Les quatre années pendant lesquelles la France est administrée par une formation étatique sous tutelle nazie, après l’« étrange défaite » de 1940[1], pourraient sembler n’être qu’une stase dans la politique d’aménagement de la région parisienne. C’est ce qui transparaît dans certains des récits et des anthologies publiés à ce jour[2]. Bien que fort peu de chantiers soient engagés et qu’encore moins d’entre eux soient menés à terme, la période qui sépare les défilés de la Wehrmacht en juin 1940 de celui des Forces françaises libres en août 1944 apparaît cependant comme une charnière déterminante entre la phase exploratoire de la planification régionale et le passage à l’acte des années 1960.
Une double interrogation traverse ce texte encore exploratoire : comment penser de manière générale l’architecture et l’urbanisme de la période de Vichy – ce qui n’est pas la même chose que ce que l’on considère parfois comme l’architecture et l’urbanisme de Vichy, c’est-à-dire ceux directement pensés et mis en œuvre par les organes du pouvoir central ? À l’intérieur de ce cadre national, et en tenant compte des quatre gouvernements successifs à l’œuvre pendant l’Occupation, comment penser la situation de Paris et celle de la région parisienne, où les directions ministérielles et les administrations territoriales continuent à opérer, une fois passé le traumatisme de l’été 1940 ? Comme le reste de l’appareil d’État, ces institutions rassemblent des idéologues de la collaboration, des réactionnaires et des revanchards, mais comptent aussi des techniciens, des concepteurs et des intellectuels qui ne partagent pas nécessairement toutes les orientations des gouvernements successifs et s’efforcent de poursuivre leur travail au nom d’une notion quelque peu abstraite de l’intérêt national. Ces orientations prolongent dans l’ensemble, comme l’a relevé Gérard Noiriel, les politiques de l’entre-deux-guerres, qui a vu l’idée du Grand Paris passer dans la législation[3].
À l’échelle de la planification régionale, les administrations de Vichy poursuivent et infléchissent le travail mené sous le contrôle des assemblées élues, après leur suspension permettant de créer des instances peuplées de hauts fonctionnaires et d’experts, soustraites à tout contrôle démocratique. Les travaux de Rémi Baudouï ont montré comment l’État avait repris l’initiative quant à l’élaboration d’un projet d’aménagement régional prolongeant le plan de Henri Prost[4]. Sur le terrain, des programmes de travaux sont entrepris, en dépit des conditions économiques difficiles de l’Occupation, notamment dans le champ de l’habitation et dans les domaines sportif et routier, affectant la zone des fortifications. La suppression de l’octroi en 1943 unifie l’espace fiscal de la métropole et transforme la pratique quotidienne des portes de Paris – il est vrai que les points de contrôle de l’occupant et de ses vassaux ne manqueront pas de jalonner les rues pendant quatre ans. Considérons l’un après l’autre des échelles d’intervention que surdéterminent à la fois la guerre et les idéologies de Vichy, dans une période à la fois longue – les configurations administratives et personnelles ne cessent de changer – et brève – peu de projets aboutissent sur le terrain avant 1944.
D’un comité l’autre : l’État et le plan régional
L’interdiction des partis et organisations de gauche, et la chape de plomb policière qui s’abat sur la capitale et sa banlieue, ne suffisent pas à assouvir le désir de revanche sur le Front populaire, qui transparaît dans les politiques ministérielles et préfectorales. Du coup, les projets de l’entre-deux-guerres prennent un sens nouveau. Le décret-loi du 25 juillet 1935 avait permis le développement de projets régionaux d’urbanisme, anticipant sur la France des régions à l’affirmation de laquelle la politique de Vichy s’attachera mais permettant aussi de faire apparaître des projets partiels, grâce à la création de « zones d’influence » autour des grandes opérations de voirie – suivant en cela le modèle de l’urbanisme marocain qui est une des grandes sources d’inspiration des politiques des années 1930 et 1940.
