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La participation espagnole aux réseaux urbanistiques internationaux 1910-1930

par María Castrillo Romón

ISO 690

Castrillo Romón María, « La participation espagnole aux réseaux urbanistiques internationaux 1910-1930 », dans Inventer le Grand Paris. Relectures des travaux de la Commission d’extension de Paris. Rapport et concours 1911-1919. Actes du colloque des 5 et 6 décembre 2013, Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Paris, Bordeaux, éditions Biére, 2016, p. 57-70.

MLA

Castrillo Romón, María. « La participation espagnole aux réseaux urbanistiques internationaux 1910-1930 », Inventer le Grand Paris. Relectures des travaux de la Commission d’extension de Paris. Rapport et concours 1911-1919. Actes du colloque des 5 et 6 décembre 2013, Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Paris. Biére, 2016, pp. 57-70.

APA

Castrillo Romón, M. (2016). La participation espagnole aux réseaux urbanistiques internationaux 1910-1930. Dans Inventer le Grand Paris. Relectures des travaux de la Commission d’extension de Paris. Rapport et concours 1911-1919. Actes du colloque des 5 et 6 décembre 2013, Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Paris (pp. 57-70). Bordeaux: Biére. doi : 10.25580/IGP.2013.0003

DOI : https://doi.org/10.25580/igp.2013.0003

LIEN ABSOLU : https://www.inventerlegrandparis.fr/link/?id=83


Français

Le « problème des grandes villes » constitue, depuis le début du tournant du siècle, la cible de grandes expositions et congrès internationaux consacrés au nouveau domaine de la « construction de villes ». La diffusion de l’innovante et très connue Cité Linéaire exposée à l’occasion du Congrès de Gand de 1913 n’est pas la seule participation espagnole à ses réseaux en construction. L’Espagne fait aussi une réception attentive des principaux courants internationaux en matière d’aménagement urbain des grandes villes, en constituant un vrai carrefour d’influences. En fait, la pensée urbanistique européenne (Stadtebau, Garden Cities and Town Planning) et de ses reformulations étatsuniennes (City Planning, Regional Planning) s’est répandue en Espagne à partir des deux pôles majeurs de diffusion théorique et pratique: Madrid, où siège l’Institut des Réformes Sociales et développe son activité Federico López Valencia, et Barcelone, accueillant depuis 1909 le Museo Social, animateur majeur de la construcción cívica à travers sa revue, Civitas, et l’œuvre de son conservateur, Cebriá de Montoliú.

English

The ‘large city problem’ had, since the turn of the century, been the target of major expositions and international conferences on the ‘building of cities’. The dissemination of the innovative and famous Linear City exhibited during the Congress held in Ghent in 1913 was not the only Spanish contribution to the networks being built. Spain was also attentive to the main international trends in the urban development of large cities, forming an intersection of different influences. In fact, European urbanism thinking (Stadtebau, Garden Cities and Town Planning) and its American reformulations (City Planning, Regional Planning) spread across Spain, starting from two major centres of theoretical and practical dissemination: Madrid, where the Institute of Social Reforms had its headquarters and Federico López Valencia developed his activity, and Barcelona, where the Museo Social was inaugurated in 1909, a major driver for construcción cívica through its journal Civitas, and the work of its curator Cebriá de Montoliú.


Les premières décennies du xxe siècle sont celles d’une formalisation des savoirs de l’urbanisme. Le « problème des grandes villes » constitue, depuis le tournant du siècle, la cible des expositions et des congrès internationaux, ainsi que des grandes enquêtes et des concours lancés dans toute l’Europe. Avec la diffusion du Städtebau à l’exposition de Chicago de 1893, l’écho des congrès sur les cités-jardins à partir de 1903 ou le succès des expositions de Londres et Berlin en 1910, se confirme la mondialisation de la pensée urbanistique à laquelle les destructions de la Grande Guerre donneront bientôt un champ d’application.

