Dans le jeu des regards croisés qu’échangent Paris et Berlin, la tenue, à une dizaine d’années d’intervalle des concours pour les plans d’extension des deux villes, donne l’occasion de contacts particulièrement révélateurs. La participation de Léon Jaussely au concours de Berlin en 1910, puis sa victoire à Paris en 1919, amplement évoqués dans ces pages, ne sont qu’un aspect de cet échange complexe, dont je voudrais recréer le cadre, en évoquant la réception parisienne du concours berlinois et celle, berlinoise, du concours français et de sa préparation[1].
En parodiant le titre du magnifique livre La crise allemande de la pensée française publié en 1959 par Claude Digeon[2], on pourrait avancer l’hypothèse selon laquelle beaucoup des réflexions sur le Grand Paris sont imprégnées par l’urbanisme du IIe Reich. Il est arithmétiquement incontestable que le concours de 1919 pour le plan d’extension de Paris est organisé moins de dix ans après celui que deux associations fortement engagées dans la régulation et le développement des métiers de l’architecture, le Verein Architekten zu Berlin et l’Architekten und Ingenieure Verein zu Berlin ont lancé pour la capitale allemande, sous la conduite d’Otto March. Ses résultats ont été présentés en 1910 dans l’exposition élaborée par le neveu de March, Werner Hegemann, et cette proximité temporelle est en tant que telle éloquente. Mais l’intérêt croisé des experts de chaque pays pour le travail de leurs confrères de l’autre, s’est manifesté bien plus avant cette exposition, marquante à la fois par ce qu’elle présente des hypothèses pour la croissance de Berlin, et par ce qu’elle dresse un panorama d’ensemble de l’urbanisme en Europe et en Amérique du nord[3]. Et cet intérêt se prolongera plus tard.
Comme l’a montré Hartmut Frank en 2000, les urbanistes allemands ont « Paris dans la tête » lorsqu’ils élaborent les nombreux plans d’extension établis à partir des années 1880[4]. Ainsi la pertinence des solutions d’Haussmann est-elle théorisée dans les manuels de Reinhard Baumeister Stadterweiterungen in technischer, baupolizeilicher und wirtschaftlicher Beziehung (1876) et de Josef Stübben Der Städtebau (1890)[5]. Symétriquement attentifs à la croissance accélérée de Berlin, les Français commencent quant à eux à s’intéresser aux méthodes pratiquées en Allemagne par les protagonistes de la nouvelle discipline. Le projet que Léon Jaussely élabore pour le concours du plan d’extension de Barcelone, qu’il remporte en 1905, démontre sa connaissance de la pratique du zoning par classes allemand, comme ce sera le cas pour sa contribution au concours de Berlin. En effet, une telle notion est alors totalement étrangère à l’expérience française en matière de plans d’extension. Elle est aussi intégrée dans le travail que son condisciple Henri Prost engage à partir de 1914 dans le Maroc du Protectorat.
Hénard et Stübben
Il est symptomatique que les deux versions successives du plan d’extension de Paris qu’Eugène Hénard élabore en liaison avec le Musée social soient uniquement publiées à Berlin, respectivement dans les pages de la revue Der Städtebau et dans celles du catalogue de l’exposition de Hegemann. Dans la revue berlinoise, Hénard publie la seule version connue de son « Plan schématique pour l’extension de Paris avec les parcs existants et à créer »[6].
Il s’agit là d’un document exceptionnellement important, puisqu’il constitue le premier plan intégrant le territoire municipal de Paris et celui des communes de la première couronne. Il émane de l’activité déployée depuis 1908 par Hénard au sein de la Section d’hygiène urbaine et rurale du Musée social, qu’il préside, et où se prépare la première loi française sur les plans de ville, qui sera adoptée en définitive en 1919, soit 44 ans après la loi prussienne sur la Stadterweiterung.
Josef Stübben avait analysé en 1908 le projet de loi déposé par Jules Siegfried pour l’aménagement de l’enceinte fortifiée de Thiers, notant que leur démolition donnait l’occasion à la France et à Paris « de faire des efforts pour rattraper les progrès faits à l’étranger ». Mais, dans le même temps, il laissait alors ouverte la question de savoir « si et combien les démarches parisiennes peuvent s’avérer utiles pour notre Grand-Berlin »[7]. En 1909, Stübben salue dans la Deutsche Bauzeitung les propositions que Hénard a formulées dans le vif débat opposant le Musée social et le Conseil municipal quant au déclassement de l’enceinte, et affirme qu’il mérite « la reconnaissance des Parisiens ».
