Le développement des services urbains en réseaux est l’une des marques de la transformation de Paris au xixe siècle : eaux, énergie, éclairage, transports collectifs, plus tard communications sont déployés dans l’espace parisien et marquent sa modernité, avant, pendant et après Haussmann. Malgré l’extension de la banlieue et sa population croissante, celle-ci reste plus modestement, et surtout plus inégalement, équipée. Si l’annexion des communes périphériques en 1860 se traduit par un premier changement d’échelle pour les services urbains qui couvrent progressivement le nouveau territoire parisien, la logique d’équipement reste centrée sur la capitale, les communes de banlieue poursuivant leurs projets de leur côté dans la plupart des cas.
Cette situation, particulièrement vérifiée dans le cas de la gestion de l’eau dont il sera plus particulièrement question ici, est dénoncée à divers titres dès la fin du xixe siècle et devient de plus en plus conflictuelle et problématique avec la croissance toujours plus forte de la banlieue. Il s’agit ici d’analyser les tenants et aboutissants de cette situation qui conduit, dans l’entre-deux-guerres, à une unification relative des services et à leur changement tout aussi relatif, ou pour le moins complexe, d’échelle. Ce texte se base sur des travaux antérieurs, complétés par la consultation de sources imprimées et de travaux historiques.
Paris et la banlieue : des services différenciés de plus en plus problématiques
À la fin du xixe siècle, Paris est doté de deux réseaux d’eau : l’un, destiné à fournir de « l’eau alimentaire »[1] selon l’expression de Georges Bechmann, est alimenté par les sources dérivées à partir du Second Empire dans le bassin de la Seine, et dans une moindre mesure par les eaux de Seine et de Marne traitées, c’est le service dit privé ; l’autre, qui transporte « l’eau industrielle »[2], utilise les eaux de l’Ourcq, de la Seine, de la Marne, c’est le service dit public. Le service est concédé, depuis 1860 et pour la commercialisation et pour elle seule, à la Compagnie générale des eaux (CGE), créée en 1853[3]. Celle-ci assurait déjà la distribution d’eau dans certaines des communes annexées : la ville de Paris assure l’uniformisation du service au sein de ses nouvelles limites en restreignant l’action du concessionnaire aux affaires commerciales. Parallèlement, certaines communes de banlieue se sont équipées et ont, dans certains cas, confié le service à des sociétés privées : société Michel pour Épinay, Deuil-la-Barre, Enghien-les-Bains, Groslay, Montmorency, Saint-Gratien, Argenteuil ; entreprise Mattie pour Saint-Maur ; Dumont à Nogent-sur-Marne. La plupart de ces compagnies sont rachetées par la Compagnie générale des eaux, mais le service demeure différencié entre Paris et banlieue : réseaux indépendants, modalités de gestion spécifiques.
La situation ne diffère guère en matière d’assainissement : Paris développe son programme de canalisation souterraine et le dote dans un premier temps d’un exutoire unique, à Clichy, en aval de Paris, destiné à éviter les rejets dans la première et riche boucle de la Seine. Ce réseau, unifié sous l’égide d’Eugène Belgrand, se complexifie et s’étend avec l’adoption des champs d’épandage qui sont implantés – non sans protestation de la part des communes concernées – dans quatre secteurs à l’aval de Clichy entre 1869 et 1899 et couvrent 5 300 ha[4]. Le développement des égouts en banlieue est beaucoup plus lent : les égouts communaux y couvrent à peine 258 km dont 175 km de canalisations en 1926[5]. Lorsqu’ils existent, ils se déversent, comme les ruisseaux des chaussées fendues, dans les cours d’eau, Seine, Marne, Bièvre, Rouillon, Croult, etc.
Indépendamment de la situation particulière à chaque commune et des inégalités sanitaires et d’accès aux services qui sont patentes dans le département de la Seine, la situation d’ensemble se détériore et préoccupe édiles, hygiénistes et ingénieurs dès la fin du xixe siècle. Ils sont en effet confrontés à plusieurs problèmes qui remettent en question l’organisation des services basée sur une séparation au moins implicite entre Paris et sa banlieue. Celle-ci a en effet permis d’améliorer la performance des services parisiens, qu’il s’agisse de la distribution d’eau ou de l’assainissement, mais cette amélioration est anéantie par la croissance de la banlieue, si bien que le médecin Adrien Gastinel écrit, en 1894, « plus de 600 000 habitants [de la banlieue] n’ont à leur disposition, que les eaux contaminées de la Seine et de la Marne »[6]. « Pendant l’été 1900 notamment, des plaintes très vives [ont] été formulées contre l’infection persistante du fleuve. »[7] En août et septembre 1900, ce sont en effet 449 996 m3/j qui sont déversés, indépendamment des rejets de la capitale et sans aucun traitement, entre Créteil et Conflans-Sainte-Honorine[8], sachant que le débit moyen des collecteurs parisiens atteint, en moyenne annuelle, 732 622 m3/j. La question est examinée en détail par l’agronome Paul Vincey en 1905 : l’inventaire des rejets directs (c’est-à-dire non traités) d’eaux usées montre que ceux de la banlieue excédent désormais ceux de Paris[9].