Carrefour d’influences au cours des décennies de 1910 et 1920, l’Espagne constitue un observatoire privilégié de l’urbanisme occidental de l’époque. C’est pourquoi, en faisant appel à l’historiographie de l’urbanisme espagnol et à certaines sources primaires peu exploitées[1], on proposera ici d’inscrire les travaux de la Commission d’extension de Paris (1911-1919) dans une perspective générale des échanges internationaux, vue d’Espagne. Cette approche historique et internationale sera double. D’un côté, nous esquisserons les pistes des influences internationales dans une Espagne en train de s’ouvrir ; la participation espagnole aux réseaux internationaux est alors interprétée en termes de réception des idées et des expériences innovantes, notamment françaises. De l’autre, et pour compléter le tableau, nous soulignerons certaines contributions espagnoles aux réseaux internationaux, notamment la diffusion de la cité linéaire, l’innovation nationale la plus reconnue à l’étranger et en particulier en France. Cette approche à double sens, n’est pas destinée à éclairer la situation de l’urbanisme espagnol de l’époque, mais à esquisser le panorama des références étrangères les plus répandues au moment où le discours réformateur se centre sur la « construction des villes ». Nous essaierons d’évaluer les diverses façons dont se formalisent, à ce moment-là, sur le plan international, les apports et/ou les influences de l’urbanisme français, lié plus ou moins directement, au concours de 1919.

« Le carrefour espagnol, entrée Barcelone » : entre Großstadt et city planning

Au début du xxe siècle, les courants majeurs de la pensée urbanistique européenne (Groß-stadt et Städtebau, Garden City et Town Planning) et leurs re-formulations états-uniennes (City Planning, Regional Planning) trouvent deux portes d’entrée en Espagne, bientôt pôles majeurs de diffusion théorique et pratique : Barcelone et Madrid.

À Barcelone, afin de résoudre les conflits entre les communes de la plaine barcelonaise par l’Ensanche (extension, 1859) intercommunal d’Ildefonso Cerdá (1815-1876), le gouvernement décide, en 1897, l’annexion de six communes limitrophes, Gracia, Sant Gervasi, Sants, Les Corts, Sant Martí y Sant Andreu. Les difficultés de gestion de la nouvelle entité municipale (un projet est élaborée en 1899), puis le succès, aux élections de 1901, du Parti industriel (Partido industrial) porteur de l’intérêt croissant du capitalisme catalan pour la consommation de masse et les moyens de circulation, enfin l’implication majeure des banques et notamment du Banco Hispano Colonial, après la perte de Cuba (1898), conduisent au lancement d’un « concours international d’avant-projets pour la liaison (enlace) de l’Ensanche et des communes annexées » en juillet 1903. Celui-ci envisage également la « mise en place ou la modification » des zones « urbaines ou à urbaniser »[2].

C’est le français Léon Jaussely qui gagne le concours en 1905 (cinq ans avant sa participation au concours du Gross-Berlin). Jaussely est alors reconnu comme l’urbaniste le plus influent dans l’histoire de Barcelone après Cerdá[3] et finalement comme le concepteur d’une « ville du capital » alors que l’urbanisme s’affirme comme « une activité du secteur public envisageant la rationalisation des conditions générales de production […] dans un espace où les contradictions entre des intérêts opposés sont permanentes et vivantes »[4].

Dépassant la simple question de l’extension, le plan Jaussely insiste sur l’intégration du réseau de communications, élément qui devient central pour la planification urbaine à l’avenir. L’historien de l’urbanisme Manuel de Torres i Capell remarque le caractère innovant de cette tentative de rationalisation de la métropole sur la base de deux concepts qui seront dès lors inséparables dans la planification des villes : l’organisation d’un système de liaisons métropolitaines et la structuration des parties de la ville par un zonage associant activités et typologies du bâti. Cette organisation rationnelle de la ville exige un instrument également innovant : un plan d’ensemble au dix-millième définissant l’« ossature urbaine » (esqueleto urbano) proposée pour la ville[5]. L’expression, reprise plus tard par le plan de 1917 pour le seul système de la voirie[6], désigne chez Jaussely non seulement le réseau de grandes voies (superposé à la voirie d’accès aux bâtiments), mais aussi le réseau des chemins de fer classiques et des « chemins de fer électriques » (sic), les arrondissements et les regroupements des bâtiments publics, ainsi que le zonage prévoyant différents tissus urbains pour l’industrie, le commerce et le logement.

