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Introduction générale

by Viviane Claude et Corinne Jaquand

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https://www.inventerlegrandparis.fr/link/?id=80

DOI

10.25580/IGP.2013.0001

ISO 690

Claude Viviane, Jaquand Corinne, « Introduction générale », dans Inventer le Grand Paris. Relectures des travaux de la Commission d’extension de Paris. Rapport et concours 1911-1919. Actes du colloque des 5 et 6 décembre 2013, Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Paris, Bordeaux, éditions Biére, 2016, p. 9-30.

MLA

Claude, Viviane, et Corinne Jaquand. « Introduction générale », Inventer le Grand Paris. Relectures des travaux de la Commission d’extension de Paris. Rapport et concours 1911-1919. Actes du colloque des 5 et 6 décembre 2013, Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Paris. Biére, 2016, pp. 9-30.

APA

Claude, V. & Jaquand, C. (2016). Introduction générale. Dans Inventer le Grand Paris. Relectures des travaux de la Commission d’extension de Paris. Rapport et concours 1911-1919. Actes du colloque des 5 et 6 décembre 2013, Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Paris (pp. 9-30). Bordeaux: Biére. doi : 10.25580/IGP.2013.0001

DOI : https://doi.org/10.25580/igp.2013.0001

LIEN ABSOLU : https://www.inventerlegrandparis.fr/link/?id=80


Le centenaire de la publication du Rapport de la Commission d’extension de Paris est l’occasion d’interroger la genèse du Grand Paris. Fruit d’une collaboration que l’on suppose, plutôt qu’elle n’est établie, entre l’historien Marcel Poëte et l’architecte-voyer Louis Bonnier et ses services, ce Rapport comporte deux volumes de textes non signés, mais attribués à l’un et à l’autre, ainsi qu’un volume bibliographique[1]. Réalisé entre 1911 et 1913, il inaugure la formulation d’un projet pour un « Grand Paris » qui connaîtra bien des aléas que l’adoption de la loi sur la Métropole du Grand Paris en juillet 2015 n’épuise pas.

Cet ouvrage, mis en ligne, résulte d’un colloque qui s’est tenu les 4 et 5 décembre 2013 à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine, le premier d’une série pluri-annuelle retraçant les grandes étapes de la planification de Paris et de sa banlieue. Fin 2014 a été examiné le contexte autour du PARP (présenté en 1934) – Plan d’Aménagement de la Région parisienne, connu aussi sous le nom du plan Prost ; en 2015, les circonstances de l’élaboration du SDAURP (1965) – Schéma directeur d’Aménagement et d’Urbanisme de la Région parisienne ; en 2016, celles du SDAU Îdf (1976) – Schéma directeur d’Aménagement et d’Urbanisme d’Île de France. Le collectif d’universitaires à l’initiative de ces rencontres entend réévaluer la formation du Grand Paris en combinant les différents champs de la recherche en histoire urbaine dont ils sont issus : l’histoire sociale et politique, la géographie et l’urbanisme, l’architecture et la technologie des réseaux. Cette publication est donc le résultat d’une collaboration entre universités en sciences sociales, instituts et écoles d’enseignement en urbanisme, en architecture et en ingénierie – c’est un fait qui mérite d’être souligné.

Son projet scientifique accorde une large place à la comparaison avec d’autres métropoles d’Europe et des Amériques et à l’étude générique des plans et des rapports pour mieux comprendre la circulation des concepts et des méthodes, à l’échelle internationale, et la façon dont le milieu parisien s’en est emparé au regard de sa tradition urbaine et de ses institutions. Le retour sur certaines grandes villes françaises est aussi examiné. Par delà le renouvellement historiographique attendu, l’objectif est de mettre en tension, par l’histoire, l’actualité du Grand Paris pour mieux questionner les figures de projets et de langage dont il est aujourd’hui l’objet. C’est pourquoi sont restitués à la fin de l’ouvrage les débats de la table-ronde « Le Grand Paris, l’histoire au présent ? » qui a rassemblé des historiens et des acteurs contemporains du Grand Paris. Malgré leurs temporalités divergentes, chercheurs et praticiens convergent sur l’intérêt d’une mise en récit pour aider à une réflexivité des pratiques professionnelles, pour éclairer le statut des plans et la production des formes urbaines qui en résulte, et plus généralement, pour reconnaître les hiatus dans l’exercice de la gouvernance métropolitaine que la loi de 2015 entend précisément faire évoluer[2].

