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© S. Rouelle / Mairie de Paris-Comité d’histoire de la Ville de Paris
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La fabrique du Grand Paris au prisme des catégories urbaines Des années 1930 aux années 1960

par Olivier Ratouis

Résumé

La croissance démographique, économique et spatiale du Grand Paris est ici étudiée sous l’angle de la constitution des catégories de l’action publique. Dans les décennies d’après-guerre, l’administration a besoin d’outils nouveaux pour mettre en œuvre la planification spatiale. L’« agglomération » est l’une de ces catégories dont l’établissement est le plus décisif.

Adoptée par l’INSEE en 1954 après avoir été définie par l’INED, l’agglomération rend compte de façon quasi-clinique des aléas de l’action publique et de la circulation des catégories. Sociologues (Chombart de Lauwe) comme urbanistes (Maurice-François Rouge) se l’approprient tour à tour. L’agglomération connait une vie faite de tensions entre sa catégorisation statistique et la concurrence avec d’autres termes visant plutôt l’organisation politique ou la saisie des dynamiques spatiales. La fabrique du Grand Paris s’enrichit de nouvelles dimensions.

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https://www.inventerlegrandparis.fr/link/?id=1825

DOI

10.25580/IGP.2015.0005

Olivier Ratouis est Professeur des universités à l’Université Paris Nanterre, membre de l’UMR Mosaïques – LAVUE.

Ses recherches portent sur la fabrication de la ville au 20ème et 21ème siècle. Il a consacré son Habilitation à Diriger les Recherches aux « Temps et catégories de l’urbain » en 2005. Il a dirigé l’ouvrage La construction d’une agglomération. Bordeaux et ses banlieues, Metispresses, 2013, ainsi que Les mots des urbanistes. Entre parlers techniques et langues communes, Paris : L’Harmattan, 2019, ouvrage en direction avec L. Coudroy de Lille.


Français

La croissance démographique, économique et spatiale du Grand Paris est ici étudiée sous l’angle de la constitution des catégories de l’action publique. Dans les décennies d’après-guerre, l’administration a besoin d’outils nouveaux pour mettre en œuvre la planification spatiale. L’« agglomération » est l’une de ces catégories dont l’établissement est le plus décisif.

Adoptée par l’INSEE en 1954 après avoir été définie par l’INED, l’agglomération rend compte de façon quasi-clinique des aléas de l’action publique et de la circulation des catégories. Sociologues (Chombart de Lauwe) comme urbanistes (Maurice-François Rouge) se l’approprient tour à tour. L’agglomération connait une vie faite de tensions entre sa catégorisation statistique et la concurrence avec d’autres termes visant plutôt l’organisation politique ou la saisie des dynamiques spatiales. La fabrique du Grand Paris s’enrichit de nouvelles dimensions.

English

The demographic, economic and spatial growth of Greater Paris is studied here from the angle of the constitution of the categories of public action. In the decades following the war, the administration needed new tools to implement spatial planning. The “agglomeration” is one of those categories whose elaboration is the most decisive.

Adopted by INSEE in 1954 after being defined by INED, the agglomeration gives a quasi-clinically account of the vagaries of public action and the circulation of categories. Sociologists (Chombart de Lauwe) and town planners (Maurice-François Rouge) appropriate it in turn. The agglomeration knows a life made up of tensions between its statistical categorization and competition with other terms aimed more at political organization or the grasp of spatial dynamics. The making of Greater Paris is enriched with new dimensions.


Dans les premières décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale, les nouvelles politiques urbaines au premier rang desquelles se situe la planification spatiale, alors en plein essor, appellent la mise en place d’outils adéquats. Parmi ceux-ci, les catégories de l’action occupent une place discrète mais déterminante. Le « Grand Paris », avant d’être un objet géographique déterminé physiquement, relève du vocabulaire de l’urbain et appartient au registre des catégories, créées et utilisées par les milieux savants et l’administration. En ce sens, l’objet « Grand Paris » peut avantageusement être appréhendé sous l’angle de la constitution des catégories urbaines, mobilisées par l’action publique. La production de catégories permet par ailleurs à ses auteurs de décadrer leur objet, dans la mesure où la dimension comparative essentielle et presque constitutive de cette action éclaire l’étude du cas. Pour Paris, c’est une double comparaison qui dessine la ligne d’horizon : à l’échelle nationale avec les grandes agglomérations françaises ; à l’échelle internationale avec les grandes capitales, principalement occidentales.

