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La cité-jardin dans le Grand Paris – Du quartier modèle d’habitations à bon marché à un dispositif structurant dans le zoning métropolitain

par Mayalène Guelton

ISO 690

Guelton Mayalène, « La cité-jardin dans le Grand Paris – Du quartier modèle d’habitations à bon marché à un dispositif structurant dans le zoning métropolitain », dans Inventer le Grand Paris. Relectures des travaux de la Commission d’extension de Paris. Rapport et concours 1911-1919. Actes du colloque des 5 et 6 décembre 2013, Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Paris, Bordeaux, éditions Biére, 2016, p. 213-238.

MLA

Guelton, Mayalène. « La cité-jardin dans le Grand Paris – Du quartier modèle d’habitations à bon marché à un dispositif structurant dans le zoning métropolitain », Inventer le Grand Paris. Relectures des travaux de la Commission d’extension de Paris. Rapport et concours 1911-1919. Actes du colloque des 5 et 6 décembre 2013, Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Paris. Biére, 2016, pp. 213-238.

APA

Guelton, M. (2016). La cité-jardin dans le Grand Paris – Du quartier modèle d’habitations à bon marché à un dispositif structurant dans le zoning métropolitain. Dans Inventer le Grand Paris. Relectures des travaux de la Commission d’extension de Paris. Rapport et concours 1911-1919. Actes du colloque des 5 et 6 décembre 2013, Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Paris (pp. 213-238). Bordeaux: Biére. doi : 10.25580/IGP.2013.0010

DOI : https://doi.org/10.25580/igp.2013.0010

LIEN ABSOLU : https://www.inventerlegrandparis.fr/link/?id=196


Français

En affirmant qu’ « il faut créer des cités-jardins dans la banlieue », les auteurs du rapport de la commission d’extension de Paris valident, en 1913, une forme urbaine connue et discutée depuis son importation en France dix ans plus tôt par le juriste Georges Benoit-Lévy. Entendue dans une acception large, dépassant la définition originelle howardienne, la cité-jardin séduit et est présentée par les réformateurs sociaux, à la fois comme une solution à la crise du logement et à l’extension anarchique des périphéries urbaines. Les auteurs du rapport, en l’occurrence Louis Bonnier, proposent ainsi, dans le volume consacré aux considérations techniques préliminaires, de combiner la cité-jardin et le park system, en aménageant deux grands parcs pourvus de deux cités-jardins, au sud et au nord-est de Paris, intégrés dans un vaste système de parcs, suivant le modèle viennois. Après la guerre, la cité-jardin est de nouveau sollicitée dans le programme du concours pour l’établissement du plan d’aménagement et d’extension de Paris de 1919, à la fois comme modèle d’aménagement des zones résidentielles et pour la réutilisation des forts déclassés de la première ligne de défense. Si le concours ne sera suivi d’aucune réalisation, les cités-jardins de l’Office d’HBM du département de la Seine en seront l’application partielle et font désormais partie de notre patrimoine.

English

In 1913, by claiming that ‘garden cities must be created in the suburbs’, the authors of the report of the Commission d’extension de Paris approved an urban form that had been known and debated in France since the lawyer Georges Benoit-Lévy had imported it ten years earlier. Understood in a broader sense than in its original definition by Howard, the garden city appealed to social reformers, who presented it as a solution to both the housing crisis and disorderly urban sprawl. In the volume dedicated to preliminary technical considerations, the report’s authors – in this case Louis Bonnier – suggested combining the garden city and a park system, by developing two large parks alongside two garden cities, to the south and the north-east of Paris, incorporated into a vast system of parks along the model of Vienna. After the First World War, the garden city was again included in the 1919 contest for drawing up a plan to develop and extend Paris. In this case, the garden city was viewed as both a development model for residential areas, and for a way to reuse the decommissioned forts from the first line of defence. Although the contest did not lead to any actual developments, the city gardens of the HBM Office (social housing) for the Seine department would partially apply it, and these constructions are now part of our heritage.


« Il faut créer des cités-jardins dans la banlieue. »[1] Cette recommandation énergique et directive, accompagnée de propositions dessinées, est formulée dans le second volume du Rapport publié en 1913 par la commission d’extension de Paris, instituée deux ans plus tôt. Connue et discutée depuis son importation en France en 1903 par le juriste parisien Georges Benoit-Lévy[2], la cité-jardin, produit de la réflexion anglaise sur les conséquences du gigantisme des villes – en l’occurrence Londres – gouffres de l’espèce urbaine, fait l’objet, à la veille de la Première Guerre mondiale, d’un consensus au sein de la « nébuleuse réformatrice »[3] qui réfléchit, dans ses différents « think tanks » pour trouver des solutions à la crise du logement ouvrier. Or, à un moment où leur réflexion commence à associer étroitement logement et ville, la cité-jardin arrive à point nommé. Le problème posé depuis le milieu du xixe siècle par la pénurie et l’insalubrité de l’habitat des catégories sociales les plus défavorisées, doit en effet être repensé, selon eux, à une échelle qui dépasse celle du bâti et de la parcelle, pour être envisagé à celle de la ville et de ses périphéries à organiser rationnellement.