Les circonstances de la production du Rapport

Le travail élaboré entre 1911 et 1913 par Marcel Poëte et Louis Bonnier se présente sous la forme de ces deux rapports établis sous la houlette de la « Préfecture de la Seine. Commission d’extension de Paris » : d’un côté Aperçu historique, certainement de la plume de Marcel Poëte, et de l’autre Considérations techniques préliminaires : la circulation, les espaces libres qui est attribué à Louis Bonnier[3]. Par arrêté de la Préfecture de la Seine en date du 26 juin 1911, a en effet été instituée une « Commission chargée d’étudier les questions que soulève l’extension de Paris »[4], qui réunit 54 personnes : députés, sénateurs, conseillers municipaux de Paris, conseillers généraux du département de la Seine, représentants de la Préfecture de Police, des ministères ainsi que des membres éminents de l’Institut ou d’associations en vue (tel Abel Ballif pour le Touring Club de France) ; sans oublier les fonctionnaires de la Ville de Paris ou de la Préfecture de la Seine dont le nombre total dépasse celui des élus. Concernant ces derniers, on ne relève que trois conseillers généraux (Boulogne, Asnières, Vincennes) tandis qu’il y a dix conseillers municipaux de Paris auxquels on est tenté d’ajouter cinq députés ou sénateurs (sur un total de 10) qui ont entamé leur carrière politique comme conseillers municipaux parisiens[5]. L’article 3 de l’arrêté préfectoral précise que le « directeur administratif des services d’Architecture et des Promenades et Plantations est chargé de l’exécution » de l’arrêté en question. Or, depuis le mois d’avril 1911, le directeur n’est autre que Louis Bonnier.

En même temps, lors de ce mois de juillet 1911, une autre commission est constituée sous la houlette du ministère des Finances en vue « d’étudier les questions relatives au déclassement des fortifications de Paris »[6]. Elle compte, quant à elle, 13 membres : des représentants des ministères (Guerre, Travaux publics) ainsi que des ingénieurs des Ponts et Chaussées du département de la Seine. Le lien avec la Commission d’extension passe par trois personnes : le directeur des Finances de la Ville de Paris, Desroys du Roure, un conseiller municipal parisien, Louis Dausset, ainsi que Louis Bonnier.

Le troisième document qui accompagne ces deux volumes mérite attention : il s’agit d’une bibliographie qui émane du Musée social et en particulier de sa Section d’Hygiène urbaine et rurale (SHUR) constituée en 1908. Imprimé en 1913, l’« Avertissement » de cet Inventaire des documents relatifs à l’Aménagement et à l’Extension des villes date d’octobre 1912. Les éléments réunis répondent à une « circulaire », en date du 28 décembre 1909, envisageant de réunir des documents sur « les plans d’aménagement et d’extension, avec les textes administratifs et les commentaires explicatifs tels que lois et règlements relatifs à l’achat immédiat ou futur des immeubles par la ville, aux servitudes architecturales et d’hygiène qui peuvent frapper la propriété privée, aux interdictions de vente qui peuvent être prononcées au profit de la ville, au classement des forêts voisines pouvant devenir des réserves d’air ». Précédent la création de la Commission d’extension, cette circulaire a été envoyée dans de nombreuses villes en Europe, en Amérique du Nord ou en Afrique (dans les colonies britanniques).

Mettre en parallèle les deux commissions citées (fortifications et extension), ainsi que l’enquête documentaire du Musée social, n’est pas un artifice quand on sait qu’au printemps 1919 arriveront simultanément : la loi du 14 mars sur les Plans d’aménagement, d’extension et d’embellissement (qui touchent toutes les communes de la Seine), la loi du 19 avril relative « au déclassement des fortifications et l’annexion de la zone militaire » ainsi que l’ouverture au printemps 1919 du « concours pour l’établissement du plan d’aménagement et d’extension de Paris »[7]. Ce concours, qui intègre dans son programme le Rapport de 1913, fait alors grand bruit. Quant à la SHUR du Musée social, elle tient depuis 1908 le rôle d’incubateur, d’abord autour d’un sujet alors central, celui des « espaces libres » ; y sont associés, avant 1911, celui des « fortifications » de Paris et celui des « plans d’extension des villes », notamment autour de la capitale[8].