[ Voir Fig. 1 ]
Le plan Prost est validé définitivement par la loi du 28 août 1941, qui le déclare d’utilité publique. Un Comité d’aménagement de la région parisienne, ou CARP, est mis en place le 26 mai, sous la tutelle de la Délégation générale à l’équipement national, ou DGEN, instituée elle-même en février de la même année. Il compte parmi ses membres Joseph Marrast, Henri Prost et Pierre Remaury. Sa compétence porte sur un périmètre étendu par rapport à celui de 1928, par l’intégration de l’ensemble de la Seine-et-Oise. Le lien avec les assemblées élues est tranché, comme pour répondre mot à mot aux attentes formulées auparavant par le publiciste Wladimir d’Ormesson, à peine évincé du gouvernement de Vichy, qui écrit dans le Figaro en avril 1941 :
« Sur le plan particulier de la région parisienne, il est absolument indispensable de constituer cette région en supprimant les cloisons étanches qui la fractionnent de façon archaïque. […] La vaste agglomération parisienne doit devenir un ensemble cohérent. Les problèmes de toute sorte que posent le développement intensif de cette région et l’exode de la population de Paris vers ses faubourgs doivent être soustraits aux administrations locales. […] C’est à un organisme supérieur d’État, doté des moyens appropriés, qu’il appartient de prendre les décisions d’entreprendre et de financer les travaux ».[5]
Pierre Remaury, ancien membre de l’équipe de Prost, se réjouit aussi de ce que « les limites administratives de Paris ont disparu ». Il ne voit plus « qu’une unique agglomération occupant le département de la Seine, et empiétant même en certains aspects sur celui de la Seine-et-Oise »[6].
Le bras armé du nouveau Comité est le Service d’aménagement et d’urbanisme de la région parisienne, chargé d’élaborer le plan, et flanqué des Services techniques de topographie et d’urbanisme. De nombreux cadres des nouvelles administrations ont été engagés dans la conduite du plan Prost. C’est le cas d’Henri Giraud, secrétaire général, puis délégué général de la DGEN, qui avait été directeur général des services techniques de la préfecture de la Seine[7]. L’ingénieur André Prothin, directeur de l’urbanisme à la DGEN[8], avait été lié à l’action du Comité supérieur d’aménagement et d’organisation de la région parisienne ou CSAORP, travaillant sous les ordres de Giraud, tout comme Pierre Gibel, qui deviendra un des pivots du Service.
Comme Maurice Baudot, directeur des Services d’architecture et d’urbanisme de la préfecture de la Seine et ingénieur lui aussi, le souligne devant le Musée social en décembre 1942, Charles Magny, préfet de la Seine d’octobre 1940 à août 1942 et René Bouffet, qui lui succède jusqu’à août 1944, ont, eux aussi, une expérience ancienne quant à l’urbanisme parisien. Le premier a rédigé une thèse sur le règlement de voirie parisien[9], et Baudot considère le second comme un « urbaniste fervent »[10]. La continuité entre eux est assurée par le secrétaire général de la préfecture Guy Périer de Féral, très actif à propos de la rénovation des îlots insalubres, qui reste en poste de juillet 1941 à août 1944. Avec la Commission d’études de la région parisienne rattachée au Conseil national créé par Pierre-Étienne Flandin, qui se saisit des enjeux régionaux, et le Comité permanent de l’aménagement, de l’embellissement et de l’extension des villes du ministère de l’Intérieur, un labyrinthe administratif se dessine ainsi, au moins jusqu’à ce que Pierre Laval mette un terme au mandat du Conseil. Ce labyrinthe est d’autant plus complexe que sa géométrie ne cesse de changer. Une transposition des analyses de Marc Bloch sur le commandement français de 1940 serait éclairante.