Présenté, à la veille du conflit, de façon quasi unanime comme un modèle d’aménagement urbain par les tenants de la réforme urbaine, ce dispositif continue d’être prisé, au lendemain de la guerre, par les premiers urbanistes français, dont les plus renommés participent au concours pour l’établissement d’un plan d’aménagement et d’extension de Paris en 1919.

L’analyse des débats sur les modalités d’acclimatation en France de la cité-jardin et des projets de cités-jardins dans le Grand Paris qui s’esquisse sur le papier, permet de s’interroger sur les enjeux de la réappropriation d’un modèle étranger, retravaillé par les tenants de la réforme urbaine pour l’adapter aux conditions locales, mais également de suivre « les cheminements d’une pensée de l’ordre »[4], ce zoning qui a d’emblée été associé à la cité-jardin et qui fonde encore l’urbanisme de plan.

La présentation, dans une première partie, des conditions d’importation et de réception en France de la cité-jardin, vite dépouillée de ses oripeaux howardiens, permettra de comprendre, dans un deuxième temps, la façon dont ce dispositif est ensuite présenté, à la veille du conflit, comme l’antithèse des banlieues anarchiques et l’antidote au problème de l’extension incontrôlée des villes et en particulier de Paris. L’analyse des rendus du concours du plan d’aménagement et d’extension de Paris organisé en 1919 montrera que la cité-jardin continue d’être considérée comme un outil de mise en forme pertinent du zoning métropolitain.

La garden city howardienne : critiques et mise à distance

Revenir sur les réflexions du réformateur anglais Ebenezer Howard permet de mesurer la distance qui sépare la garden city autosuffisante de la cité-jardin à la française telle qu’elle a été acclimatée au contexte français.

Le modèle urbain et socio-économique de garden city a été théorisé par le publiciste anglais, fils de commerçant, né à Londres, Ebenezer Howard (1850-1928) qui élabore son projet de communauté idéale dans les années 1880, après avoir séjourné de 1871 à 1876 aux États-Unis. De retour à Londres, il décide de se consacrer à la question sociale. S’élevant contre le phénomène de taudification des centres-villes où s’entasse une population pauvre ayant dû quitter les terres agricoles accaparées par de puissants propriétaires, Howard conçoit au début des années 1890 le modèle de garden city, dont les modes d’organisation et les principes formels s’inspirent de plusieurs romans d’anticipation, de courants politiques de l’époque. En 1898, il publie l’opuscule To-Morrow : A Peaceful Path to Real Reform, édité à Londres, et réédité en 1902 dans une version grand public, sous le titre Garden Cities of To-Morrow[5]. Ebenezer Howard y propose de réformer la société née de la révolution industrielle, en réorganisant en profondeur le système politique et économique. Constatant que l’effet de concentration de l’économie capitaliste dans les grandes villes a produit de graves inégalités sociales, aggravées par l’exode rural, Howard suggère d’instaurer un nouvel ordre urbain, fondé sur la combinaison des forces d’attraction de la ville et de la campagne au sein d’une communauté modèle : la garden city, contre-proposition au gigantesque urbain. À la métropole centralisée, symbolisée en l’occurrence par la capitale anglaise, Howard oppose la dispersion de l’organisme urbain au sein d’unités autosuffisantes, de taille réduite, dont le développement sera maîtrisable grâce à une densité de population limitée à 30 000 habitants, une spéculation foncière empêchée par la propriété collective du sol dont les revenus sont redistribués au bénéfice de la communauté. Conçue selon un plan concentrique, la cité-jardin disposera de toutes les fonctions urbaines – centre civique et social, réseaux techniques, voies de communication, zones résidentielles – conjuguées aux agréments de la campagne.

De vastes parcs seront créés et des fermes construites autour de la ville permettront d’approvisionner la cité en produits agricoles. Aménagée sur un terrain acquis à bas prix, la cité pourra loger la population dans des habitations individuelles à un loyer accessible. Lorsqu’une cité-jardin aura atteint le chiffre maximal de 32 000 habitants[6], chiffre au-delà duquel l’autosuffisance alimentaire devient difficile, une autre communauté devra être créée à proximité, selon les mêmes modalités. Howard envisage également la création d’une « central city » de 58 000 habitants entourés de six cités-satellites.