Ce Rapport quelle en est la forme ? S’il fait figure de support initial dans l’histoire de l’urbanisme parisien, il demeure une énigme à plusieurs égards : on ne sait pas précisément comment il fut élaboré, la « Commission » ne s’étant effectivement réunie qu’une seule fois, ni comment il fut accueilli. Dans ses Mémoires Louis Bonnier fait état de sa remise au Préfet de la Seine et de l’accueil « hostile du Conseil municipal »[9] ; faute de sources permettant de confirmer cet avis (à noter qu’il vise le Conseil municipal de Paris et non la Commission), cette « hostilité » peut être comprise de plusieurs façons. Elle peut provenir des changements découlant des élections municipales de 1912 et de la priorité donnée, notamment par Louis Dausset, à la question du déclassement des fortifications, tout comme des propositions de loi concernant l’extension des villes mises en débat au sein de la Chambre des députés entre novembre 1912 et juin 1913, en particulier celle de Jules Siegfried président du Musée social[10]. La presse professionnelle de l’époque, de son côté, paraît avoir fait peu de cas des deux volumes du Rapport[11].

Sur les deux auteurs que savons nous ? Chacun d’eux a fait l’objet de biographies[12]. Avant-guerre ils se sont rencontrés à la Commission du Vieux Paris, au plus tard en avril 1910[13]. Durant le premier conflit mondial, ils ont eu l’occasion de faire ensemble visiter Paris à des personnalités belges, comme le ministre de l’Agriculture et des Travaux Publics, Georges Helleputte, et de déjeuner au Havre. Les relations franco-belges se sont nouées à l’occasion de l’exposition de la Cité reconstituée durant l’été 1916 et des conférences qui l’accompagne. En décembre de la même année, le service de la Bibliothèque et des Travaux historiques est transformé en Institut d’Histoire, de Géographie et d’Économie urbaines de Paris sous la direction de Marcel Poëte et, lors du mois de mars suivant, est créée, grâce à l’entente franco-belge et à la ténacité de Louis Bonnier, l’École supérieure d’Art public[14]. L’Institut et l’École sont censés se compléter et se trouvent dans les mêmes locaux, au 29 rue de Sévigné dans l’Hôtel Le Pelletier de Saint-Fargeau. En 1919, naît l’École des Hautes Études urbaines avec à sa tête Marcel Poëte. Y enseigneront Louis Bonnier et de nombreuses personnalités connues ayant participé aux premiers pas de l’École Supérieure d’Art Public.

Mais avant le premier conflit mondial, la situation se présente sous un autre jour. Les deux auteurs du Rapport se sont sans doute consultés ; mais la version imprimée peut apparaître comme une simple juxtaposition entre les dimensions « historique », d’une part, et « technique », de l’autre. D’où des questions : de quelles ressources dispose chacun d’eux pour concevoir leurs études ? Comment a été construite chacune de ces parties ? Dans quelle mesure leur contribution respective s’inspire t’elle des expériences étrangères qui circulent dès avant 1911, comme le prouvent les apports à cette première édition d’« Inventer le Grand Paris » ?

Formé à l’Ecole des Chartes, Marcel Poëte (1866-1950) est un homme de bibliothèque ; il lit, prend des notes, entretient une large correspondance. On en sait beaucoup grâce au travail de Donatella Calabi. Avant la confection de son Aperçu historique, il a fait, dès son arrivée à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris en 1903, un cours sur l’histoire de la capitale. Il enseigne également à l’École pratique des Hautes Études. Il fait paraître plusieurs ouvrages avant 1911 sur Paris, et organise des expositions : six sur des thèmes divers, entre 1907 et 1913, à l’Hôtel Le Pelletier de Saint-Fargeau, comme « La transformation de Paris sous le IIe Empire » durant l’été 1910. Ses articles, parus dans La Revue Bleue, revue « politique et littéraire », font état de ses « promenades » dans la capitale et de ses trouvailles. Par ses soins et ceux de son équipe à la Bibliothèque, paraît en 1913 le premier tome du Bulletin de la Bibliothèque et des Travaux historiques : il s’agit du « dépouillement systématique des publications concernant Paris » qui constitue une « documentation à l’usage de l’Administration ». Le premier tome de ce Bulletin, paru au 1er semestre 1913, comporte pas moins de 459 notices organisées selon un répertoire alphabétique qui va de « Abattoirs » à « Zone de servitude ».