Le CARP se réunit pour la première fois le 17 février 1942. Prothin lui prescrit de travailler en priorité sur les zones nouvellement rattachées et dessine ce qui sera l’essentiel de son action : émettre un avis sur les permis de construire et les projets de lotissements et étudier les plans d’aménagement des communes de la périphérie régionale. Une double logique associe l’extension centrifuge du périmètre du plan régional, laborieusement approuvé avant la guerre, et son dépassement centripète vers l’intérieur – Paris intra-muros – et vers la suture entre la capitale proprement dite et la banlieue. Ces péripéties sont rendues publiques par de multiples articles de presse et par des événements comme les Salons des Urbanistes de 1942 et de 1943, l’inflation des représentations semblant résulter d’une politique délibérée tendant à créer des débouchés à des professionnels sous-employés.
Intra-muros : l’enjeu des îlots insalubres
La gestion directe de la capitale par le préfet de la Seine permet d’accélérer les procédures. Esquissé à la fin des années 1930, le plan d’aménagement de Paris est rendu public en 1943, la loi d’urbanisme du 15 juin en ayant confié l’élaboration à l’inspecteur général responsable de la circonscription d’urbanisme de la région parisienne, René Mestais[11]. Le CARP ne semble pas s’en être saisi, si le Service d’aménagement et d’urbanisme de la région parisienne a eu à en connaître[12]. Comme nous l’avions signalé avec André Lortie, il y a presque 25 ans, une des dispositions principales du plan d’aménagement est celle qui l’articule avec la voirie du plan régional : la création d’un boulevard « périphérique », plus proche des voiries modernisées de l’entre-deux-guerres que d’une autoroute[13].
[ Voir Fig. 2 ]
Dans Paris intra muros, la rénovation des îlots insalubres s’accélère, notamment avec l’élaboration des projets pour l’îlot n° 16, secteur pilote pour ce qui est de la mise au point du principe du curetage, mais aussi secteur sensible à propos duquel plusieurs dizaines de personnalités envoient une « requête à Pétain » en 1941[14]. Les lois du 11 octobre 1940 et du 1er mars 1942 étendent les pouvoirs du préfet en matière d’expropriation des logements jugés insalubres.
Pour reloger les expulsés, une stratégie à deux rayons d’action est envisagée. Selon les termes de la loi du 28 août 1941, une « zone de transition » de 150 m de largeur est tout d’abord délimitée en bordure de Paris, censée accueillir les occupants des immeubles insalubres devant être détruits dans le centre. Elle annonce les principes mis en œuvre dans les années 1950, tels que celui de la « ceinture verte », comme Baudot l’anticipe dans une conférence prononcée au Musée social :
« Peut-être allons-nous trouver là l’occasion de remarquables essais d’aménagements urbains où l’on rencontrera, immédiatement aux portes de l’ancien Paris, des ensembles d’une séduction extraordinaire où tous les principes de l’urbanisme moderne le plus intransigeant seront respectés. »[15]
De son côté, le journaliste conservateur Léandre Vaillat, qui est chargé de mission auprès de Baudot, après avoir fait partie du CSAORP, ne craint pas de former la vision d’« ensembles pouvant être comparés à ceux de la rue de Rivoli, toutes proportions gardées »[16].
[ Voir Fig. 3 ]
À une plus grande distance, la recherche de terrains dans la banlieue est aussi évoquée. Vaillat se prend à imaginer que : « Là, à une distance égale du centre de Paris et des limites du département de la Seine, à la clef des moyens de communication, est la solution du problème de l’habitation populaire. Le peuple, au sens le plus large et le plus noble du mot, en serait comme assaini et régénéré »[17]. De son côté, Remaury utilise le langage du repentir. Selon lui, démolir les îlots insalubres, c’est « payer une faute », qui peut être rachetée par les « terrains de compensation » en périphérie, pour lesquels il propose d’assurer « le maintien de toutes les grandes propriétés » grâce à des mesures fiscales, regrettant que la régulation des lotissements défectueux ait abouti à faire de leurs habitants « des recrues toutes désignées pour les partis de révolution et de chambardement social », avivant de ce fait « le péril qu’il s’agissait d’écarter »[18].