C’est à l’hiver 1902, à l’occasion d’un cours d’économie sociale donné à la faculté de droit de Paris par l’économiste français Charles Gide, théoricien du coopérativisme, que Georges Benoit-Lévy, alors étudiant, prend connaissance du modèle théorique de garden city développé par Ebenezer Howard. Il apprend également que la « ville modèle », appelée garden city, décrite par Howard dans ses ouvrages, est sur le point d’être créée à 50 kilomètres au nord de Londres. Se procurant un exemplaire de Garden Cities of To-Morrow, il en fait un compte-rendu de lecture enthousiaste en 1903, dans le Bulletin de la Société française des habitations à bon marché. Les événements s’enchaînent ensuite rapidement : grâce au réseau et à l’entregent de son oncle, Edmond Benoit-Lévy, il est introduit au sein de la « nébuleuse réformatrice ». En juin 1903, il obtient une bourse du Musée social pour aller visiter les « villages industriels » de Bournville et de Port Sunlight. À son retour de mission, il fonde l’Association des cités-jardins de France et publie La Cité-jardin en 1904, compte-rendu de son séjour outre-manche[7].

Des réserves sont formulées dès 1905 par les premiers « convertis ». Les critiques concernent les aspects théoriques de la garden city puisque Letchworth n’est pas encore construit. L’économiste Charles Gide, l’ingénieur leplaysien Émile Cheysson ou encore Jules Méline, émettent rapidement des doutes sur la force d’attraction de l’aimant formé par la garden city et ont du mal à croire que les industriels vont accepter de délocaliser leurs usines en rase campagne. En 1908, Alexandre Ribot avoue n’être pas convaincu de la capacité de la cité-jardin à contrer le mouvement d’exode rural. Lors d’une réunion organisée à la Sorbonne sur les espaces libres, il indique :

« On nous fait voir ces Cités-Jardins qui sont le paradis terrestre restauré […]. Donner à l’ouvrier non seulement la maison, mais encore ce qui en est l’accessoire désormais, ce qui est la santé pour les enfants, le jardin, oui, cela est possible, cela est nécessaire ; mais croire que nous allons arrêter tout à coup ce mouvement, qui porte les populations vers Paris, vers Londres, vers New York ; j’avoue que je suis un peu sceptique. »[8]

Le projet visant à aménager, loin des grandes cités, une ville nouvelle est par ailleurs rapidement considéré comme irréalisable. Intervenant en 1905 au VIIe congrès international des habitations à bon marché, Charles Bartaumieux, architecte et administrateur de la Société des habitations économiques de la Seine, considère qu’« il est assez rare dans notre pays, à l’époque où nous vivons, de voir se créer de toutes pièces une ville neuve ; les grands centres existant déjà sont trop rapprochés »[9].

Les leçons du garden city movement ou la banlieue-jardin comme anti-thèse des périphéries anarchiques

Ces réserves relatives à la possibilité de créer une ville ex nihilo, capable de bouleverser l’ordre urbain désormais bien établi, et dans les conditions actuelles des mouvements migratoires, qui attirerait à la fois les ouvriers et les industriels prêts à délocaliser, vont donc rapidement écarter la cité-jardin howardienne. Les réformateurs français ne vont retenir de l’exemple anglais que les éléments qui leur semblent les mieux adaptés à la situation française. C’est la « banlieue-jardin », sur le modèle d’Hampstead Garden Suburb, lotissement privé édifié dans la banlieue nord de Londres à partir de 1906 sur les plans des architectes anglais Unwin et Parker, architectes de Letchworth, qui va davantage être prisée. Par ailleurs, la cité-jardin de Letchworth, à l’initiative de Ebenezer Howard, n’étant pas achevée dans les années 1900, la connaissance des réformateurs se base essentiellement sur l’analyse des villages industriels modèles de Bournville et de Port Sunlight et de certains villages « coopératifs » anglais.

La validation des principes du garden city movement repose sur trois principes essentiels qui expliquent la fortune du modèle en France : la conciliation, dans le plan d’urbanisme, des impératifs hygiénistes et esthétiques, la promotion de la maison individuelle et les avantages de la coopération appliquée au logement.