Ainsi, ouvrir la question du Grand Paris par la catégorisation montre un processus dynamique dont la chronologie n’est pas, peut-être, complètement en phase avec celle de l’aménagement. Les temporalités renvoient ici à l’avant-guerre et montrent des liens que la rupture forte dans le domaine de l’urbanisme organise différemment : la législation française, élaborée à partir de la création de la Délégation nationale à l’Équipement national en avril 1941 et du décret dit Grande loi d’urbanisme du 15 juin 1943, structure les deux décennies 1950 et 1960[1].

Avec cette approche, la question que conduisent à formuler les acquis des études sur et par les mots de la ville, se pose de nouveau : doit-il « reproduire ou calquer la terminologie du passé » selon la formule de l’historien Marc Bloch reprise par Depaule et Topalov ou bien élaborer la sienne propre[2] ? On comprend alors que les acteurs opèrent des choix qui prennent la forme de classements et que les catégories ne désignent pas simplement des réalités objectives[3]. Par suite, dans l’interrogation sur « l’invention du Grand Paris », selon le titre générique du colloque, il nous intéresse moins de savoir comment il convient de désigner des objets et des processus historiques, que d’être attentifs aux terminologies – lesquelles contribuent à la formulation des questionnements. Ainsi, « métropole », terme en vogue aujourd’hui, fait-il partie du vocabulaire des acteurs de l’après-guerre ? Qu’en est-il de la locution « Grand Paris » ? Quelles sont les autres dénominations et qui les emploie ? Et surtout, que désignent ces vocables ? Autrement dit, que recouvrent-ils ?

 

Des outils de mesure et de comparaison de la croissance urbaine

Face à la grande transformation que connaît le monde des villes au xxe siècle, les catégories urbaines visent sans doute d’abord à prendre la mesure de la croissance démographique, économique et spatiale des ensembles urbains. Si les statisticiens soulignent la dimension internationale de leurs choix, la valeur comparative est souvent mobilisée.

L’est-elle autant dans les années qui suivent la Seconde Guerre mondiale qu’au tout début du xxe siècle lorsqu’un statisticien comme Paul Meuriot et certains hommes de plans au premier rang desquels l’architecte Eugène Hénard, directeur adjoint du service d’architecture de l’Exposition universelle de Paris en 1900, dans le contexte d’élaboration du « Grand Paris », s’engagent délibérément dans la démarche comparatiste entre Grand Paris, Grand Moscou et Grand Londres[4] ?

 

Hénard vise à poursuivre l’œuvre transformatrice de Haussmann et d’Alphand en réfléchissant à un nouveau système de voies de circulation pour Paris en s’inspirant de ceux des grandes capitales européennes. Les travaux contemporains de Meuriot, un élève d’Émile Levasseur, sur « la mesure des agglomérations urbaines »[5] relèvent de considérations uniquement démographiques. Il s’agit pour lui de saisir la spécificité des grandes agglomérations, ce qui le mène à souligner l’insuffisance des « limites administratives [qui] créent des unités urbaines artificielles, dont la statistique doit se défaire pour se représenter objectivement l’état d’une agglomération »[6]. La mesure du phénomène urbain implique de dépasser la seule échelle communale et de saisir ensemble ce qui forme un tout. Il est donc nécessaire d’inclure dans l’étude de la grande ville moderne sa banlieue. Pour ce faire, Meuriot opère explicitement un choix terminologique : l’agglomération est ce qui donne nom à cet ensemble, caractérisé par la réunion d’une population en un même lieu. C’est ici la grande ville qui est visée et pour le statisticien l’éclairage de la comparaison entre Paris, Londres et Berlin en particulier. Tels sont les acquis du début du siècle qui s’étirent jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et qui montrent comment le mot « agglomération » connaît un intéressant élargissement de la démographie à la planification, de la société à l’espace, de l’« agglomération de population » à l’« agglomération urbaine »[7].

Dans l’après-guerre, la lecture des écrits montre non seulement la prégnance des thèmes déjà exposés mais aussi leur approfondissement. Loin de n’être que l’apanage de commentateurs plus ou moins éloignés de la mise en œuvre des politiques d’aménagement, l’interrogation sur l’ampleur de la croissance urbaine reste particulièrement vive. Et c’est le choix du terme « agglomération », et non « Grand Paris », qui se manifeste (fig. 1).

Dans un article intitulé « L’humanité devant le péril des agglomérations », paru en 1959 dans la revue Urbanisme, Maurice-François Rouge, sous-directeur de l’Aménagement du territoire au ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU), s’alarme de l’accroissement très rapide des grandes concentrations humaines[8]. L’extension radioconcentrique, continue et illimitée, qui est adaptée pour des villes isolées ne l’est plus pour de très grandes agglomérations.