[ Voir Fig. 4 ]
Signataire de la « requête » à propos de l’aménagement de l’îlot 16, Moreux propose quant à lui de créer des « quartiers musées »[19] dans les centres urbains touchés par les bombardements de 1940. Le schéma de principe qu’il publie en 1941 dans L’Illustration peut être lu autant comme une solution générique que comme une représentation de Paris, où l’on peut reconnaître la zone, le centre de ravitaillement envisagé pour remplacer les Halles, et les industries regroupées au nord-est. Son article est pris au sérieux par Baudot et Périer de Féval, qui le convoquent pour en parler[20]. Mais la plus grande opération de déplacement de population envisagée depuis Haussmann, qui ne cesse d’ailleurs de servir de référence pour toutes les entreprises parisiennes, se projette à une échelle plus ample, dès lors que le relogement et la décentralisation industrielle se conjuguent.
Exode urbain et décentralisation
Un ample champ discursif s’est ouvert dans les années 1930 autour de l’enjeu politique et militaire de la décentralisation industrielle. Évoquée dans le cours de l’étude du plan Prost, elle est devenue une des obsessions de Le Corbusier, qui n’a pas craint de la préconiser auprès des interlocuteurs communistes pendant le Front Populaire, et ne cesse de tenter de peser sur les discussions à ce sujet à partir de 1940[21]. Il utilise les réseaux qu’il a créés à Vichy, notamment auprès du conseiller d’État, Robert Latournerie, président de la Commission d’études pour l’habitation et la construction immobilière, en dépit de l’hostilité du secrétaire d’État à la Production industrielle, François Lehideux. En relation avec Charles Trochu, président d’un Conseil municipal recréé avec quelques anciens élus et des membres nommés, il tente d’instituer un Comité d’étude de l’habitation et de l’urbanisme de Paris, nouvel avatar des instances de conseil qu’il a imaginées depuis 1940. Après le bombardement des usines Renault, il énumère en mars 1942 les points dont il entend saisir le comité, se demandant :
« Reconstruira-t-on les banlieues ? Non, et pour plusieurs raisons. Transplantation des populations ouvrières ailleurs. Danger de fixer une fois de plus encore des zones rouges. Opposition des thèses d’urbanisme en présence : étendre la superficie ou la resserrer ? La thèse actuelle chère à l’Équipement national est de faire un plus grand Paris. Notre thèse à nous autres est contraire. »[22]
[ Voir Fig. 5 ]
Dans Destin de Paris, petit opuscule rédigé à la fin 1940, il écrit :
« Les grandes villes ont pour des raisons égoïstes et périlleuses pour la sécurité du pays, attiré à elles l’industrie. Une refonte générale est à faire, une décentralisation est à opérer, – une transplantation – qui, amputant Paris d’une part de sa grande industrie, l’amputera également d’une part de sa population. »[23]
Il reprend ainsi à son compte des hypothèses formulées par Bouffet dès 1930, lorsqu’il considérait que l’heure était venue « d’une large déconcentration démographique, d’une répartition plus harmonieuse de nos groupes urbains », ainsi que Baudot se plaît à le rappeler[24].
La campagne de 1940 a confirmé les craintes qu’inspirait depuis la Première Guerre mondiale la localisation des industries dans Paris et la proche banlieue, et les bombardements alliés qui frappent les usines et surtout leurs environs à partir de mars 1942 les renforcent. La politique de décentralisation industrielle imaginée et parfois amorcée pour mettre les usines hors de portée de l’aviation allemande est désormais conjuguée avec celle du retour à la terre.