Les réformateurs retiennent en effet de la cité-jardin les qualités de son plan qui allie impératifs hygiénistes et considérations esthétiques. En imposant une faible densité d’occupation du sol, en réservant une superficie très importante aux espaces libres (jardins privés et publics), en conservant des massifs boisés existants, les concepteurs des cités-jardins favorisent la circulation de l’air, chère aux néo-aéristes, et récréent par ailleurs un lien supposé perdu avec la nature. La pénétration des rayons germicides du soleil est en outre facilitée par une bonne orientation du bâti. La mise en application des principes hygiénistes ne peut recevoir qu’un accueil favorable en France au moment où sont menés les travaux des architectes Augustin Rey ou Henry Provensal, qui élaborent le modèle de l’« îlot ouvert », lors du concours de la Fondation Rothschild organisé en 1905 à Paris. Les excellentes statistiques de ces cités modèles – comme Bournville ou Port Sunlight – qui présentent de faibles taux de mortalité et de forts taux de natalité, ne font que conforter la pertinence de ce dispositif.

Mais la cité-jardin ne saurait être qu’une « ville de santé », mise en forme stricte de l’hygiénisme. Elle offre à ses habitants un cadre de vie qui rompt avec le plan à damier monotone et rectiligne des cités ouvrières. En privilégiant un tracé de voirie sinueux, en utilisant la topographie pour aménager des points de vue, en créant des effets pittoresques par des mises en scène de la végétation, en construisant des maisons dont les matériaux, les volumes et l’implantation contribuent à l’harmonie générale entre les vides et les pleins, les architectes anglais mettent la population au contact du « Beau », dans l’acception ruskinienne du terme. Les descriptions de Bournville, de Port Sunlight, de Hampstead et Letchworth par le poète symboliste Robert de Souza en 1913, dans son ouvrage Nice capitale d’hiver[10], sont édifiantes et révélatrices de la fascination exercée par ces lotissements modèles anglais.

Traumatisés par l’expérience de la cité Napoléon, qui fonctionne comme un contre-exemple et un repoussoir jusque dans l’Entre-deux-Guerres, les personnalités du mouvement des habitations à bon marché apprécient la promotion de l’habitation individuelle dans le projet de cité-jardin uniquement constituée de cottages. Le principe d’une généralisation du logement individuel entre en résonance avec la défense de la maison comme cadre idéal de recomposition sociale, inscrite dans une stratégie d’intégration du prolétariat urbain. Donnant, en février 1909 au Musée social, une conférence sur les espaces libres, Georges Risler, qui compte, avec Georges Benoit-Lévy parmi les principaux propagandistes de la cité-jardin, ne peut que constater avec regret que « notre capitale s’accroit par casernes tandis que Londres s’accroît par cottages »[11].

À l’instar de Robert de Souza ou de Benoit-Lévy, Risler fait par ailleurs partie des réformateurs séduits par la réussite, dans de nombreuses réalisations anglaises, de l’application des principes coopératistes au logement. Grâce à l’action des Tenants Limited Societies, les habitants bénéficient en effet des avantages de la propriété sans ses inconvénients[12]. Le locataire-sociétaire qui a souscrit des actions se fait construire une maison par la société coopérative qui, elle-même, loue le terrain à un organisme propriétaire du domaine, la Co-partnership Tenants Limited Society[13]. Cette solution locative, qui garantit l’intégrité physique de la cité, permet également d’intéresser le locataire à la bonne marche de la société, favorisant son apprentissage de la citoyenneté. Ces cités-jardins constituent pour Georges Risler, « une excellente école pratique où chacun apprend à bien remplir ses devoirs et à mieux exercer ses droits de citoyen »[14]. Les institutions communautaires créent enfin les conditions d’un milieu favorable à la solidarité et au « vivre ensemble ».

Présentée comme une solution au problème de la crise du logement par les personnalités du mouvement des habitations à bon marché, la cité-jardin va être rapidement envisagée comme un modèle pertinent pour la remise en ordre des périphéries urbaines. C’est en effet le débat sur la nécessité d’imposer aux villes des plans d’extension qui va permettre à la cité-jardin, ou plutôt à la banlieue-jardin, d’acquérir une légitimité supplémentaire. Certains acteurs du milieu associatif militant en faveur de la réutilisation des terrains déclassés de l’enceinte parisienne de Thiers en espaces libres, proposent, à l’instar de Georges Benoit-Lévy dès 1905, que le dérasement des fortifications, question en débat depuis les années 1880, soit l’occasion d’appliquer les principes du garden city movement et que les espaces libérés servent de champ d’application à la cité-jardin. En 1909, Jean-Claude Nicolas Forestier rejoint Benoit-Lévy en déclarant que les « dispositions nouvelles aujourd’hui si en honneur dans les cités-jardins, pour les extensions de grandes villes, en Allemagne, en Angleterre, en Amérique, peuvent trouver là une très heureuse application »[15].