 

« Libérées tout récemment des contraintes imposées par les nécessités de la défense et de l’approvisionnement, les villes se sont mises à proliférer sans limites. L’humanité traverse ainsi actuellement une période critique ; celle d’un changement d’échelle qui se manifeste dans toutes sortes de domaines, et notamment dans l’évolution des villes. […]

L’urbanisme est ainsi placé devant des responsabilités qui dépassent de beaucoup la technique et engagent l’avenir même de la civilisation. »[9]

 

Face à ces difficultés, l’« agglomération » possède des qualités dont ne disposent pas les termes concurrents. Pour Maurice-François Rouge, ce « terme nouveau » (qu’est-ce qui n’est pas « nouveau » dans le vocabulaire des années soixante[10] ?) est le plus proche de la réalité urbaine, même si la notion est « restée floue jusqu’à ce jour en raison de sa généralité même »[11]. Dans un véritable plaidoyer, Rouge explique que l’agglomération offre la seule voie pour saisir l’ensemble urbain comme un tout. À défaut de répondre à une unité officielle, comme c’est le cas pour les entités administratives, elle correspond à une réalité. Le travail de définition se révèle ardu. Rouge retient trois critères : la continuité spatiale, le caractère urbain du paysage (qui le distingue d’un paysage rural) et le genre de vie des habitants, qu’il est nécessaire de combiner. L’agglomération offre une clé de lecture dynamique du développement urbain. Pour la région parisienne ou les régions minières du Nord, la question se pose de savoir s’il n’y aurait pas plutôt plusieurs agglomérations, comme Versailles qui apparaît comme un « pôle satellite » de la capitale.

 

« Agglomération » paraît ainsi intéressant par sa valeur plastique, adaptée et adaptable aux situations. Mais ce terme offre en même temps le support d’opérations de délimitations spatiales et de fixation de seuils statistiques. Il connaît ainsi un processus de catégorisation statistique, mené à terme dans l’après-guerre. L’« agglomération » est l’une des catégories urbaines dont l’établissement est la plus décisive pour la statistique.

 

L’établissement de critères va de paire avec une mise en cause des limites administratives qui sont débordées par l’urbanisation croissante et dont l’arbitraire, dans la lignée de Meuriot, est régulièrement souligné puisque les statistiques prennent appui sur elles. Dans l’entre-deux-guerres, Henri Bunle, directeur à la Statistique générale de la France, propose trois critères en vue de la comparaison internationale : densité de population, accroissement de population, migrations alternantes[12]. De cette manière, au critère de continuité du bâti s’ajoutent d’autres éléments qui ouvrent à une approche en termes de zonage. Bunle propose par suite plusieurs cartes de la région parisienne en cercles concentriques selon les différents critères précités.

 

Avec ces mouvements apparaissent donc tout d’abord l’affirmation récurrente de la non-pertinence de l’échelle communale, et ensuite et comme par voie de conséquence, la manifestation de la volonté de s’attacher à de nouvelles entités supérieures, des zones, autrement dit des espaces voire des morceaux multiples et différenciés – ce que les approches en termes de Grand Paris ou de métropole ne proposent pas.

 

En 1952, Édouard Bénard, collaborateur de l’Institut national d’études démographiques (INED), dresse une première liste des agglomérations françaises de plus de 2 000 habitants. Adoptant une démarche empirique, il retient deux critères : la continuité bâtie et l’existence d’une zone d’attraction de la vie familiale. Par suite, Bénard décide d’écarter Versailles de l’agglomération parisienne en dépit de sa proximité qui vaut à de nombreux habitants de cette ville de se rendre travailler à Paris :

 

« […] nous avons constitué à part une agglomération versaillaise, comprenant les communes de Versailles, Le Chesnay, Viroflay et Chaville, et peuplée d’environ 100 000 habitants.

Nous pensons en effet que la vie d’une famille habitant Versailles se rapproche davantage […] du mode d’existence d’une famille habitant Angers, que de celui d’une famille habitant Lyon ou Marseille. »[13]

 

À la suite de ces travaux, l’INSEE adopte la catégorie « agglomération » en 1954, tout en soulignant sa valeur empirique, parlant même d’arbitraire. Ce qui se joue ici est la validation du passage d’une conception de l’agglomération en termes démographiques à une conception spatiale, de l’agglomération de population à l’agglomération urbaine[14]. En 1962, la nouvelle définition des agglomérations urbaines, uniquement fondée sur la continuité bâtie, s’efforce de prendre en compte l’extension urbaine à sa périphérie.