L’avant-projet de Jaussely, retravaillé par l’auteur en collaboration avec l’architecte et urbaniste Ferran Romeu (1862-1943, classé deuxième au concours de 1903-1905), est adopté le 12 décembre 1907 mais ne connaît aucune application les années suivantes du fait des troubles politiques que connaît Barcelone[7]. Les concepts sont ré-élaborés, sous la forme de plan de travaux publics en 1914, puis comme politique municipale des espaces libres. Finalement, ils sont remaniés encore une fois par Romeu et Manuel Vega i March (1871-1931, troisième au concours gagné par Jaussely), dans le Plan general de urbanización de Barcelona (ou Plan de enlaces) voté le 25 octobre 1917[8].

En dépit de ces vicissitudes – ou peut-être grâce à elles – la proposition de Jaussely devient la base d’un nouveau modèle de politique urbaine pour la ville, présenté parfois comme le « modèle prussien », valable jusqu’au Plan Comarcal (plan sous-régional) de 1953, et dont l’expression « Gross-Barcelona », lancée en 1914, synthétise les caractéristiques. Enraciné dans l’école historique allemande, confronté au laisser-faire dominant de l’époque, il est rendu possible – au moins en partie – par l’autonomie naissante des finances locales renforcée par l’augmentation de la pression fiscale sur la propriété foncière[9].

Une nouvelle institution liée à l’urbanisme est fondée à Barcelone à partir de 1909 : le Musée social (Museo social), inspiré évidemment de son homonyme parisien, avec comme lui, le projet de recueillir, élaborer et diffuser des informations sur l’économie sociale. Il est composé d’un bureau des statistiques, d’un service technique de consultation des œuvres et des institutions sociales, d’une exposition permanente d’économie sociale ainsi que d’une bibliothèque[10]. L’urbaniste Cebriá de Montoliú (1873-1923) prend en charge en 1909 le poste de conservateur de la bibliothèque du Museo social. En 1910, il voyage en Allemagne et visite l’Exposition sur la construction des villes qui, simultanément au concours du Gross-Berlin, a lieu dans la capitale sous la direction de l’architecte Otto March. Cette prise de contact convainc Montoliú de diffuser les principes de l’urbanisme émergents. Son ouvrage Las modernas ciudades y sus problemas a la luz de la exposición de la construcción cívica de Berlín[11], et la fondation en 1912 de la Société civique « La cité-jardin » (SCCJ), domiciliée au Musée social de Barcelone et présidée par l’industriel et historien d’art, Juan Antoni Güell (1874-1958), seront des moyens pour le faire. Montoliú, qui en est le secrétaire, est aussi un homme de grande culture internationale. Il devient le principal promoteur du modèle de la cité-jardin en Espagne.