L’entrée en scène du Musée social dans le débat sur la réutilisation des terrains de l’enceinte – dont la Section d’hygiène urbaine et sociale est créée en 1908 pour réfléchir à la question – va permettre d’engager l’action législative et de poser la question du Plus grand Paris. En juillet 1908 est déposée une proposition de loi « concernant les fortifications de Paris et les espaces libres de l’agglomération parisienne »[16], par le député Jules Siegfried, qui suggère d’instituer « sous la présidence du ministre de l’Intérieur, une commission supérieure d’aménagement de la région parisienne [qui] sera chargée d’établir, d’accord avec la ville de Paris et les municipalités suburbaines, un plan d’extension de la ville »[17]. La réflexion sur la maîtrise de la croissance des périphéries urbaines va vite dépasser le cadre parisien, grâce à l’action associative pour être étendue à l’ensemble des villes du territoire. En 1909, est déposée une autre proposition de loi, cette fois par le député du Doubs, Charles Beauquier, également président de la Société pour la Protection des Paysages de France, imposant aux villes de plus de 10 000 habitants d’établir un plan d’extension et d’embellissement[18].

Parmi les tenants de la réforme urbaine, Benoit-Lévy milite le plus ardemment pour lier étroitement construction de cités-jardins et maîtrise de la croissance urbaine. Il participe à l’élaboration de la proposition de Beauquier et en rédige lui-même une, destinée à compléter celle sur les plans d’extension puisqu’elle a pour but de faciliter l’acquisition, par des crédits d’État, de vastes terrains – et non plus seulement des aides à la construction d’immeubles – pour y aménager des lotissements modèles, sur le modèle des cités-jardins, pouvant aller jusqu’à 2 000 ha[19].

Parallèlement à la réflexion menée au sein des cercles réformateurs sur la nécessité de doter les villes des moyens de maîtriser leur croissance, est discutée la pratique du zoning – ou « zonage » – comme dispositif de mise en forme de ce plan d’extension, pratique importée d’Allemagne et qui consiste à appliquer le principe de la différenciation des fonctions urbaines : habitat, activités industrielles et commerciales, voies de communication. Dans l’article qu’il publie en 1907 dans La République française sur la question de l’extension de Paris, et dans lequel il « demande énergiquement qu’une loi soit votée par le Parlement pour obliger les villes à avoir leur plan d’extension »[20], Benoit-Lévy montre en exemple les villes allemandes, telles que Düsseldorf, Mannheim ou Cologne, qui ont procédé à la division de leurs nouveaux quartiers en différentes zones dans lesquelles sont appliqués des principes d’aménagement définissant la densité d’occupation du sol et la hauteur des constructions. Adepte de la nouvelle pratique, Augustin Rey affirme en 1910, dans son intervention à la Town planning Conference de Londres, que cette méthode permet de simplifier la ville moderne, dont « la complexité n’est qu’une apparence »[21]. Dans les quatre zones qu’il détermine en fonction des besoins – la « ville des affaires », la « ville de l’industrie », la « ville administrative », la « ville de l’habitation »[22] – la cité-jardin va pouvoir trouver sa place.

La cité-jardin, un élément structurant du zoning métropolitain

À la date de publication du rapport de la commission d’extension de Paris en 1913, la cité-jardin fait l’objet d’un réel consensus au sein des réformateurs. Indissociablement liée aux espaces libres dont la création est une solution au problème de la « densité excessive de la population, dans les villes »[23], elle apparaît logiquement dans le chapitre 2 consacré au « problème des espaces libres ». Constituée d’habitations « également ensoleillées, aérées, sans qu’elles puissent se gêner mutuellement », la cité-jardin représente la « forme la plus saine de l’agglomération urbaine »[24]. Louis Bonnier, qui a visité les cités-jardins anglaises vraisemblablement en 1910, propose la construction de deux cités-jardins au sud et au nord-est de Paris[25]. Elles sont intégrées dans le dispositif des « grandes promenades à créer » localisées sur le plan d’« avant-projet d’un plan d’extension de Paris ». Il s’agit en effet d’aménager un système de parcs, une ceinture de parcs et de promenades, suivant l’exemple viennois. Un premier parc serait créé au sud de la redoute des Hautes-Bruyères de Villejuif, le second dans le secteur du fort d’Aubervilliers.