 

 

Des dénominations concurrentielles pour le Grand Paris

Dans la désignation de l’entité du Grand Paris, différents termes sont donc utilisés, porteurs de dynamiques concurrentielles. La première et la principale d’entre elles oppose « agglomération parisienne » et « région parisienne », ainsi que d’autres choix lexicaux qui se greffent et se disputent. En 1956, la revue Urbanisme publie un numéro sur « Paris et sa région »[15]. La résurgence de ce vocable établit une filiation, avec la reprise d’une dénomination qui est celle du Plan Prost. La loi du 14 mai 1932 « autorisant l’établissement d’un projet d’aménagement de la Région parisienne » constitue en effet un moment fondateur. Destinée à « organiser et vertébrer l’agglomération parisienne », elle englobe sous la dénomination de région parisienne une zone urbanisée comprise dans un cercle de rayon de 35 km autour de Paris. La loi montre toute l’ambiguïté de l’usage des termes. Signe que ces débats sont contemporains de l’apparition de l’urbanisme, le choix de Louis Bonnier, Inspecteur général des Services techniques d’architecture et d’esthétique de la Préfecture de la Seine, dans le tout premier article de La Vie Urbaine, l’organe du tout jeune Institut d’urbanisme de l’université de Paris qui paraît à partir de 1919, mérite d’être relevé. Prenant appui sur le seul critère de densité de population à l’hectare, il consacre un nominalisme qui lui permet de distinguer « Paris », « agglomération parisienne » et « région parisienne ».

 

« La première série, que nous nommons arbitrairement Paris, comprend toute surface (quartier, commune ou arrondissement parisien) où il y a plus de 100 habitants à l’hectare.

La seconde série, que nous nommons Agglomération parisienne comprend toute surface (commune ou arrondissement parisien) où il y a entre 10 et 100 habitants à l’hectare. […] C’est la zone de rayonnement de Paris.

La troisième série que nous nommons Région parisienne, comprend toute surface où il y a moins de dix habitants à l’hectare, dans un rayon de soixante-dix kilomètres autour de Paris. »[16]

 

Cette voie est-elle suivie ? Peu après l’adoption de la loi de 1932, dans l’ouvrage Paris, la ville et sa banlieue, le géographe Albert Demangeon met en exergue la particularité du cas parisien – seulement comparable selon lui à quelques rares situations dans le monde[17]. La poussée urbaine relevée par Demangeon lui fournit l’image de la « ville tentaculaire », soulignant comment l’agglomération parisienne, dans son développement, s’appuie sur les voies de communication comme autant de tentacules que la grande ville pousse vers l’extérieur. Demangeon observe « un “Grand Paris” qui s’agrandit toujours »[18], répondant à la « loi des civilisations modernes », qui est d’accroître la concentration urbaine. Ce faisant, le géographe souligne l’importance de la banlieue.

La ville croit plus vite qu’on ne peut la mesurer. Demangeon s’associe à la démarche retenue par la loi et juge le rayon de 35 km adapté à la « réalité mouvante ».

 

« Le département de la Seine est une ville en pleine croissance, une ville beaucoup plus ville que d’autres grandes cités du monde, à cause de l’entassement des hommes. La densité de la population y atteint des chiffres énormes, non seulement pour l’intérieur même de Paris (36 803 hab. par km2, contre 14 796 à Londres et 6 256 à New York), mais encore dans toute la banlieue puisque le département de la Seine possède 9 663 hab. par km2, alors qu’on en compte 4 158 dans l’agglomération de Londres et 4 353 dans celle du Grand Berlin.

Tout ce territoire qui porte une seule et même ville n’appartient cependant pas à la même administration. Il se partage entre la Ville de Paris et les 80 communes du département qui chacune possèdent leur conseil municipal. […] l’agglomération parisienne déborde au-delà du département de la Seine. »[19]

 

Si, à la suite de Bonnier, Demangeon entend par « agglomération parisienne » l’ensemble formé par les communes ayant une densité comprise entre 10 et 100 habitants à l’hectare, le vocabulaire n’est toutefois pas fixé, Demangeon parlant de Saint-Ouen ou de La Courneuve comme d’« agglomérations ouvrières » [20]. Le décalage entre le morcellement administratif et l’unité humaine est source d’inquiétude. Le portrait que dresse le géographe mérite d’autant plus d’être relevé qu’il reste inchangé dans les éditions successives de son ouvrage encore très lu après-guerre[21]. Le risque de voir « cette grosse tête trop lourde pour l’équilibre du pays » (p. 61) résonne plusieurs décennies : dans la figure que l’on trouve dans La Documentation française illustrée en 1958 de cette condition parisienne qui « donne de notre pays l’image d’un chef macrocéphale sur un corps étiolé »[22] ; ou encore dans l’écho qu’on y trouve dans le texte de présentation du Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la région parisienne, le SDAURP de 1965. Le Schéma directeur en effet se demande :