[ Voir Fig. 1 ]
Deux événements climatiques ont précipité la crise. La crue exceptionnelle (centennale) de 1910 se traduit par des dégâts estimés à 84 milliards de francs (F. 1950), l’envahissement par les eaux de 24 000 maisons à Paris, l’hospitalisation de 55 000 personnes, l’arrêt temporaire de nombreux services, et pendant trois mois de la navigation[10], etc. L’année suivante est marquée par une sécheresse prononcée qui montre la limite du système parisien : la Seine ne coule presque plus, ses eaux sont corrompues[11]. Après la pause de la Grande Guerre, eau et assainissement font ainsi l’objet de politiques et de projets qui tendent à marquer un changement d’échelle dans leur gestion.
L’assainissement : vers un schéma départemental sous contrôle parisien
À vrai dire, un premier programme d’assainissement à l’échelle du département est élaboré entre 1881 et 1885, qui préconise l’acheminement des eaux d’aval à Achères (champs d’épandage) et celui des eaux amont à Créteil où le département possédait des champs d’épandage, mais ces projets sont « rapidement abandonnés […] ; en fait, on se contenta de déverser les eaux usées en Seine et en Marne »[12].
Dans les années 1910, les responsabilités de l’organisation du réseau structurant et de l’épuration des eaux résiduaires sont transférées des communes au département de la Seine qui élabore un projet qui ne survit pas à la guerre[13]. En 1928, le service départemental d’assainissement est rattaché à la direction des travaux de Paris, ce qui permet l’unification des projets parisiens et départementaux – mais donne à Paris un rôle dominant. Les nombreux mémoires préparés par la Commission départementale des eaux, de l’assainissement, des ordures ménagères et des fumées (en particulier en 1922, 1925, 1926 et 1928) se concrétisent enfin par un schéma général d’assainissement présenté en 1929[14] et approuvé par le Conseil général la même année ; cinq ans plus tard, une convention est signée conjointement par le département de la Seine et celui de la Seine-et-Oise qui intègre certaines des communes de ce dernier au schéma de la Seine[15]. Déclaré d’utilité publique l’année suivante, le projet doit répondre aux besoins jusqu’en 1970[16]. Basé sur un réseau de collecteurs en éventail dont les branches se rejoignent à Achères, il reprend le principe du réseau parisien, mais à une tout autre échelle.
Le changement d’échelle est aussi l’occasion d’un changement technique : l’épandage agricole des eaux usées, qui a suffi à Paris jusqu’à la Première Guerre mondiale, peine déjà à absorber les eaux d’égouts parisiennes : il faudrait, dans les années 1920, près de 10 000 ha pour y parvenir[17], deux fois plus que la surface disponible. Il en faut beaucoup plus dès lors que la banlieue est intégrée au schéma d’assainissement, sachant que simultanément son extension spatiale rend quasiment impossible la mobilisation des terrains nécessaires, sauf à aller beaucoup plus loin (ce que feront certains projets, abandonnés par la suite). La grande nouveauté introduite par le schéma de 1929 réside donc dans le choix qui est fait d’un nouveau mode de traitement des eaux usées : deux stations d’épuration biologiques utilisant le procédé des boues activées. La première existait déjà en 1908 à Créteil (station du Mont-Mesly) où diverses expérimentations avaient été conduites par le département qui cherchait déjà une substitution à l’épandage « par suite de l’impossibilité où l’on se trouvait de disposer de surfaces suffisantes de terrains propres à cet usage »[18]. De dimensions modestes avec une capacité d’épuration de 20 000 m3/j en 1931[19], elle est maintenue à titre provisoire jusqu’aux années 1970 dans l’attente de l’achèvement du programme de 1929 et du raccordement des communes de la banlieue sud-est à Achères[20]. La seconde station prévue dans le programme de 1929 est beaucoup plus importante : Achères I, mise en service en 1940, a une capacité d’épuration de 200 000 m3/j. Ses accroissements successifs en feront longtemps la plus grande station d’épuration du monde, après celle de Chicago.