Les buts affichés par la SCCJ sont de promouvoir le développement et le renouvellement des villes selon des plans rationnels et méthodiques. Plus précisément, il s’agit d’encourager la construction de cités-jardins et de banlieues-jardins, et de plaider pour l’embellissement urbain ainsi que pour la préservation des zones naturelles, forestières et agricoles autour des villes, ou encore pour la création de parcs, jardins et espaces libres de toutes sortes[12]. La revue Civitas, organe de la SCCJ, créée en 1914 sous la direction de Montoliú, devient le vecteur majeur de la diffusion du « mouvement » (movimiento), « construction » (construcción) ou encore « science » (ciencia) urbaine ; bref, de la « construction moderne des villes ». Elle accueille des apports internationaux très variés. Certains proviennent de France comme, par exemple, les textes sur les cités-jardins du Grand Paris ou encore la publication de l’ouvrage de Robert de Souza Nice, capitale d’hiver[13] et d’Alfred-Donat Agache, de Marcel Auburtin et Édouard Redont Comment reconstruire nos cités détruites ? Notions d’Urbanisme s’appliquant aux villes, bourgs et villages[14], mais aussi des notices relatives aux Offices publics d’habitations à bon marché (OPHBM), ces derniers inspirant, avec les Instituti Autonomi per le case popolari italiens, la création en 1915 de l’Instituto barcelonés de la habitación popular[15] sur lequel la SCCJ exercera une importante influence théorique[16].

Pour l’historien de l’économie Francesc Roca Rosell, la SCCJ a été le premier canal spécifique en Espagne de la diffusion de la cité-jardin – et de la pensée économique d’Alfred Marshall – et a fait connaître la Städtebau, relevant de l’école historique allemande et de la pensée de Gustav von Schmoller. Ignorant leurs contradictions, Montoliú prétend que les deux courants convergent sur la rationalisation du développement urbain et la lutte contre la spéculation foncière et se retrouvent sur les plans de villes aux États-Unis, et d’une certaine manière, le Town Planning Act adopté par le Royaume-Uni en 1909. Selon Manuel de Torres i Capell, la SCCJ « aura un rôle majeur dans l’introduction des nouvelles méthodes de planification urbaine dans la Barcelone du premier tiers du xxe siècle » et « représente la deuxième étape de l’introduction des idées de l’urbanisme européen, la première étant celle de Jaussely ». Il souligne le rôle de Montoliú et la SCCJ dans la diffusion de « l’effort méthodologique fait par l’urbanisme européen en 1910 au moment de la Town Planning Conference de Londres et du concours et l’exposition du Gross-Berlin »[17].

En 1916, Barcelone accueille l’Exposición de construcción cívica « La Ciudad Jardín », qui fait un bilan des acquis du mouvement en Espagne à ce moment-là. En 1917, entamant un tournant vers l’urbanisme étatsunien, la SCCJ fait traduire le manuel City Planning rédigé par Nelson P. Lewis, membre du Committee of the Regional Plan of New York and His Environs et ingénieur en chef du conseil du budget de la ville de New York. Selon Roca Rosell toujours, cet ouvrage devient une étape dans la conception de l’organisation des régions urbaines, notamment celle de Barcelone. Confirmant la nécessité d’un projet d’urbanisation, intégrant croissance économique et développement ordonné, l’ouvrage renseigne, entre autres, sur la façon d’élaborer et de conduire un plan de financement et de mettre en place les « éléments structurants fondamentaux », c’est-à-dire les systèmes du transport en commun, voirie et parcs, ainsi que les grands bâtiments publics[18].

Montoliú, signant sous le pseudonyme Civis, dénonce en 1918 les trahisons et les applications dévoyées des conceptions de Howard – « Il faut dire directement que, jusqu’à présent, il n’y a qu’une cité-jardin et celle-ci est Letchworth… »[19] –, et insiste sur trois principes incontournables : le caractère public des terrains, le plafonnement de la densité et la limitation de la croissance, la localisation des industries.

Les déceptions et les échecs cumulés, l’évolution conservatrice du Musée social en 1919 et le climat politique en Catalogne semblent avoir contribué à la décision de Montoliú de s’exiler aux États-Unis. Nicolas M. Rubio i Tudurí, qui a travaillé avec Jean Claude Nicolas Forestier pendant son séjour à Barcelone en 1915[20], prend en charge la direction de Civitas en 1919, et la revue se tourne définitivement vers l’urbanisme américain, en particulier le City Planning et le Regional Planning. C’est une autre institution, à Madrid, qui prend alors le relais de la propagande de la cité-jardin en Espagne.