Mais il considère aussi que « ni le projet Hénard, ni celui de [Louis] Dausset ne sont de véritables projets d’extension, ne constituant tout au plus que les fondements d’un projet ». Il souscrit à la position de Jean-Claude Nicolas Forestier qui regrette que l’ambition de créer un ensemble de grands parcs reliés entre eux soit abandonnée et propose de les relier par de larges promenades en évitant que les terrains ne soient envahis par les casernes à loyer grâce à un règlement préconisant des constructions aérées. Il ne manque pas d’y reconnaître l’expérience de Cologne – dont il est l’auteur – et d’autres villes allemandes ou néerlandaises. Stübben voit dans l’expérience de la ceinture de forêts et de prairies de Vienne un bon exemple, dont la reprise permettrait à ses yeux de combiner les orientations des propositions de Hénard, Dausset et Forestier, en éliminant leurs aspects excessifs[8].
En mai-juin 1910, Hénard a lui-même l’occasion de présenter dans les salles de la Hochschule für die bildenden Künste, sous les numéros allant de 346 à 374, 28 planches comprenant les dessins principaux de toutes ses Études. Il n’en reste aucune photo, sauf celles prises alors par l’urbaniste américain George B. Ford, plus tard engagé dans la reconstruction des villes détruites en 1914-1918, et conservée dans ses archives à la Loeb Library de l’université de Harvard. Il y ajoute, selon les termes du catalogue, des « plans d’extension et de transformation de Paris »[9]. Le pluriel est ici signifiant, car il s’agit certainement du plan déjà reproduit dans Der Städtebau, et de celui que Hegemann publie en 1913 dans le second volume de son catalogue, plan qui diffère de celui de 1909 par son périmètre légèrement étendu, et qui permet de faire apparaître de nouveaux grands parcs plus éloignés du centre, et d’autres parcs, aménagés autour des forts militaires, et reliés par un boulevard circulaire[10].
Le projet de Möhring pour Berlin et la commission d’extension de Paris
Parmi les projets lauréats au concours de Berlin, s’il en est un qui capture l’attention des observateurs extérieurs, c’est bien celui, classé troisième, de l’économiste Rudolf Eberstadt, de l’architecte Bruno Möhring, et de l’ingénieur spécialiste des transports Richard Petersen, soumis sous la devise « Et in terra pax » [Fig. 5].
Il semble répondre aux solutions diagrammatiques considérées par Hénard la même année dans son article de Der Städtebau, en les complexifiant par l’introduction du zonage. Jaussely n’est d’ailleurs pas très éloigné de ce principe dans ses réflexions sur l’extension de Paris. Le jeune Charles-Édouard Jeanneret, alors employé par Peter Behrens, le dessine dans son carnet de croquis lors de sa visite de l’exposition de Berlin. Il en relève le double dispositif à la fois « concentrique » et « rayonnant » et note la forte présence des « arbres » dans la métropole[11]. Il saura mettre à profit ses notes dans ses plans des années 1920.
Mais il est encore plus remarquable de trouver dans les fonds de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris le rapport de présentation de ce projet, achetée à une date inconnue à la Librairie C. Klincksieck, 11, rue de Lille, comme en fait foi un timbre figurant dans l’ouvrage[12]. Surtout, on trouve, glissée entre ses pages une note manuscrite pouvant être attribuée à Marcel Poëte : il relève le terme « ein einheitlicher Plan », et traduit l’épithète par « unitaire » [Fig. 9]. La phrase complète ouvrant le texte est la suivante : « Pour diriger les diverses forces de l’aménagement du territoire urbain, un plan unitaire doit être trouvé. »[13] Ce qui semble donc avoir frappé l’historien est la cohérence du projet, au moment même où la préparation du plan de Paris s’engage. L’intention dans les Considérations techniques préliminaires de « distribuer harmonieusement dans la cité de demain les pleins et les vides » semble se rattacher au moins autant à ce projet qu’aux hypothèses d’Hénard ou à celles de Forestier[14].
En 1913, les rapporteurs de la Commission d’extension parisienne soulignent l’importance qu’il y a à tirer d’« utiles leçons de l’étranger », en l’occurrence Berlin, Londres et Vienne, en fixant des limites à leur démarche. Les Considérations indiquent que de tels parallèles, « à condition qu’on se défie de statistiques incomplètes, correspondant à des catégories imprécises, ne peuvent être que profitables et féconds »[15]. Bonnier et Poëte s’arrêtent sur le cas de Berlin, qu’ils considèrent comme « une ville neuve comparée à Paris et à Londres », et dont le développement est « relativement récent »[16].
Considérant que « ses espaces libres sont nombreux et étendus », ils en proposent une comparaison terme à terme avec Paris : « Les parcs intérieurs sont d’étendue diverse ; ils tiennent le milieu entre les parcs londoniens et les nôtres […] Le Tiergarten représente le quart du bois de Boulogne ; Friedrichshain dépasse en surface les jardins du Louvre, des Tuileries et des Champs-Élysées réunis ; le parc Humboldt égale le double du parc de Montsouris ; Schiller-Park a 2 hectares de plus que notre parc des Buttes-Chaumont. »[17] [Fig. 11].