La planche 22, reproduite dans le volume de planches annexes, intitulé « Essai d’aménagement du parc du sud » propose l’aménagement d’un parc intercommunal de 1 200 hectares, situé à cheval sur les communes de Chevilly et de Thiais, à l’emplacement d’un vaste plateau alors occupé par les cultures. Cet ensemble est desservi et structuré par un axe nord-sud constitué par la route Paris-Fontainebleau et par une voie est-ouest (la route de Versailles à Choisy-le-Roi) qui forme sa limite sud[26]. Le centre de la composition est occupé par un espace libre circulaire dont les allées rayonnantes sont reliées à un autre parc elliptique au nord-ouest, à un aérodrome au sud-ouest, à un hippodrome au sud-est et à une cité-jardin au nord-est. Adoptant une forme en hémicycle, celle-ci présente des habitations individuelles éparpillées dans la verdure. Des allées sinueuses parcourent le reste de l’espace, tandis que les maisons du village de Chevilly sont préservées.

La seconde proposition présentée dans la planche 23 sous le titre « Essai d’aménagement du parc d’Aubervilliers » est également structurée par des lignes de composition fortes organisées autour de formes géométriques. Situé sur la commune d’Aubervilliers, au sud de l’intersection de trois axes de communication importants – la route de Flandres vers Maubeuge, la ligne de chemin de fer Paris-Soissons et la ligne de chemin de fer de grande ceinture –, l’ensemble comprend deux parcs[27] et une cité-jardin de forme elliptique, édifiée de part et d’autre de la route de Flandres. Ici aussi les habitations occupent des îlots peu denses formés par un réseau de voirie rayonnant à partir du centre de cercles.

Dans ces deux « essais », sans aucun doute dessinés par Louis Bonnier, la cité-jardin est donc conçue comme une « ville-parc », selon le principe déjà mis en œuvre au Vésinet. Mais, si quelques allées sinueuses parcourent les jardins, ce sont les formes géométriques qui dominent comme pour signifier la rationalité du projet. Axes, droites, cercles s’opposeraient-ils à l’informité du chaos, à l’anarchie des banlieues du département de la Seine ? Quelles qu’aient été les intentions, les parcs du sud et d’Aubervilliers ne portent pas la marque de l’urbanisme unwinien.

Certains candidats participant au concours de 1919 sur l’aménagement et l’extension de Paris reprendront les localisations proposées dans le rapport de la commission d’extension. Le programme du concours, ouvert du 1er août 1919 au 31 janvier 1920[28] et dont l’organisation s’inscrit dans le double contexte de la loi Cornudet et la loi du 19 avril relative au déclassement de l’enceinte fortifiée de Paris[29], fait explicitement référence à la cité-jardin. Elle apparaît dans la liste de l’article 2 qui énumère les points que les concurrents devront examiner pour répondre à l’« augmentation constante de la population de l’agglomération parisienne »[30] : réseaux techniques, voies de communication, moyens de transport, équipements publics (scolaires, hospitaliers, cimetières), parcs, zones résidentielles. Leur localisation fait l’objet de recommandations : elles pourront être aménagées à l’emplacement d’une partie des espaces occupés par les forts déclassés de la première ligne de défense et sur les terrains acquis par le département de la Seine – Plessis-Robinson, Malabry, Suresnes, Rueil, Champigny et Stains – pour l’Office public d’habitations à bon marché créé en 1915 et piloté par le conseiller général Henri Sellier qui a lancé, en 1918, son programme de « cités-jardins du Grand Paris »[31].

Le concours attire des architectes renommés, formés pour la plupart à l’école des Beaux-arts de Paris, et parmi lesquels figurent des lauréats du Grand prix de Rome, comme Léon Jaussely, Charles Nicod, Jean-Jacques Haffner ou Georges Chedanne. Certains d’entre eux évoluent dans les réseaux de la réforme du logement et de la ville : Donat-Alfred Agache, Marcel Auburtin, Édouard Redont, Albert Parenty ou Léon Jaussely sont membres du Musée social et/ou de la Société française des architectes urbanistes. Parmi ces architectes, trois au moins se sont familiarisés avec les enjeux métropolitains en participant à des concours internationaux d’extension de villes, comme Léon Jaussely, lauréat du concours du plan d’extension de Barcelone en 1905 et second prix du concours de Berlin en 1910, Charles Nicod, associé à Jaussely pour le concours du Groß Berlin et Agache, qui a obtenu en 1911 le troisième prix à l’occasion du concours international pour la fondation de la nouvelle capitale du Commonwealth d’Australie, Yass-Canberra.