 

« si les énormes agglomérations contemporaines, multimillionnaires, n’ont pas dépassé le seuil au-delà duquel l’efficacité économique diminue et la vie des hommes devient inhumaine. »[23]

 

Porteur d’une inquiétude voire d’une dénonciation que l’on retrouve dans l’histoire de la capitale et particulièrement chez certains[24], le questionnement sert à justifier l’importance du lien physique qui va parcourir la région parisienne et structurer le Schéma. Le réseau de transport rapide apparaît dès lors comme un besoin, et même une nécessité, parce que c’est lui qui va assurer « l’unité de la région urbaine ».

La singularité de la région parisienne, sortant du rang des agglomérations françaises, est un thème récurrent. Pierre Sudreau, commissaire à la Construction et à l’Urbanisme de la région parisienne avant de devenir ministre de la Construction (1959-1962), relève ainsi que la population de la région parisienne est passée de 2,5 millions en 1851 à 7,4 millions en 1954, la région parisienne gagnant 50 000 habitants par an.

 

« Chaque année, c’est la valeur d’une grande ville de France qui vient s’agglutiner à l’immense métropole dont la population est supérieure à celle de 33 agglomérations françaises. Cette énumération vaut la peine d’être donnée, elle remplit de stupéfaction : Paris et sa banlieue ont plus d’habitants que Marseille, Lyon, Bordeaux, Lille, Toulouse, Roubaix, Rouen, Nice, Nantes, Strasbourg, St-Étienne, Nancy, Le Havre, Grenoble, Toulon, Clermont-Ferrand, Reims, Rennes, Tours, Dijon, Le Mans, Brest, Mulhouse, Limoges, Angers, Montpellier, Orléans, Amiens, Nîmes, Dunkerque, Troyes et Caen, chacune de ces villes étant considérée avec sa banlieue. »[25]

 

C’est le même thème qui ouvre le Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la région de Paris en 1965. Le délégué général au District de la région de Paris, Paul Delouvrier, justifie le choix d’utiliser l’expression de « région de Paris » par la situation d’exception de la capitale.

 

« Même séduisant dans son principe, un projet est inopérant s’il n’est à l’échelle. Cette vérité d’ordre général doit être rappelée ici, car il faut constamment garder présent à l’esprit qu’entre une agglomération d’un demi-million d’habitants – généralement considérée en France comme une « grande agglomération » – et la région de Paris, dix à vingt fois plus peuplée, la différence n’est pas seulement de degré dans le volume des moyens à mettre en œuvre, mais véritablement de nature, et dans les problèmes posés, et dans les solutions à lui apporter. »[26]

 

Une ligne se dessine. Elle court de la loi du 14 mai 1932, suit l’approbation du Plan d’aménagement de la région parisienne (PARP) le 22 juin 1939, et la révision de la définition de la région parisienne par la loi du 28 août 1941, jusqu’au choix de dénomination de l’Institut d’urbanisme de la région parisienne (IAURP) créé le 2 août 1960, quelques jours avant la parution du Plan d’aménagement et d’organisation générale de la région parisienne (PADOG) le 6 aout, puis la création du District de la région parisienne le 2 août 1961, et la publication du Schéma directeur de la région parisienne (SDAURP) le 22 juin 1965. Lorsqu’en 1976, le Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la région parisienne (SDAURP) devient le Schéma directeur de la région Île-de-France (SDRIF), le terme région reste bien présent même si a lieu le passage de la « Région parisienne » à la « Région Île-de-France ».

 

Toutefois, « agglomération parisienne » reste utilisée et la victoire de « région parisienne » n’est pas acquise. Le premier terme bénéficie d’une plus grande amplitude historique[27] et région paraît largement réservé au domaine administratif. Ainsi, pour l’architecte-urbaniste Robert Auzelle[28], face à l’approche statique de la démographie, l’étude de l’« agglomération » permet d’atteindre la dimension vivante des phénomènes urbains[29]. Son « Que-sais-je ? » Technique de l’urbanisme publié en 1953 a pour sous-titre L’aménagement des agglomérations urbaines. Agglomération couvre de multiples dimensions – ce qui n’est le cas d’aucun des termes concurrents : ni département ni région qui ressortissent de préoccupations politiques et administratives. « Région » et « agglomération » se côtoient donc sans que l’un triomphe de l’autre[30].