À cette comparaison des composants du système de parcs berlinois pris isolément, s’ajoute une analyse de leur distribution. La planche no 12 du Rapport plaide pour « l’excellente répartition des espaces libres, de l’étendue considérable des squares, du développement des boulevards plantés de Berlin. »
En conclusion, « si l’on joint à ces avantages la largeur des rues et des places en général, l’existence de nombreux espaces non bâtis, tels qu’esplanades, terrains d’exercice, l’étendue relativement considérable des immeubles, les vastes dimensions des cours, le peu de hauteur des maisons, l’absence de vieux quartiers sordides, Berlin peut être considéré comme une ville modèle sous le rapport de l’hygiène et des espaces libres »[18].
En sens inverse, dans la publication de ses conférences du Musée social, Stübben commente en 1915, le rapport de la Commission d’extension. Il reproduit les projets pour les portes Maillot et de Vincennes, considérant qu’il « est indubitable que l’extension de Paris, avant qu’elle ne se réalise, devra encore passer par de nombreuses étapes, dont celles du plan d’aménagement, et que des questions comme celle du règlement, des espaces libres, des grandes routes de liaison et de l’amélioration des faubourgs aujourd’hui dans un état peu satisfaisant, devront occuper bien des esprits avant qu’elles ne soient résolues »[19]. Il estime à ce propos que les Français, « plutôt en retard dans ce domaine, feront dans le proche avenir de grands progrès ». Et d’opposer malicieusement au propos des Considérations techniques par lequel les rapporteurs proposent de continuer la « tradition respectable » de Paris, celui tenu à Nancy par Georges Risler, qui affirme qu’« en ce qui touche à l’extension des villes, la palme reste à l’Allemagne. Il faut savoir reconnaître ce qui a été fait à l’étranger, chez nos rivaux ; il faut aller chercher chez eux ce qu’il y a de bon »[20].
Le concours de 1919 pour le plan d’extension de Paris et son écho allemand
Dans la préparation du concours de 1919, dont sont exclus les ressortissants de l’Allemagne vaincue et de ses alliés, des documents sur Berlin sont mis à la disposition des participants. Ils sont invités à considérer l’agglomération parisienne au sens le plus étendu, comme en écho au programme berlinois :
« Les concurrents ne devront jamais perdre de vue que Paris et les communes de sa banlieue, limitrophes ou non, ont une communauté de relations et d’intérêts telle que pratiquement aucun problème économique et social ne peut être envisagé et résolu pour Paris seul, mais au moins pour une fraction de l’agglomération, sinon le cas échéant, pour l’agglomération tout entière. Il est, en conséquence, recommandé aux concurrents d’entreprendre l’étude avec les vues les plus larges. »[21]
Lauréat de la section du concours portant sur le plan d’ensemble de la région, Léon Jaussely développe les principes qu’il avait formulés à Berlin sur le maillage des transports, avec une gare centrale semblable à celle proposée par Petersen en 1910, et la création de coulées vertes à travers le territoire métropolitain.
Stübben étudie dès 1920 dans la revue Stadtbaukunst alter und neuer Zeit, le détail des projets parisiens. Récipiendaire de la médaille d’or du Musée social en 1914, l’urbaniste rhénan comprendra fort bien les enjeux sous-jacents au concours, que de multiples déterminations inscrivent dans le champ fertile des interférences entre Allemagne et France. Il se plaint de n’avoir d’autres informations que celles qu’ont donné deux articles « insuffisants » publiés dans L’Illustration le 3 avril et le 1er mai 1920. Il rappelle les précédents de Hénard et de la Commission d’extension et vante les mérites de l’« avant-projet officiel » de Bonnier. Stübben, qui était intervenu à Barcelone en 1913 à la suite de l’urbaniste français, reprend les termes de l´équipe de Jaussely, qui déclare avoir proposé « une armature solide, pouvant supporter des changements de détail », et rapporte l’appréciation du jury, qui souligne le caractère « scientifique » et « l’autorité » du projet d’un véritable « maître ». Il s’arrête sur le réseau des canaux, et ceux des grandes avenues et des promenades. Il a moins de considération pour le projet de l’équipe Agache, qu’il juge « plus américain » et encore moins pour les projets de Molinié, Nicod et Pouthier ou celui de Faure-Dujarric et Berrington.