De son côté, Louis Bonnier (1856-1946) commence sa carrière en 1885 comme « commissaire voyer auxiliaire stagiaire » à la Ville de Paris, ce qui lui permet de connaître la capitale à travers ses tâches au sein du service de la voirie. Il monte en grade en préparant la révision des règlementations sur les gabarits des immeubles, ce qui, grâce à ses efforts pour « libérer l’architecture », débouche sur le décret du 13 août 1902[15]. Il est aussi, à l’opposé de Marcel Poëte, un voyageur, circulant non seulement pour revenir sur ses terres, le Nord, ou revoir ses amis bruxellois, mais aussi répondre, comme architecte DPLG, à des commandes en France et ailleurs. Il se rend à des expositions et des congrès. C’est ainsi qu’il va plusieurs fois en Angleterre dans les années 1890, pour participer à une exposition à Londres en 1890 et y retrouver son frère Charles[16], mais aussi pour apporter sa contribution en 1910 la Town Planning Conference, dans la section « Cities of the Present » avec une « Notice sur les architectures obligatoires dans la Ville de Paris »[17]. Á d’autres sections de ce congrès (« City Development and Extension », « Cities of the Future », « Special Studies of Town Plans », « Legislative, auditions and Legal Studies ») participent Unwin, Stübben, Eberstadt, Burnham, Geddes, Howard, notamment… Sur les près de quarante contributions, les exposés français sont rares, soit, en dehors de Bonnier, les architectes Augustin Rey et Eugène Hénard, déjà bien connus pour leurs travaux sur « l’urbanisme » et les propositions d’aménagement à Paris[18]. On y retrouve également Louis Dausset, conseiller municipal, pour une contribution des plus brèves. Louis Bonnier apparaît aussi de temps à autres dans des associations où est posée la question de l’aménagement urbain : Association générale des hygiénistes et techniciens municipaux, Musée social, Ligue des espaces libres, avec notamment l’ingénieur paysagiste Jean Claude Nicolas Forestier, alors conservateur des Promenades de Paris. Compte tenu de la position de Louis Bonnier, devenu directeur administratif des services d’Architecture et des Promenades et Plantations, il est accompagné, pour confectionner sa partie Considérations techniques, de divers agents de la Ville de Paris, notamment au service du Plan, du géomètre Auguste François[19].

Constituée en 1908, la Section d’Hygiène urbaine et rurale (SHUR), du Musée social est reconnue pour avoir été l’un des incubateurs des idées « urbanistes » ; c’est un maillon essentiel de la nébuleuse réformatrice en France[20]. L’Inventaire des documents relatifs à l’Aménagement et à l’Extension des villes, rassemblé en 1912 par le SHUR en annexe au deux premiers volumes du rapport, paraît en 1913 et réunit les retours à ses sollicitations auprès de villes et de pays, tels que l’Allemagne, l’Angleterre, l’Australie, l’Autriche, la Belgique, la « Colonie du Cap », les États-Unis et le Canada, la France, les Îles Sandwich, l’Italie, la Roumanie et la Suisse. Le terme de « poléographie » ou dessin de ville est utilisé, celui d’« urbanisme » ne s’étant pas encore imposé. Dans la première section intitulée « Généralités », on ne relève que douze références dont la moitié sont d’origine britannique. Côté français, deux auteurs seulement sont cités : Bidault des Chaumes pour un article sur les espaces libres dans les grandes villes, paru en 1906 dans la revue Le Génie Civil, et évidemment, Georges Risler membre éminent du Musée social, qui a réuni nombre d’exemples et d’expériences des villes de par le monde. Dix villes françaises ont répondu à l’appel du Musée social, neuf sur la question des espaces libres et une sur la formation d’une société d’Habitation à Bon Marché. A lire cet Inventaire, constitué entre 1909-1912, la France paraît assez loin de ce qui traverse le monde, Allemagne, Angleterre, Etats Unis. Si Louis Bonnier fait partie des quelques personnes qui font les intermédiaires, d’autres que lui se prêtent davantage aux circulations internationales. Au Musée social sont accueillis en janvier 1913 pour faire part de leurs expériences à l’étranger, Henri Prost, lauréat du concours d’Anvers (1910) et Alfred-Donat Agache pour sa participation à celui de la nouvelle capitale de l’Australie, Canberra (1911) et Josef Stübben (1914). Or à ces diverses expériences dont le Musée social assure la diffusion par ses multiples échanges et réunions, le Rapport Poëte/Bonnier ne donne aucun écho.