Malgré l’ambition du programme, l’assainissement départemental connaît un constant retard. D’une part, il suppose que les immeubles soient connectés aux réseaux communaux : en 1955 encore, la moitié des communes de banlieue présente un taux de raccordement inférieur à 50 %[21], contre un taux de raccordement de 86 % dès 1930 pour Paris[22]. D’autre part, et malgré ce taux très faible, les équipements d’épuration ne suivent pas. Les champs d’épandage montrent leurs limites dès l’entre-deux-guerres : ils ne traitent que 18 % des eaux d’égout en 1940. Malgré la mise en service de la station d’épuration d’Achères cette année-là, puis ses extensions successives, chaque augmentation de la capacité de traitement est immédiatement dépassée par les volumes à traiter, qu’elle ne rattrape qu’à la fin des années 1980. De ce fait, les rejets directs demeurent très longtemps supérieurs aux rejets d’eau traitée (23 % en 1946, 43 % en 1971), avec des conséquences non négligeables pour la qualité des eaux du fleuve[23].
[ Voir Fig. 2 et 3 ]L’eau potable : entre solution d’ensemble et différenciation
Les discussions concernant l’éventualité d’un syndicat intercommunal dédié à la distribution d’eau en banlieue débutent à la fin du xixe siècle, notamment par la signature d’une convention entre le préfet de la Seine et la Compagnie générale des eaux visant à fournir en eau 54 communes du département (29 mars 1893). Le débat est cependant vif entre partisans de l’intervention privée et défenseurs de la régie directe et se poursuit au sein de la Conférence intercommunale des eaux, mise en place en 1907 dans le but de créer un syndicat intercommunal des eaux, comme l’y autorise la loi de 1890 sur les regroupements intercommunaux : 66 communes y adhèrent en 1914 (54 dans le département de la Seine, 12 dans celui de la Seine-et-Oise)[24]. Elle donne naissance, en 1922, au Syndicat des communes de la banlieue de Paris pour les eaux (SCBPE, aujourd’hui SEDIF, Syndicat des eaux d’Île-de-France) qui regroupe l’essentiel des communes du département de la Seine, ainsi que des communes de Seine-et-Oise et du Val-de-Marne, respectivement 68 (sur 80), 67 et 4 en 1942 [25], et concède le service à la Compagnie générale des eaux. La ville de Paris ne voit pas d’un très bon œil la création du SCBPE et défend une gestion départementale placée sous l’égide de la ville de Paris dans la perspective d’un « Plus Grand Paris ». Un autre syndicat, de plus petite taille, est aussi créé, le Syndicat de la presqu’île de Gennevilliers qui couvre neuf communes du département de la Seine, les trois communes restantes disposant de réseaux indépendants, dont deux concédés à la Société lyonnaise des eaux en 1942.
La dichotomie entre Paris et banlieue demeure donc dans le domaine de l’approvisionnement en eau, dichotomie durable puisqu’elle est encore de mise aujourd’hui. Cependant, si cette partition organise le service, si le programme d’assainissement résout, fort imparfaitement d’ailleurs, la question de la qualité des eaux de surface dans l’agglomération parisienne, ces nouvelles dispositions ne concernent pas, de fait, celle de la quantité, essentielle en cette période de croissance des consommations unitaires et totales, urbaines et industrielles, capitales et banlieusardes. La ressource constituée par la Seine s’épuise : les prélèvements dans l’agglomération s’élèvent à 28 m3/s dans les années 1920 (et encore faudrait-il y ajouter les centrales thermiques), quand le débit du fleuve à l’étiage atteint à peine 35 m3/s, si bien que l’État est amené à refuser à la ville de Paris, qui consomme alors, toutes eaux confondues, 15 m3/s en moyenne dont les deux tiers sont puisés localement, l’augmentation de ses prélèvements[26].
[ Voir Fig. 4 ]Plusieurs projets sont soumis à l’autorité parisienne dès le xixe siècle qui visent à recourir à des eaux lointaines pour faire face à la pénurie, notamment à travers les projets de dérivation des eaux du lac Léman et du lac de Neuchâtel, ou, plus près, des Vals de Loire[27]. Des commissions ad hoc sont créées qui les discutent, tandis que l’une des solutions avancées par la commission des inondations de 1910, la construction de barrages-réservoirs destinés à protéger la capitale des crues, est réactivée par l’ingénieur centralien Henri Chabal qui propose en 1920 un plan d’aménagement visant en premier lieu à régler le problème de la pénurie estivale, reposant sur la création de vingt-trois réservoirs dans le bassin de la Seine, classés selon trois urgences décroissantes, la troisième seulement visant à protéger Paris d’une crue de type 1910[28]. Ces projets sont contrés pour le volet approvisionnement par les partisans de l’adduction des eaux des Vals de Loire et pour le volet protection contre les crues par ceux de la dérivation de la Marne[29]. Ils sont réactivés par la crue de 1924, qui provoque des dégâts estimés à 21 milliards de francs (F. 1950)[30] et la nomination en 1925 d’une nouvelle commission confiée à l’inspecteur Dusuzeau qui abandonne le projet de dérivation de la Marne, trop coûteux, et entérine le principe des réservoirs :
« Ces bassins, destinés à accumuler les eaux d’hiver pour les restituer en été, avaient, par conséquent, un double but : lutte contre les inondations et amélioration du débit d’étiage, accessoirement production d’énergie électrique. »[31]
Ils sont parés de toutes les vertus par leurs partisans : en plus de leurs avantages en temps de crue ou d’étiage – il permettent de régler quantitativement un problème qui est à la fois quantitatif (débit et niveau trop élevés ou trop faibles) et qualitatif (dilution de la pollution) –, leur coût est raisonnable. Ils permettent également l’amélioration de la navigation, l’augmentation des rendements agricoles, la production d’énergie, plus tard le développement du tourisme régional[32].