En substance, tout en indiquant qu’il est difficile pour les étrangers de former un jugement, il a « l’impression que, bien plus que dans le concours du Grand-Berlin, les fantaisies élaborées à Paris ne sont pas ancrées de façon suffisante dans la réalité et dans l’économie ». Il déplore le décalage d’avec les conditions locales, qu’il constate dans la plupart des dessins. Mais ce sont paradoxalement pour lui ces faiblesses qui peuvent, comme dans le cas berlinois, se révéler fécondes. En contraste avec ses propres analyses de 1914, il note aussi que « dans les rendus présentés, on remarque sans peine des faiblesses techniques et artistiques, et l’on peut noter que les urbanistes français se laissent relativement peu influencer par les efforts anglais ou allemands »[22]. Stübben est d’autant plus déçu qu’il mesure au même moment non sans fierté, dans une conférence solennelle, l’étendue de l’« influence » allemande sur l’urbanisme européen. Indiquant son « attente » quant au plan d’extension de Paris, il regrette de constater que « les Français ne pensent pas suivre nos pas ou ceux des Anglais, mais qu’ils s’appuient bien plus sur leurs traditions indigènes ». Il cite à nouveau, à ce propos, le passage des Considérations techniques préliminaires déjà mentionné par lui en 1915, selon lequel « il sera possible sans qu’on soit taxé d’utopie de s’inspirer de l’idéal des architectes français du xviiie siècle, de continuer cette tradition respectable qui a fait de Paris la plus belle cité du monde ! »[23].
Dans les mois qui suivent, d’autres observateurs berlinois se penchent sur le concours parisien. Le conseiller secret du gouvernement Wernekke, spécialiste des transports, rend compte de la destruction des fortifications dans la Deutsche Bauzeitung[24]. Et l’ingénieur W. Lesser analyse le concours dans la même revue, sur la base des numéros que lui a consacré La Construction moderne. Il considère le système des voies annulaires et radiales de Jaussely comme « extraordinairement systématique », voire « scolaire », bien que le projet « produise sans aucun doute une impression imposante ». Mais, pour lui, « Jaussely considère, avec une fierté de Gaulois, Paris comme la plus belle ville du monde et cette position conforte son projet dans son mépris pour la réalité », au contraire d’Agache, plus proche à ses yeux du terrain. Analysant la façon dont ce dernier traite le parc du sud sur les terrains de Rungis, il trouve que « d’un point de vue allemand, en dépit de quelques éléments positifs, son plan manque de clarté avec ses voies courbes et aucune visée d’ensemble n’apparaît ». En définitive, l’expérience des suites du concours du Grand-Berlin l’amène à considérer la distance qui sépare les projets parisiens de la réalité, d’autant que la situation économique ne leur est pas favorable : « Il semble bien que dans les plans présentés ici, la crise financière de l’Europe, qui affecte aussi la France, ait été totalement ignorée. Il est donc permis de considérer que, même si certaines de leurs parties pourraient être réalisées, dans leur ensemble, les plans n’ont nullement la maturité qui leur permettrait d’entrer dans la réalité. »[25] Symptomatiquement, Stübben et Lesser, il est vrai mal informés par les planches grisâtres des revues, restent prisonniers des figures graphiques des rendus, et ne semblent pas voir ce que le principe même à l’origine du concours – établir un plan général – et certaines des solutions proposées en matière de réseaux, doivent au précédent berlinois.
Henri Sellier et le Grand Berlin
Dix ans après le concours, Henri Sellier revient dans les pages de La Vie urbaine sur « L’organisation du grand Berlin ». Il avait rédigé entre-temps en 1922 une notice nécrologique sur Eberstadt, l’un des auteurs du plan de 1910 pour Berlin déjà mentionné[26]. Reprenant mot à mot les termes soulignés par Poëte, il affirme voir dans le Grand Berlin un exemple de ces « solutions unitaires » répondant à la nécessité de créer pour les « organismes urbains pléthoriques » que sont les capitales européennes « une organisation réglant les rapports entre la ville proprement dite et la zone suburbaine qui est de plus en plus étroitement liée à sa vie et joue le rôle de zone résidentielle et industrielle »[27]. Il apprécie la participation de la population et le droit à l’autonomie communale, « si fécond antérieurement en Allemagne » mais déclare redouter une « centralisation administrative excessive » et juge qu’« au point de vue de l’urbanisme, il est probable que l’on ne constituerait plus maintenant un organisme géant comme le grand Berlin actuel »[28]. Ainsi le modèle berlinois a-t-il changé de statut. Bien plus que sur le tracé d’un plan d’ensemble « unitaire », tel celui auquel Poëte pensait dès avant 1914 et sur la définition des systèmes urbains, sur lesquels portent les deux compétitions, la réflexion se fixe sur les questions de gouvernance et celles de l’économie, celles-là même sur lesquelles tant Jaussely que Bonnier ont buté au lendemain du concours de 1919, au point de voir leurs ambitions réduites à peu de choses.