« Entrée Madrid » : la Garden City et le Städtebau

La capitale espagnole accueille le siège de l’Institut des réformes sociales (IRS), organisme interministériel créé en 1904 sur le modèle de l’Office du travail de Belgique, à la suite des travaux de la Commission des réformes sociales de 1883. Ayant comme but d’« encourager l’action sociale et gouvernementale en faveur de l’amélioration des classes ouvrières », 30 membres composent ses trois sections. L’une d’elles, associée au Ministère de l’Intérieur (Gobernación), est à l’origine de la Première Loi sur les habitations à bon marché (casas baratas) d’Espagne, votée le 12 juin 1911[21].

Participant au congrès des habitations à bon marché de Londres en 1907, et membre de la Fédération internationale des cités-jardins et de l’aménagement des villes, l’IRS fut probablement la première institution espagnole à contacter le groupe fondateur du mouvement des cités-jardins. Après le départ de Montoliú aux États-Unis, la SCCJ le rejoint à Madrid. Sous la présidence de Luis de Marichalar (1873-1945), vicomte d’Eza et ancien maire de Madrid, il propose la construction d’une nouvelle cité-jardin, Le Nouveau Madrid (El Nuevo Madrid) au nord-ouest de la capitale, entre les communes de Pozuelo, Aravaca et Las Rozas, selon le projet de l’architecte Jesús Palacios[22].

La réorganisation de l’IRS en 1919 prévoit une section technique et administrative chargée des habitations à bon marché ayant comme but « la diffusion et le développement de la loi du 12 juin 1911 […], l’encouragement des coopératives de construction des habitations hygiéniques et économiques, l’étude du problème du logement dans les différents centres de population, l’encouragement des diverses modalités du crédit, les cités-jardins, les jardins ouvriers et toutes les institutions liées au problème de l’habitation… »[23].

Les relations de l’IRS avec le mouvement howardien se révèlent effectivement fortes et directes, mais aussi paradoxales, voire conflictuelles[24]. Responsable de l’élaboration des textes législatifs concernant l’habitat, l’IRS ne cible jamais les principes fondateurs de la cité-jardin si bien qu’il joue un rôle central en Espagne dans le « tournant réformateur », tel que le décrivent pour la France Susanna Magri et Christian Topalov[25]. Ainsi, tandis que la loi des habitations à bon marché de 1911 représente en Espagne la réforme sociale par le logement (sans même évoquer la cité-jardin), son homonyme de 1921 devient, face à la permanence des anciennes lois d’extension et d’assainissement des villes, la brèche d’introduction en Espagne des concepts de l’aménagement urbain moderne, y compris la décentralisation urbaine, la cité-jardin… et du même coup de tous ses dévoiements[26].

Peu connu jusqu’à aujourd’hui, Federico López Valencia émerge dans ce contexte comme une personnalité active au sein de l’IRS. Il est chargé de la rédaction de la plupart des documents (voire tous) contenant les comptes rendus en espagnol des conférences internationales autour des cités-jardins et de la construction de villes. Il le fait d’abord comme membre de l’IRS et, plus tard, après la disparition de cette entité en 1923, comme membre de l’Institut national de la prévoyance. De ce point de vue, López Valencia semble avoir été un personnage majeur du suivi et de la diffusion en Espagne de la production scientifique internationale autour des problèmes du logement et des grandes villes[27]. Tout particulièrement, il a été le traducteur en espagnol des trois Conférences internationales sur les cités-jardins et plans des villes qui se sont tenues à Londres et Paris en 1922, à Göteborg en 1923, des Congrès internationaux des plans de ville d’Amsterdam 1924 et New York 1925, du Congrès international de l’habitation et du plan des villes de Vienne en 1926 et des Congrès Internationaux de l’habitation et de l’aménagement des Villes de Paris en 1928 et Rome en 1929[28].