Un nouveau projet, adapté du projet Chabal, est adopté par le ministère des Travaux publics en 1926 après avoir été présenté au Conseil général du département de la Seine[33]. En 1928 est créée la Section des barrages-réservoirs qui dépend du Service technique du Port de Paris de la préfecture de la Seine[34]. Les barrages de première urgence sont déclarés d’utilité publique en 1929 : Crescent et Chaumençon dans le Morvan, Champaubert-aux-Bois dans la Marne, Pannesière-Chaumard (plus tard rebaptisé « Pannecière ») dans l’Yonne. Les projets sont dirigés par les services techniques de la préfecture de la Seine, dont le préfet adresse rapidement une demande de subvention aux départements concernés, en mettant en avant l’intérêt qu’ils y trouveront. La demande est modeste, mais la réaction des départements est assez unanime : tous expriment dans un premier temps une grande réserve et, relancés en 1931, repoussent la demande de subvention : les barrages seront donc financés par le département de la Seine et l’État. Les réservoirs du Crescent, de Chaumençon et de Champaubert-aux-Bois entrent en service dans les années 1930, tandis que la construction du quatrième, Pannesière-Chaumard n’est engagée qu’en 1938 à la suite de difficiles négociations avec les riverains et propriétaires fonciers (74 maisons noyées, 540 ha à acquérir)[35], et achevée en 1950 après une longue interruption due à la guerre.
L’approvisionnement en eau relève donc de deux logiques territoriales distinctes : d’un côté, la sécurisation de la ressource, effectuée par le département, qui contrôle de fait une partie du bassin de la Seine, de l’autre la distribution qui oppose Paris et banlieue.
Tableau 1. Barrages-réservoirs réalisés dans le bassin de la Seine, 1931-1989[36]
Nom | Rivière | Capacité (106 m3) | Surperficie(ha) | Année mise en service |
Première génération : soutien d’étiage | ||||
Crescent | La Cure | 15 | 115 | 1931 |
Chaumençon | Le Chalaux | 20 | 145 | 1934 |
Champaubert-aux-Bois (partie de Der-Chantecoq) | La Croye et La Blaise | 23 | 558 | 1938 |
Pannecière | Yonne | 82 | 520 | 1950 |
Seconde génération : soutien d’étiage et protection contre les crues | ||||
Orient | Seine | 205 | 2 400 | 1966 |
Der-Chantecoq | Marne et Blaise | 350 | 4 800 | 1974 |
Amance et Temple | Aube | 170 | 2 500 | 1989 |
Total | 842 | 10 480 |
Des services sous contrôle parisien ?
Au cours de l’entre-deux-guerres se met ainsi en place une forme hybride de gestion du cycle urbain de l’eau. L’approvisionnement et la distribution restent marqués par l’opposition entre Paris et sa banlieue et voient cohabiter deux grands services, l’un, parisien, qui limite l’action privée à la commercialisation, l’autre intercommunal, concédé à la Compagnie générale des eaux. En revanche, la ressource fait (partiellement) l’objet d’une gestion départementale par l’intermédiaire de la section des barrages-réservoirs et s’inscrit, comme l’assainissement, dans la perspective d’un (plus) Grand Paris. Le rôle des services parisiens et donc de Paris n’en est pas moins, à certains égards, renforcé : ils sont présents directement pour l’approvisionnement de la capitale, et agissent en quelque sorte pour le compte du département pour l’assainissement et les barrages.
Le changement d’échelle institutionnel est donc relatif, ou à tout le moins plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord. Il est cependant bien réel pour ce qui concerne les infrastructures, qui traduisent la colonisation, par l’agglomération parisienne, des ressources et des paysages extra-urbains[37] et une emprise institutionnelle au-delà de ses limites administratives toujours plus grande. La croissance de l’agglomération pousse aussi au changement technique et semble frapper d’obsolescence certaines solutions mises en œuvre précédemment et qui paraissaient jusque-là prometteuses – champs d’épandage notamment.