 

 

Liens entre planificateurs et producteurs de catégories

Les relations entre planificateurs et producteurs de catégories, qu’il est judicieux d’interroger, sont tissées de multiples façons dans l’après-guerre. Elles se façonnent dans des échanges qui vont croître pour répondre à des besoins de connaissance largement tournés vers l’action, et qui signent l’une des évolutions dans les années 1950 et 1960 du monde de l’aménagement.

Le sociologue Chombart de Lauwe occupe une place particulière dans cette histoire qui se noue plus particulièrement dans la compréhension de l’urbanisation parisienne des années d’après-guerre. Chombart souligne la montée des demandes d’études, d’autant plus importantes qu’elles portent en fond sur un sentiment d’inquiétude, voire de faiblesse face à des phénomènes de grande ampleur qui forment ce « péril » dont parle Rouge. Dans ce contexte, « à côté des architectes, des ingénieurs, des administrateurs, l’Urbanisme doit faire appel de plus en plus aux représentants des sciences humaines »[31]. Le sociologue, lui-même confronté aux difficultés de la recherche de données sur Paris, ouvre le livre Paris et l’agglomération parisienne, paru en 1952, par cette question : « Sur quelles recherches positives l’urbaniste peut-il s’appuyer ? »[32]. Chombart présente son ouvrage de sociologie comme une œuvre utile dans la mesure où il apporte des réponses nouvelles – jusqu’alors seules existant des études géographiques et historiques – même si dans l’immédiat après-guerre il y a encore peu de travaux de géographie sur lesquels prendre appui[33]. En proposant de développer la notion d’« espace social » et non seulement d’espace géographique ou économique, le sociologue entend apporter une dimension supplémentaire en interrogeant la relation entre les représentations que se fait un groupe social d’un espace et les structures inscrites dans cet espace.

Chombart insiste sur le lien qui l’unit à certains urbanistes. Robert Auzelle fait partie de ceux-là. Le récit des origines et des formes de leur collaboration est instructif et illustratif des partenariats entre certains sociologues urbains, des urbanistes et des administrateurs.

 

« J’avais rencontré Robert Auzelle en 1937, durant mon service militaire. Nous avions un certain nombre de préoccupations communes. Nous parlions ethnologie et anthropologie. […] par la suite […] nous avons contacté le ministre de la Reconstruction et du Logement de l’époque, Eugène Claudius-Petit, qui nous a aidés financièrement à la préparation du livre […] Paris et L’Agglomération parisienne [qui] retraçait une série d’études que nous avions menées sur les quartiers et les petites unités locales de vie sociale. Nous avions cherché à comprendre comment s’établissait le voisinage dans les classes moyennes et les classes ouvrières. Auzelle était intéressé par toutes ces réflexions. »[34]

 

Chez Chombart comme chez Auzelle justement, l’agglomération, objet d’un choix délibéré, est au centre de l’approche.

 

« Ce qui importe, c’est la détermination de l’espace dans lequel évolue une population : dans le cas présent [Paris], l’espace correspond à une agglomération qui tend à acquérir une certaine unité. »[35]

 

Autrement dit, les limites de l’agglomération se voient établies par le critère de « distribution des lieux de résidence des personnes travaillant dans Paris et dans la banlieue proche »[36]. De ce fait, Chombart de Lauwe s’avère être l’un des rares auteurs à travailler pleinement les deux grands registres de significations du mot agglomération : social et spatial.

L’agglomération spatiale, chez Chombart, connaît un « développement radioconcentrique » autour d’un « noyau central ». Au niveau supérieur, agglomération ne convient plus. « Il ne peut pas être question de concevoir Paris comme une seule ville, ni même comme une seule agglomération, c’est un ensemble d’agglomérations, une super-agglomération qu’il faut diviser et organiser »[37]. Dans les années qui suivent, l’objet de l’urbanisme doit se tourner pour le sociologue vers la création d’« agglomérations internes », elles-mêmes à diviser en unités plus petites. Le mot agglomération montre ici encore sa plasticité (fig. 2).

À l’aide de très belles cartes réalisées par Jacques Bertin, cartographe auteur de méthodes de représentation graphique[38], façon aussi de dépasser ainsi le strict cadre communal qu’il remet en cause et inspiré par les travaux de Burgess et des sociologues de Chicago, Chombart de Lauwe élabore un schéma radioconcentrique de l’agglomération parisienne en sept zones :

 

    1. Le noyau central
    2. La zone d’acculturation
    3. La zone résidentielle intérieure
    4. La zone résidentielle industrielle
    5. La zone résidentielle mixte
    6. La zone des lotissements
    7. La marge

 

La limite de l’agglomération, au sens de la rupture de continuité spatiale, se situe donc entre les deux dernières zones : la zone des lotissements et la marge.