Les projets font l’objet d’un rapport de la commission d’examen et de rapport, dont fait partie Henri Sellier[32]. Selon le rapporteur de la séance du 27 février 1920, Pierre Doumerc, les projets ont proposé des spécialisations par zone des « divers modes de la vie moderne »[33]. Une vingtaine de rendus, toutes sections confondues[34], reprend le principe de la cité-jardin pour l’aménagement des zones résidentielles, localisées essentiellement à l’est et au sud-ouest, le long de la voie Paris-Meaux, sur le plateau de Romainville[35], jusqu’à Fontenay-sous-Bois. L’analyse des propositions, basée sur la lecture des comptes-rendus de la commission, confirme l’abandon du modèle autosuffisant unwinien au profit de la création de quartiers résidentiels adossés à la création de zones industrielles. Parmi les rendus, il semble que seul le projet lauréat URBS de l’équipe Léon Jaussely, assisté de Roger-Henri Expert et Louis Sollier, ait envisagé l’intégration des cités-jardins dans un vaste système de parcs, reprenant à leur compte les préconisations de la commission d’extension et les positions défendues par Jean-Claude-Nicolas Forestier[36].

Les 26 cités-jardins proposées sont réparties au nord-ouest, à l’est et au sud-est[37]. Liées à l’activité industrielle, elles sont aussi localisées le long de grands axes de communication préexistants ou à créer sur le modèle des parkways américaines désignées sous le nom de « routes promenades » :

  • au nord-ouest, dans la zone du port fluvial de Gennevilliers et dans la presqu’île de Chanteloup où est prévue une zone industrielle ;
  • au nord-est, à proximité des canaux de dérivation et de jonction, et de routes promenades ;
  • à l’est, plus près de Paris intra muros, à proximité des forts déclassés ;
  • au sud-est le long de la route Paris-Fontainebleau[38] et de la zone autour du port de Bonneuil et des bassins à créer entre Villeneuve Saint-Georges et Vigneux-sur-Seine.

Si l’échelle du rendu explique l’absence de plans détaillés de ces cités-jardins qui ne sont que localisées, les règles architecturales et urbaines, connues grâce au compte-rendu de la commission, nous donnent une idée du type bâti et de l’implantation parcellaire de ces lotissements modèles. Les auteurs ont en effet regroupé dans la classe D des « maisons familiales » dont le gabarit est fixé à un rez-de-chaussée et deux étages et dont la hauteur ne doit pas dépasser 12 m. Le taux d’occupation de la parcelle est par ailleurs limité à 30 % de la surface totale, tandis que l’isolement des mitoyennetés doit être d’au moins 4 m. Il s’agit donc d’un habitat peu dense, conforme aux préceptes du garden city movement.

Le projet classé premier de la section 4 des « projets partiels s’appliquant à une fraction quelconque de Paris ou de l’agglomération parisienne » offre un plan détaillé d’une cité-jardin à aménager sur les communes de Châtenay, du Plessis Piquet, de Vélizy et de Sceaux. Grâce à la description d’Henri Sellier publiée dans un article de La Vie urbaine[39], ce projet intitulé « Dans les jardins » est le mieux renseigné des rendus du concours.

Conçue par les architectes Maurice Payret-Dortail, Paul de Rutté, Joseph Bassompierre-Sirwin et Paul Sirvin, recrutés par Sellier pendant le conflit pour intégrer l’agence d’architecture de l’OPHBM du département de la Seine, la « cité-jardin du Grand Paris » couvre une superficie de 1 500 hectares – ce qui correspond à la superficie de Letchworth – aménagée au sud-ouest de la capitale. Bordée au nord par la forêt de Meudon et au sud par la forêt de Verrières[40], elle est organisée autour de deux grands axes existants – la route de Paris à Chevreuse et celle de Versailles à Choisy-le-Roi – et desservie par une ligne de chemin de fer que les auteurs proposent de relier aux réseaux existants[41]. Divisée en quatre zones, elle comprend :

  • un centre organisé autour de la gare et du centre social regroupant des équipements socioculturels et des commerces ;
  • les zones résidentielles ;
  • le quartier industriel ;
  • la cité universitaire créée sur le domaine du parc de Sceaux.

La cité-jardin est dotée de tous les équipements nécessaires à son fonctionnement (écoles, hôpitaux, bains douches, administrations, coopératives, écoles, ferme modèle).