Le Corbusier imagine un Paris réduit à un million d’habitants, notant que « la qualité de ses habitants réclame examen. Paris doit se débarrasser des foules inertes, de ceux qui n’ont véritablement rien à faire à Paris, et dont la place est à la terre ou à des industries à transplanter »[25]. Léandre Vaillat, auquel une très violente polémique l’avait opposé en 1925 à propos du Plan Voisin, ne pense pas autrement : « Ce sera tant mieux pour l’équilibre de la France que cette décongestion de la capitale au profit de la province. Peut-être enfin n’est-il pas absurde de lier le dépeuplement de la zone au peuplement des campagnes » [26]. Le rapport général pour la présentation du Plan d’équipement national préconise clairement la « décentralisation urbaine », imaginant « qu’une partie importante de la population des grandes villes soit établie dans des cités satellites où elle trouvera tous les avantages de la vie citadine sans avoir à supporter les inconvénients de la promiscuité, des entassements, et bénéficiera d’un climat rural, où elle retrouvera le contact et la grande éternelle leçon de la terre »[27]. Mais les responsables du CARP, à commencer par Prothin, sont lucides quant à l’absence de moyens financiers permettant de mener ce programme.
Les idéologues comme le médecin et esthète François Debat, se prennent à rêver dans les pages de L’Illustration :
« Une chance s’offre encore d’embellir et de moderniser la capitale : l’aménagement de la zone. Espérons qu’on ne la laissera pas échapper et, aussi, que le plan indispensable comportera la décongestion des villes, par la distribution des industries sur le territoire national et la libération des banlieues, qui pourront être ainsi débarrassées de leurs verrues, assainies, plantées, rebâties en beauté. Vision grandiose qui doit devenir réalité : Paris laissant tomber ses haillons, baigné d’un fleuve d’air derrière lequel s’inscrivent sur les horizons les paysages éternels de l’Île-de-France, les coteaux de Meudon et de Saint-Cloud, le mont Valérien… La naissance, autour de la ville historique, d’une ville nouvelle, de la ville des hommes nouveaux, dans la verdure et dans les fleurs. »[28]
Mais dans son ultime texte, publié avant sa mort le 23 novembre 1943 dans le numéro d’été d’Urbanisme, Henri Sellier s’insurge contre ce discours :
« Le retour à la terre est, paraît-il, une des conditions du salut national. Je ne le pense pas. La France est l’un des pays de l’Europe les moins industrialisés. Elle ne pourrait sans péril renforcer son économie rurale au détriment d’une économie industrielle déjà insuffisante. […] Qu’on rende à la terre la main d’œuvre qui depuis cinquante ans l’a désertée, appelée par les usines des agglomérations urbaines, on créera un chômage rural effroyable, meurtrier pour l’équilibre social du pays. Le problème est beaucoup moins de faciliter le retour à la terre par des mesures administratives et artificielles que de rendre humainement possible l’existence des hommes qui y sont restés. [Il s’agit donc] au point de vue urbain [de] rechercher les emplacements les plus judicieux pour édifier les centres des agglomérations ouvrières, harmoniser judicieusement l’usine et l’habitation, réduire au minimum les déplacements de l’une à l’autre, par des transports rapides et à bon marché. »[29]
En 1935, Sellier affirmait déjà que l’objectif du plan régional était d’« organiser le Grand Paris et non [de] l’étendre davantage », et qu’en étaient bannies les « applications des théoriciens de l’urbanisme : pas de cités linéaires ; pas de cités satellites »[30]. Constant dans son point de vue, Sellier est bien isolé dans sa position équilibrée, alors que la perspective de l’aménagement régional change du tout au tout.
Alors que le plan Prost était aussi conservateur en matière de projections démographiques – il envisageait de geler la population régionale à son niveau de 1935, soit 6,3 millions d’habitants – qu’il l’était en matière de création urbaine, les études tendent désormais vers un franc désurbanisme. Prolongeant le mémoire qu’il avait soutenu en 1934 à l’Institut d’urbanisme de l’université de Paris[31], André Gutton remet en septembre 1941 au préfet de la Seine-et-Oise un rapport dans lequel il préconise la création de villes satellites, plutôt que des « villes dortoirs » :
« Il s’agit de concevoir que la population actuelle de certains quartiers de Paris devra émigrer en “emportant” avec elle ses possibilités personnelles de travail vers les villes à prévoir. […] Le bon sens semble indiquer d’essayer d’utiliser ces nouvelles villes pour le relogement de la population laborieuse des îlots insalubres parisiens ».