 

Chombart retient pour sa part cinq critères pour arriver à ce résultat :

 

– la répartition de la population résidentielle,

– les temps de parcours (courbes isochrones),

– la répartition des domiciles d’employés de certaines entreprises,

– la densité de la population active,

– la répartition de la population active.

 

De « Grand Paris », Chombart ne parle pas, opposant comme il le fait plus tard les « structures administratives » et les « structures vraies », c’est-à-dire économiques, démographiques et sociales[39].

L’établissement de la catégorie statistique d’agglomération de 1954 peut être revisité. La même année, dans son étude pour l’INSEE sur « Les limites de l’agglomération parisienne », Chauvet qui vient de participer à l’équipe dirigée par Chombart[40], prend en effet appui sur une opposition entre agglomération et région. La région peut être envisagée de différents points de vue selon lui (économique, politique, comme région naturelle ou encore géographique) qui tous donnent des limites différentes ; la région en outre est extensive : elle absorbe les territoires administratifs. L’agglomération forme en revanche un concept autonome qui évoque la concentration des hommes et des richesses, une intensité.

 

Et c’est en prenant appui sur Paris et L’Agglomération parisienne que l’INSEE distingue alors agglomération satellite(Melun) et agglomération mère (Paris) [41], Chauvet relevant au passage que le cercle de 35 km de rayon défini par la loi du 14 mai 1932 créant le Comité supérieur d’aménagement de la Région parisienne, ne forme pas la limite de la région parisienne, mais inscrit le territoire à aménager comme limité par ce cercle.

Les liens sont donc nombreux entre savants et administrateurs. L’INSEE sépare encore pour le seul cas parisien et toujours en suivant Chombart de Lauwe agglomération au sens restreint (qui inclut la région suburbaine ou banlieue, autrement dit réunit à la ville de Paris 50 communes de la Seine et cinq communes de la Seine et Oise) et agglomération au sens large qui intègre la zone de banlieue périphérique des lotissements[42].

L’étude des limites de l’agglomération parisienne par Chauvet débouche sur une terminologie de l’espace de l’agglomération en trois phases : Centre urbain, Agglomération restreinte et Agglomération au sens large ; lesquels sont également conçus respectivement comme : zone centrale, zone proche ou sururbaine (sic), zone périphérique (fig. 3).

Cette structuration est approfondie par l’INSEE en 1959 dans le cadre d’une étude sur la Délimitation de l’agglomération parisienne[43] qui vise à « définir et isoler les zones successives urbaines et d’influence urbaine que l’on rencontre autour de Paris ». Elle donne lieu aux terminologies suivantes :

 

– La couronne urbaine avec une forte continuité de bâti ;

– La couronne suburbaine où la continuité est moins étroite ;

– Une zone d’attraction composée de communes dortoir et sans continuité de construction entre elles.

Celles-ci sont traduites en quatre zones :

– L’Agglomération restreinte (= ville de Paris + Couronne urbaine) ;

– L’Agglomération étendue (= agglomération restreinte + couronne suburbaine) ;

 

Une « zone d’attraction de l’agglomération » est ici entendue comme regroupant les communes situées sur les tentacules axés sur les lignes de chemin de fer ou les rivières ;

– Le Complexe résidentiel de l’agglomération de Paris (= Agglomération étendue + zone d’attraction de l’agglomération) ;

– Enfin la Zone de peuplement industriel de la région de Paris (fig. 4).

Au tournant des années 1950 et 1960, la réflexion sur la délimitation de l’agglomération bat son plein, au rythme de la croissance de la population de l’agglomération parisienne et de ses marges qui gagnent ensemble en 15 ans 1 500 000 habitants, une augmentation d’un quart.

 

1936 1954 1962

(sans doubles comptes)

Agglomération restreinte 5 538 984 5 841 632 6 523 632
Agglomération étendue 5 976 090 6 398 325 7 369 387
Complexe résidentiel 6 190 457 6 663 415 7 735 342

Tableau 1 : Évolution de la population de l’agglomération parisienne (1936-1962).
D’après Michel Carmona, Le Grand Paris. L’évolution de l’idée d’aménagement de la région parisienne, Paris, thèse d’État, Bagneux, Imprimerie Girotypo, 1979, « Annexe » p. 53.

 

En 1958, le géographe Jean Bastié, ancien élève de Pierre George, superpose les limites de l’agglomération INSEE et celles du département de la Seine, pour souligner l’anachronisme du maintien des limites communales et départementales « submergées par l’agglomération dans sa croissance »[44].