Les contenus de la conférence de Paris en octobre 1922 nous intéressent particulièrement car ils donnent à voir l’état du débat urbanistique européen autour de la cité-jardin et de l’aménagement des villes, permettant en même temps d’observer la présence française (et la quasi-absence de l’Allemagne) sur la scène urbanistique internationale, juste après le concours parisien de 1919. Le programme prévoyait plusieurs visites de groupes d’habitations ouvrières et des banlieues jardins du département de la Seine et de Reims, en plus de l’étude de l’aménagement urbain de Paris et de Versailles, ou encore de « divers sujets en lien avec l’influence du mouvement en faveur de la cité-jardin dans l’aménagement des villes »[29]. À ce propos, les conférences faites par Theodore G. Chambers (« La cité-jardin comme entreprise économique d’aménagement de villes »), Charles B. Purdom (« Les cités-jardins anglaises ») et H. Chapman (« Le mouvement en faveur des cités-jardins et l’aménagement de villes ») témoignent du caractère dominant des apports anglais[30]. La contribution d’Henri Sellier – membre à ce moment-là du conseil provisoire de la Fédération internationale des cités-jardins – est remarquée dans le document espagnol, notamment à travers son tableau des avancées en France du mouvement des cités-jardins, de la construction de villes et de la formation à l’urbanisme[31].

Selon la publication de l’IRS, Sellier aurait fait le point sur ce dernier élément en mettant en évidence la création de plusieurs institutions. La revue La Vie urbaine, fondée en 1919, est une de celles « qui ont comme objet l’éducation sur les questions d’urbanisation et d’aménagement des villes » et a « publié un résumé très complet des acquis du concours pour le plan d’extension de Paris »[32]. À côté d’une description détaillée de la revue, Sellier aurait aussi évoqué la transformation de la Bibliothèque et du service des travaux historiques de la ville en Institut d’histoire, de géographie et d’économie urbaines de Paris (1917), et la création de l’École de hautes études urbaines (1919) qui fait l’admiration des autres conférenciers. Soucieux de montrer que la France rattrape son retard par rapport au Royaume-Uni dans le domaine de l’urbanisme, Sellier évoque aussi l’Association française des cités-jardins, l’association Renaissance des cités, l’Office public d’habitation à bon marché du département de la Seine (1916), responsable de la construction des cités-jardins des alentours de Paris, enfin l’Union des villes et communes de France (1920) et l’Association française pour l’étude de l’aménagement et l’extension des villes (1920), membre de la Fédération internationale des cités-jardins et de l’aménagement des villes[33]. Insistons sur le fait que le succès international des institutions signalées par Sellier se confirme depuis l’observatoire espagnol. Certains des experts, les plus reconnus dans les domaines de l’urbanisme et l’administration municipale en Espagne, profitent alors de bourses d’études à Paris pendant les décennies de 1920 et 1930 jusqu’à la guerre civile : Enrique Martí Jara, Luis María Palomares Revilla, Pablo de Azcárate, Manuel Fraile y Martín de las Ventas, Fernando García Mercadal[34].

Contrairement à Barcelone, Madrid ne connaît pas d’innovations urbanistiques au début du xxe siècle. Pour autant des critiques très sévères mettent en évidence l’inefficacité de la méthode d’ensanche face au problème persistant du logement. La question de l’extension connaît à l’époque une nouvelle formulation – sous le terme de « problema del extrarradio » – dont l’objet est la croissance anarchique de la banlieue, par-delà la limite de l’Ensanche projeté par José Maria de Castro en 1861 presque simultanément à l’Ensanche de Barcelone de Cerdá. Comme l’historienne Charlotte Vorms l’a très bien mis en évidence, est alors révélée l’obsolescence des vieux outils de l’urbanisme du xixe siècle en Espagne[35]. Ce processus tardif par rapport aux autres grandes villes européennes est sans doute lié aux contradictions entre les intérêts fonciers de la bourgeoisie traditionnelle madrilène et les stratégies urbaines développés par les nouvelles élites, enrichies des bénéfices de guerre, en rapide ascension[36].