Quant à la population jugée « en marge de la société », elle serait assignée à résidence dans des cités spécifiques[32].
En 1941, se déclarant épouvanté par les conditions de vie des ouvriers de Renault, François Lehideux affirme :
« On peut concevoir que Paris sera le lieu de travail de demain et qu’on pourrait construire autour de Paris un certain nombre de villes satellites qui peuvent être tracées dans les zones encore agricoles et qui permettront de donner aux ouvriers dans ces zones une maison avec de la terre, qui permettront de leur faire retrouver le chemin de la patrie. […] Construisez des villes autour de Paris, réunissez ces villes par des moyens de communication faciles. Dispersez ces villes, car il ne s’agit pas de construire des cités ouvrières qui soient encore un lieu de malédiction. Il s’agit de jeter des maisons dans la verdure, de les mettre dans un calme digne d’elles, d’agglomérer à certains villages existants des maisons d’une architecture qui ne choque pas trop. »[33]
Dès 1938, Albert Laprade avait été explicite :
« Afin de loger les habitants des maisons condamnées, il faudrait construire sur la périphérie des habitations séduisantes, vraiment réservées cette fois aux ouvriers, vraiment adaptées à leurs goûts et à leurs ressources. Que l’on réalise ainsi le plus vite possible, en pleine verdure, des “cités radieuses” suivant les idées de Le Corbusier, autour de Paris : c’est une nécessité absolue. »[34]
Où l’on voit qu’un auteur aussi explicitement hostile à l’architecture moderne radicale qu’était Albert Laprade, la préconisait en revanche pour ces nouvelles agglomérations et leur humble population.
[ Voir Fig. 6 ]
Pour Pierre Remaury, la création de cités-satellites implique une extension de l’emprise du projet :
« Ces vastes opérations ne pourront être réalisées que si l’on dispose d’un territoire assez étendu, permettant d’éloigner ces nouveaux centres urbains ou industriels de telle façon qu’ils ne soient pas conduits à se réunir de nouveau à la capitale selon un inévitable phénomène d’attraction. »[35]
Le travail d’enquête entrepris alors par l’économiste Gabriel Dessus sur la décentralisation industrielle reprend les problèmes à la base, suscitant des propositions de l’urbaniste Gaston Bardet, pour qui les villes-satellites ne devront pas être simplement des cités-jardins, mais des ensembles organiques. Gabriel Dessus avance l’idée de les greffer ces cités sur le tissu existant. Il apparaît ainsi assez nettement que les inflexions données au plan régional vont dans le sens de l’extension de son périmètre, mais aussi dans celui d’une nouvelle configuration : un Paris dépeuplé, entouré par une ceinture de logements neufs, et un réseau d’agglomérations nouvelles, exutoires d’un exode urbain organisé. La dialectique entre rénovation urbaine et grand ensemble se dessine clairement.
De la voirie au parc Olympique
Parallèlement aux études, aux délibérations et aux épanchements opportunistes sur la décentralisation à l’échelle régionale, quelques programmes concrets sont élaborés. Le premier tronçon de l’autoroute de l’Ouest, qui fait l’objet d’un chantier de lutte contre le chômage, est inauguré en 1941. Son emprise étant située sur les terrains domaniaux du parc de Saint-Cloud et de la forêt de Marly[36], il n’était nul besoin d’expropriations pour engager les travaux. Pendant que le Conseil général des Ponts et Chaussées prépare un schéma autoroutier national, la grande rocade du plan Prost est déclarée d’utilité publique urgente en décembre 1940.