 

Avec la quête de périmètres d’agglomération devant couvrir l’avancée des continuités bâties, la statistique fige la dynamique que le recours à agglomération et à son adaptabilité devait permettre de faire apparaître : l’arbitraire régulièrement relevé des découpages communaux n’est pas absent de celui des agglomérations, comme l’INSEE le reconnaît alors. Reprenant le PARP de 1939, le PADOG de 1960 repose initialement sur le principe d’affirmation d’un périmètre d’agglomération. Par la suite, l’équipe conduite par Paul Delouvrier le juge trop rigide et promeut l’idée d’un desserrement de la Région parisienne, notamment en attribuant aux villes moyennes le rôle de centres secondaires.

La période qui s’ouvre avec la fin de la guerre prépare une rupture que traduit la relation au vocabulaire, rupture qui ne porte pas tant avec les années 1930, si importantes pour l’aménagement de la région parisienne, qu’elle ne s’inscrit dans une durée plus longue qui se clôt avec l’effacement du critère de continuité dans la saisie des entités urbaines. Le géographe Burgel appelle pour la période qui s’ouvre à « regarder avec précaution toute tentative de limite périphérique administrative, mais aussi géographique et statistique, de la ville »[45].

C’est dans le domaine politique, où la région parisienne règne en maître depuis 1932, que s’engage une réflexion susceptible de faire place à d’autres approches. Le « Grand Paris » n’aurait-il pas en la matière un espace d’expression privilégié ? Deux ans avant la création du District de la région parisienne le 2 août 1961, et cinq ans avant la réorganisation administrative de la région parisienne le 10 juillet 1964, la réflexion portée par Jean Legaret sur le statut de Paris, à la demande du conseil municipal dont il est membre, est intéressante. Legaret examine le vocabulaire de la désignation politique de la nouvelle entité que la commission appelle de ses vœux[46]. La « Région parisienne » n’a été en fait qu’une région économique, explique-t-il. Les projets de « département », une institution de 1789, sont jugés anachroniques, qu’ils soient « département du Grand Paris » ou « département de l’Île-de-France ». La commission qu’il conduit propose alors d’instituer un « secrétariat d’État à l’agglomération parisienne », choix qui n’est pas sans faire écho à celui du socialiste Henri Sellier, l’un des rares responsables politiques à l’avoir porté avec constance dans l’entre-deux-guerres (fig. 5).

 

Dans le paysage des mots en concurrence des décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale, agglomération parisienne apparaît bien comme un construit scientifique, élaboré pour répondre à des problèmes, dans différentes sphères savantes et porteur d’une double signification démographique et urbaine qui l’ouvre à un large usage, tandis que Région parisienne fait rapidement l’objet d’une appropriation, sans l’emporter. Réapparaissant ponctuellement, Grand Paris relève du vocabulaire élitaire, un vocable en usage dans les premières décennies du xxe siècle, qui apparait alors un peu fané, avant de renaître bien après, au xxie siècle. De Grand Paris, il est alors peu voire pas question. Quant aux métropoles françaises, dites « d’équilibre » par la Datar en 1964, elles visent dans l’héritage de Gravier à affirmer un poids régional destiné précisément à contrecarrer l’influence de la capitale et ne désignent donc que des capitales régionales. Le terme reste alors technocratique. Dans ces années, la dénomination actuelle de métropole parisienne n’est pas acquise, au moins dans sa signification concurrentielle de région ou d’agglomération.

 

 

 

Figures et illustrations

Figure 1 :

Figure 1 : Comparaison des « agglomérations » et villes françaises de plus de 50 000 habitants. Source : Maurice-François Rouge, « Comparaison des agglomérations », Urbanisme n° 65, 1959, p. 42.

Figure 2 :

Figure 2 : Essai de délimitation des zones urbaines.

Source : Paul-Henri Chombart de Lauwe, Serge Antoine, Jacques Bertin, Louis Couvreur, Jacqueline Gauthier, Paris et l’agglomération française. L’espace social d’une grande cité, PUF, 1952, p. 45.

Figure 3 :

Figure 3 : Les limites de l’agglomération parisienne. Source : Louis Chauvet, Étude statistique de l’agglomération parisienne, INSEE, DR Paris, 1954, np.

Figure 4 :

Figure 4 : Schéma des limites successives et terminologie. Source : Délimitation de l’agglomération parisienne, Insee, 1959, p. 17.

Figure 5 :

Figure 5 : Les auteurs de L’agglomération parisienne. Source : Jean Legaret (coordonné par), Le statut de Paris. Paris et les libertés communales, T2. L’agglomération parisienne. Suites d’études, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, R. Pichon et R. Durand- Auzias, 1959, page de faux-titre.