Ainsi, le Plan para la urbanización del extrarradio (1910, dit plan Núñez Granés du nom de l’ingénieur municipal qui en est l’auteur) ne parvient pas à intégrer les grandes innovations théoriques de l’époque[37] qui ne trouvent de formalisation dans l’urbanisme madrilène qu’à partir de 1924, à la suite des essais successifs de planification, comme le projet de plan régional de Salaberry, Aranda, Lorite et García Cascales en 1924, proche de certains schémas urbains allemands et anglais, ou encore celui du plan d’extension de 1926, influencé par la Conférence internationale des cités-jardins d’Amsterdam (1924) et le Congrès national d’urbanisme de 1926[38]. Le débat sur l’extension de Madrid débouche alors en 1929 (toujours provisoirement) sur une expérience assez semblable à celle observée à Paris dix ans auparavant. Au cours du quatrième Congrès municipaliste de 1928, la Ville de Madrid, en comparant ses problèmes urbains avec ceux de « Berlin, Paris ou Rome », annonce un concours national d’avant-projets pour la capitale espagnole. Précédé de l’élaboration d’une très importante enquête, « Información sobre la ciudad », la compétition sur l’urbanisation de l’extrarradio et sur l’étude de la réforme intérieure et de l’extension de Madrid est lancée en 1929[39]. Ici, une fois de plus, l’influence allemande se mesure à la participation de Hermann Jansen, Otto Czekelius et Joseph Stübben, de même qu’au succès du Plan d’extension signé en 1930 par l’espagnol Secundino Zuazo et l’allemand Hermann Jansen, vainqueurs du concours[40].

Apports espagnols au carrefour international : la Ciudad lineal

Pour compléter ce tableau du « carrefour espagnol », on ne peut oublier la célèbre Ciudad lineal, présentée comme le principal apport espagnol aux réseaux internationaux et à la pensée urbanistique du début du xxe siècle. Toujours controversée, la Cité linéaire serait, selon Arturo Soria et ses enthousiastes divulgateurs « une invention aux effets incommensurables », « une révolution radicale en matière d’architecture des villes » ou « la forme la plus parfaite des villes modernes », supérieure à la cité-jardin « comme l’homme est supérieur au singe »[41] !

Les historiens de l’urbanisme ont cependant mis en question les apports de la Cité linéaire. D’un côté, l’originalité du concept a été réévaluée par la mise en évidence des liens entre les deux grandes questions que cherche à résoudre Soria, la colonisation intérieure et le problème du logement, et la pensée réformiste espagnole[42], ainsi que sa filiation avec des auteurs comme Àngel Fernández de los Ríos (1821-1880)[43] ou des pionniers des habitations ouvrières modernes comme Mariano Belmás (1850-1916)[44]. D’un autre côté, les géographes Dolores Brandis et Rafael Mas ont démontré la nature très « immobilière » de la mise en œuvre de la Cité linéaire, soulignant les dérogations aux principes d’origine et le comportement global de la Compagnie madrilène d’urbanisation (Compañía Madrileña de Urbanización, CMU), entreprise fondée par Soria lui-même selon le modèle anglais des building societies[45]. Enfin, la production théorique de Hilarión González del Castillo (1869-1941), plus important idéologue et propagandiste de la cité linéaire après Soria, évolua vers le mouvement de la cité-jardin, effaçant dans son parcours certains des concepts mis en place à l’origine par le fondateur[46]. Apparemment, à partir des difficultés de la crise de la CMU en 1910-1913, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, González del Castillo diffuse un modèle de plus en plus éloigné de l’expérience madrilène, vers une approche théorique et une échelle nettement régionale, permettant d’envisager la colonisation du territoire… autant en Chine qu’en Argentine, Sibérie, Ceylan, Philippines, Canada ou Maroc[47] !