[ Voir Fig. 7 ]
La loi du 4 juin 1941 autorise dans le cadre du Plan d’équipement national l’exécution d’un programme de travaux d’équipement et d’urbanisme à réaliser dans la région parisienne, couvrant un large spectre d’ouvrages, à commencer par la voirie et les équipements sportifs. Il inclut également le prolongement des lignes de métro vers la banlieue, en application de la stratégie formulée au secrétariat d’État aux transports par Jean Berthelot. Mais les autorités d’Occupation interrompront pratiquement tous les travaux civils par une ordonnance du 22 mai 1942.
[ Voir Fig. 8 et 9 ]
C’est dans le domaine du sport, privilégié par la politique de l’État français, qu’un premier véritable programme régional est engagé. Un programme de parcs des sports est engagé par la Ville de Paris et le Département de la Seine, dont l’élément principal est un chapelet d’une trentaine de « centres scolaires d’éducation physique » implantés sur la zone. Robert Joffet, chef du Service technique de l’aménagement de la zone, les imagine comme devant être « intégrés dans la suite ininterrompue de jardins qui ceintureront la capitale »[37]. À leur propos, Léandre Vaillat évoque les mânes de Jean Claude Nicolas Forestier et le système de parcs qu’il préconise de créer en reliant les emprises des anciens forts détachés de l’enceinte de Thiers[38].
D’autres équipements sont envisagés à l’échelle de la région. Un concours est organisé à Châtenay Malabry pour le Centre régional d’éducation générale et sportive de l’Académie de Paris, dont les lauréats sont Pierre Remaury, Roger Faraut et Albert Magot, devant Jacques Droz, André Hilt et Henri Madelain[39]. Un réseau d’une vingtaine de parcs départementaux est tracé, comprenant le parc de La Courneuve, situé sur des emprises acquises par le Conseil général à la suite du rapport de la Commission d’extension de 1913. Le Commissariat général à l’éducation nationale et aux sports de Vichy élabore aussi le programme d’un parc Olympique national. Paul Bressot, directeur des services techniques de la Préfecture de la Seine relève en avril 1943 devant le Conseil municipal de Paris que « les jeux olympiques de Berlin ont marqué le début de la renaissance allemande » et plaide pour un équipement ambitieux[40]. Le bureau d’études du Service d’aménagement de la zone étudie en 1941 six sites possibles : Vincennes, la plaine de Montesson, la Belle Épine, Issy et Saint-Germain en Laye.
[ Voir Fig. 10 et 11 ]
Le choix est circonscrit en 1943 à deux sites situés sur le grand axe traversant Paris d’est en ouest, à Vincennes et à Montesson, où Donat-Alfred Agache, Jean-Marcel Auburtin et Édouard Redont avaient implanté un grand parc sportif dans leur projet pour le concours du plan d’extension de Paris de 1919. Baudot est lyrique à propos de ce « magnifique problème d’urbanisme consistant à fondre dans un même parti général les grandes lignes architecturales d’un parc Renaissance avec les lignes modernes dépouillées, musclées pour ainsi dire, d’un stade Olympique où les athlètes de toutes les parties du monde viendront un jour renouveler le serment des antiques »[41]. En réponse à ce programme, Auguste Perret élabore un projet de stade dont le plan fait écho à celui édifié à Athènes pour les Jeux Olympiques de 1900, tandis que sa coupe semi-enterrée évoque celle de l’arène construite par Werner March à Berlin pour ceux de 1936.
Bien que progressivement les actions entreprises au niveau des départements et à celui de l’État se réduisent à des études, tout passage à l’acte étant interdit par l’occupant, des seuils irréversibles sont franchis pendant l’Occupation. L’État prend le contrôle de l’aménagement régional, pour ne plus le lâcher. La politique de décentralisation s’engage, avec la perspective de créer des cités-satellites, qui fait consensus, les divergences étant rares. Enfin, le lien fatal entre les rénovations urbaines et les grands ensembles, qui déterminera la matrice des transferts de population dans les années 1950 et 1960 est fermement noué, à tout le moins dans la sphère des intentions.