Cette proposition est donc intéressante à plusieurs titres. Elle peut être interprétée comme un test pour Sellier qui souhaite valider un projet urbain en le soumettant à l’avis des experts par l’intermédiaire du concours. Il s’agit par ailleurs du premier projet d’ampleur dont le dessin et l’organisation sont influencés par les réalisations de l’architecte Raymond Unwin. La référence aux garden cities est explicite puisque les auteurs indiquent dans un encart figurant sur leur planche que « pour la composition on s’est inspiré des excellents principes des garden cities anglaises en les interprétant suivant les belles formules de la tradition française ». Dans l’article publié dans La Vie urbaine, Sellier cite d’ailleurs Unwin dont il entreprend probablement, à cette date, de traduire l’ouvrage Town Planning in Practice[42]. Mais s’il s’agit pour Sellier de s’inspirer des réalisations anglaises, notamment en ce qui concerne le dessin et le profil des voiries, l’aménagement de voies sinueuses suivant les courbes de niveau, la création d’effets pittoresques en désaxant les voies ou en rompant les perspectives, il n’est pas question de créer un « nouveau Letchworth, simplement transporté au sud de Paris »[43]. La cité-jardin du Grand Paris combine parfaitement, selon lui, les systèmes anglais et français. Ne voulant pas tout concéder à l’urbanisme anglais, Sellier omet de préciser que Letchworth était déjà une conciliation entre un tracé « Beaux-Arts », à l’œuvre dans le dessin de Town Square (la place centrale) et la sinuosité de la voirie secondaire desservant les îlots d’habitation. La composition en patte d’oie du centre social de la cité-jardin du Grand Paris rappelle d’ailleurs celle de Letchworth et sera reprise à la cité-jardin de la Butte Rouge, à Châtenay-Malabry par Bassompierre, de Rutté et Sirvin. Ce prototype esquissé en plan préfigure enfin les réalisations de l’OPHBDS. L’analyse détaillée du projet « Dans les jardins » montre en effet que certaines dispositions seront reprises dans les cités-jardins du département de la Seine : le close unwinien, ou encore l’immeuble en T, issu des réflexions antérieures de l’architecte Henry Provensal sur l’implantation en redans.

La malléabilité du modèle de cité-jardin qui a fait l’objet, depuis son importation en France en 1903, d’une réinterprétation et d’une réappropriation qui a vite évacué le volet économique, proposé par Howard, fondé sur l’autosuffisance, explique son incroyable fortune. Ce succès ne se démentira pas après la guerre, puisque de nombreuses réalisations se réclamant de ce modèle vont être construites : les cités-jardins de l’Office, celles de la compagnie des chemins de fer du Nord à l’initiative de Raoul Dautry, mais aussi les cités-jardins de Reims, première ville à être reconstruite en application de la loi Cornudet d’après le plan de l’Américain George Burdett Ford. Importée en même temps que le zoning, la cité-jardin en est devenue l’un des éléments constitutifs. À l’heure du défi lancé par la nécessaire prise en compte des exigences liées au développement durable, la cité-jardin semble toujours d’actualité et peut encore stimuler les réflexions sur le Grand Paris.

Figure 1 :

Schéma théorique d’Howard, « Ward and Centre »,  extrait de Tomorrow – A Peaceful Path to Real Reform, Hertfordshire County Archive.

Figure 2 :

Plan de la « Social city », extrait de Tomorrow – A Peaceful Path to Real Reform, Hertfordshire County Archive.

Figure 3 :

« Avant-projet d’un plan d’extension de Paris », extrait du volume des planches annexes du rapport de la Commission d’extension de Paris, Considérations techniques préliminaires (La circulation – Les espaces libres), Paris, imprimerie Chaix, 1913.

Figure 4 :

« Essai d’aménagement du parc du sud », planche 22 extraite du volume des planches annexes du rapport de la Commission d’extension de Paris, Considérations techniques préliminaires (La circulation – Les espaces libres), Paris, imprimerie Chaix, 1913.

Figure 5 :

« Essai d’aménagement du parc d’Aubervilliers », planche 23 extraite du volume des planches annexes du rapport de la Commission d’extension de Paris, Considérations techniques préliminaires (La circulation – Les espaces libres), Paris, imprimerie Chaix, 1913.

Figure 6 :

Léon Jaussely, Roger-Henri Expert, Louis Sollier, Projet URBS lauréat de la section 1 du concours du plan d’aménagement et d’extension de Paris de 1919. Les étoiles rouges localisent les cités-jardins.

Figure 7 :

« La cité-jardin du Grand Paris – Plan au 1/5 000e », par Payret-Dortail, Bassompierre, Sirvin et de Rutté, reproduit dans La Vie Urbaine, no 5, 1920.

Figure 8 :

« La gare et le centre social », dans La Vie Urbaine, no 5, 1920.

Figure 9 :

« Un quartier d’habitations et le centre sportif », dans La Vie Urbaine, no 5, 1920.

Figure 10 :

« Le quartier industriel », dans La Vie Urbaine, no 5, 1920.

Figure 11 :

« Le centre universitaire », dans La Vie Urbaine, no 5, 1920.