, 20 et 21 annexées aux Considérations techniques préliminaires sont la manifestation la plus évidente de cette approche de l’espace parisien : en mettant en regard dans chaque arrondissement la population, sa densité par hectare, la surface bâtie et non bâtie, celle des jardins publics, des voies et des places plantées attribuables en moyenne à chaque habitant, puis le cube des constructions, ces planches illustrent une approche analytique de la répartition équilibrée de la population, qui deviendra le leitmotiv de bon nombre de politiques urbaines dans la capitale et ailleurs[26] (Fig. 6, 7 et 8).
Naissance du standard d’urbanisme
Les notions de « juste proportion » (dans la répartition des jardins) et de « moyenne » (dans l’attribution de leurs surfaces) sont constitutives de l’avant-projet du plan d’extension de Paris. Pour la ville intra-muros, celui-ci se résume en un plan d’amélioration de la circulation et un plan de localisation de jardins publics existants et prévus (Fig. 9, 10). Ce dernier est accompagné de deux tableaux statistiques. Le premier donne la liste des jardins préconisés et leurs surfaces par arrondissement, selon une numérotation que l’on retrouve sur le plan (Fig. 11). Le second tableau met en regard la surface et la population de chaque arrondissement avec le nombre et les surfaces des jardins existants et projetés (Fig. 12).
Le plan intitulé « Essai d’une répartition de nouveaux jardins à l’intérieur de Paris », traduit graphiquement ce programme qui prévoit de porter le nombre des jardins publics de 81 à 128 et leur surface totale de 223 à 333 hectares. Si ce plan « ne réussit pas à proportionner également dans tous les arrondissements l’étendue des jardins publics à l’importance de la population, il s’efforce du moins de corriger leur répartition vraiment trop défectueuse »[27].
Pour le département de la Seine, après avoir insisté sur le déclassement des fortifications, la Commission d’extension esquisse un plan de sauvegarde et création de « grandes promenades » traversées par un réseau de voies à créer ou à élargir (Fig. 13).
L’emplacement des enceintes constituerait une ceinture de parcs autour de la capitale. Les forts l’entourant seraient transformés en jardins et promenades liées par une voie plantée à l’est de Paris. Résultat évident d’une stratégie de mobilisation du foncier public, ce plan visualise également ce que ses auteurs définissent comme le « résumé statistique du programme » :
« 6 854 hectares de jardins publics pour un territoire de 47 389 hectares, cela établit une proportion de 14 % au moins. Dans le comté de Londres, le rapport n’est que de 9 % à peine, d’après les chiffres officiels fournis par le London County Council ; 2 736 hectares de promenades pour un territoire de 30 012 hectares. Si l’on considère la population, il y a par tête d’habitant, dans les limites du comté de Londres, 5,5 m2 de jardins publics. Les projets ci-dessus réalisés, il y en aurait dans le département de la Seine, 16,5 m2, c’est-à-dire trois fois plus. En sorte que la population pourrait y tripler, atteindre 12 millions d’âmes, sans être, au point de vue des promenades, dans une condition inférieure à celle où se trouvent actuellement les habitants du comté de Londres. »[28]
La notion de standard (qui est l’expression d’une moyenne statistique et d’une performance optimale à la fois) fait-elle son apparition dans l’urbanisme parisien ? À l’apparence banale, le préprogramme d’aménagement de la Commission d’extension de Paris résulte, non seulement d’une analyse du foncier disponible, mais encore d’une étude fine de ratios statistiques. Les comparaisons entre plusieurs villes européennes (Londres, Vienne, Berlin), quartiers ou populations de Paris et sa banlieue, ainsi que l’introduction d’instruments statistiques (le pourcentage, la moyenne, la carte), servent directement cette idée de l’aménagement spatial. Cet aménagement essaie, d’une part, de calibrer la taille et les infrastructures de l’organisme urbain par rapport à son bon fonctionnement et, d’autre part, de synthétiser des visions temporelles en tant qu’aides à la décision.
L’innovation n’est pas mince. À notre connaissance, aucun projet d’extension de Paris n’avait jusque-là cherché à proportionner de façon équilibrée des surfaces à des populations. Aucun plan général d’opérations de voirie n’avait été conçu comme un travail de mise en proportion de la largeur des rues et des boulevards aux flux attendus de la circulation des voitures, même si la Commission d’extension ne va pas jusqu’au bout de ses intentions et se borne seulement à « entrevoir dès maintenant les grandes lignes d’un tel plan » :
« Si l’on voulait procéder d’une manière rationnelle, il faudrait, avant d’arrêter un plan général d’opérations de voirie, multiplier les statistiques de cette sorte. Elles permettraient de déterminer pour ainsi dire mathématiquement les voies à élargir et les dimensions à leur donner. »[29]
L’avant-projet du plan d’extension présenté en 1913 pourrait rapidement être connoté de néo-haussmannien, pour sa conception quelque peu traditionnelle d’un réseau de « voies », de « parcs », de « jardins », de « squares » et de « promenades publiques » structurant la ville et sa périphérie. Mais ce serait sans tenir compte du caractère novateur des outils conceptuels mobilisés pour le composer. Issus des sciences sociales, ces outils et méthodes quantitatives ont permis de faire rentrer l’aménagement parisien dans le règne d’une planification marquée par le pragmatisme et l’empirie et attentive à la diversité des formes et des situations urbaines.