Les controverses suscitées à l’époque et les apports de la critique urbanistique ultérieure amènent à questionner l’engouement international pour la Cité linéaire dans les premières décennies du xxe siècle et, tout particulièrement, le rôle de l’intense propagande dont elle a bénéficié. La CMU a développé, à l’époque, un considérable effort publicitaire, aussi bien en Espagne qu’à l’étranger, par le biais de son organe officiel de publication La ciudad lineal, et par sa participation dans divers congrès internationaux dont le Premier congrès scientifique panaméricain, de Santiago du Chili en 1908-1909 (diffusion poursuivie au Chili par Carlos Carvajal Miranda, 1872-1950), le Premier congrès international et l’exposition comparée des villes de Gand en 1913 (la brochure de la cité linéaire y fut traduite en français par Georges Benoît-Lévy[48]), l’Exposition internationale de Lyon en 1914, ou encore les Congrès internationaux des cités-jardins de Götteborg en 1923, et celui du logement et de l’aménagement des villes de Vienne en 1926, déjà mentionnés[49]. L’historienne Mayalène Guelton a très bien souligné le rôle de diffuseur de Georges Benoît-Lévy, cheville ouvrière de la propagande, en France comme à l’étranger, de la Cité linéaire, notamment après 1924. Il crée en 1925 l’Association internationale des Cités linéaires (fusionnée en 1951 avec l’Association des Cités-jardins de France pour donner lieu à l’Association internationale des Cités-jardins linéaires) et la porte à bout des bras pendant le reste de sa vie[50].

Les concours, international de Barcelone de 1903 et national de Madrid de 1929, riches de la présence de nombreuses personnalités étrangères, révèlent une intense période d’échanges internationaux avec la Städtebau allemande, la Garden City et le Town Planning britanniques, pôles majeurs d’une pensée urbanistique en train de se mondialiser. Au carrefour espagnol, se croisent les courants urbanistiques les plus puissants du début du xxe siècle.

À ces échanges, la France participe, d’abord (et très tôt), par le travail mené de Jaussely à Barcelone en 1903, puis jusqu’en 1917. Jean-Claude-Nicolas Forestier, porteur des influences étatsuniennes (système de parcs, regional planning), le suivra sur le même terrain. Le Musée social, l’École de hautes études urbaines ou encore la revue La vie urbaine, présente dans les bibliothèques universitaires de Madrid, Barcelone et Salamanque, ont également une influence certaine.

Entre « l’ossature urbaine » proposée par Jaussely (1903) et les « éléments structurants fondamentaux » selon la perspective du City planning (1917), une pensée technique et une méthodologie se sont affirmés. D’une part, relevant davantage du « système » : système du transport en commun, système de la voirie, système des parcs et des grands équipements de centralité ; d’autre part, confirmant les enquêtes préalables comme base de la méthode de l’aménagement des villes, survey before planning. Ces éléments participant à la définition de la discipline de l’urbanisme moderne demeureront jusqu’à présent, et ceci malgré les importants changements du siècle.

Ces éléments rapidement évoqués nous invitent à poursuivre l’interrogation sur la nature et la portée des concepts reçus. Des historiens de l’économie espagnole, comme José Manuel Tuñón de Lara et Francesc Roca Rosell ont dévoilé les liaisons entre les débuts de l’« organisation rationnelle des villes » en Espagne et les stratégies d’accumulation du capital à la suite de la guerre de Cuba, d’abord, et puis de la Grande Guerre. Un siècle plus tard, en 2013, la profonde crise espagnole met durement en évidence le rôle de la planification urbaine au service des intérêts du capital financier, de même qu’elle sert à mettre en question le sens du progrès économique et social véhiculé par les politiques sociales depuis le début du xxe siècle… Un réexamen actuel des fondements de la conception et de la pratique de l’urbanisme en est d’autant plus justifié.