La fabrication du Rapport

Le Rapport prend place dans un contexte où se multiplient les échanges internationaux. Qu’en retiennent les auteurs ? La partie historique vise à retracer en 240 pages, nombreuses cartes et illustrations historiques à l’appui, « les grandes lignes de l’extension de Paris au cours des âges », comme le rappelle « l’Avertissement ». Les sources de Marcel Poëte sont multiples, les expositions ayant déjà mis sous les yeux du public ce long travail d’exploration. Il utilise les fonds de la Bibliothèque Historique et consulte le « Plan des Artistes » (1793-1797). Concernant l’extension de 1860, il en rappelle les effets démographiques et économiques ainsi que la situation de la voirie dans les nouveaux arrondissements, se référant aux travaux récents du sociologue Maurice Halbwachs sur les expropriations (p. 196). Il en tire des leçons financières et administratives et fournit des comparaisons chiffrées sur les mouvements de population par rapport à Londres et Berlin. Il cite l’historien et statisticien Paul Meuriot (p. 209), dont Gilles Montigny rappelle les recherches sur les agglomérations urbaines dans sa contribution. Ce faisant, Marcel Poëte précise qu’il « n’existe pas à l’heure actuelle d’histoire complète du département de la Seine » (p. 205). En conclusion il répond aux « questions que pose l’extension de Paris » de la façon suivante : l’annexion de 1860 a eu des « répercussions morales et financières » qui offrent des « précédents utiles pour l’étude des agrandissements possibles de la capitale » (p. 239).

De son côté, Louis Bonnier dans les 103 pages du second volume concentre d’abord son attention sur la succession des « projets d’embellissement de Paris » depuis le xviiie siècle, les règlements qui se sont imposés, dont, ancien commissaire voyer, il connaît tous les détails, citant longuement Montaigne, Voltaire, Théophile Gautier et d’autres, à travers le regard qu’ils ont porté sur Paris. Le « nouveau Plan d’extension » est porté par deux thèmes : « la circulation » et « les espaces libres », sur lequel l’auteur apporte une attention toute particulière, le Musée social ayant suscité une véritable campagne sur ces sujets. Avant d’aborder ces deux thèmes, Louis Bonnier, reconnaît que l’étranger fournit de « bonnes leçons » et que l’extension de Paris doit trouver ses « bonnes limites » administratives (p. 46-48). Pour la circulation comme pour les espaces libres, il souligne qu’il faut « déterminer le problème », faire part des « méthodes à suivre » (contre les méthodes à écarter), esquisser un « programme » : mais ce soin reste de l’ordre des intentions. C’est plutôt d’un premier bilan dont il s’agit, et ce bilan est partiel.

Concernant les données, il compare Paris avec Londres, Berlin, Vienne ; il fait part des débats franco-français sur les « espaces libres » ; rappelle la force des règlements de voirie parisiens et de leur « révision » ; signale très rapidement ce qu’il en est en banlieue, tout comme des promesses des projets d’Habitations à Bon Marché, de l’éradication des « îlots insalubres » dans Paris ou du déclassement annoncé des fortifications. Par prudence peut-être, Louis Bonnier propose un « avant-projet d’un plan d’extension de Paris » à partir du seul thème des « espaces libres » (parcs, fortifications, forts détachés, ceinture de promenades dans la banlieue, jusqu’aux forêts de Seine et Oise…) (cf. planche 8 du rapport). On songe à Jean Claude Nicolas Forestier dont le livre Grandes villes et systèmes de parcs est publié en 1908, mais qui n’est pas cité par Louis Bonnier.

Marcel Poëte, tout comme Louis Bonnier, répond donc à une commande de la Préfecture de la Seine avec comme premier destinataire le Conseil Municipal de Paris. Comment la SHUR au Musée social entend-elle ce rapport ? Elle consacre sa séance du 27 novembre 1913 à une première lecture qui sera suivie d’autres réunions en 1914[21]. Les débats font ressortir les questions que soulève le lien avec le département de la Seine-et-Oise qui entoure celui de la Seine, la conception des règlements. Les échanges y sont parfois vifs et Louis Bonnier doit se défendre. On peut relever la lettre de Robert de Souza critiquant « cette manière de ranger sous le vocable `espaces libres’ tous les espaces non construits », Louis Bonnier y ayant mis : cimetières, fortifications, cours et terrains nus, comme les abords des voies de chemin de fer.

Les limites du Rapport

Il semble que les deux fonctionnaires soient restés à distance des discussions et des travaux présentés au Musée social, sans parler des initiatives prises par la SHUR et l’engagement de personnalités dans la réforme urbaine. Pour eux deux, les enjeux du moment tournent autour du déclassement des fortifications.

Marcel Poëte et Louis Bonnier sont ainsi peu ou mal informés de ce qui se passe en banlieue, peut-être par manque de sources. Marcel Poëte est explicite à ce sujet et Louis Bonnier ne l’évoque guère dans ses cours à l’intention des agents du nouveau Bureau de l’Extension constitué en 1920[22]. S’ils ont tous deux exploité quelques informations sur les villes étrangères, c’est surtout pour comparer des données et non tirer des leçons sur les projets d’extension en cours et les échanges internationaux qu’ils suscitent.

Le Rapport apparaît ainsi en retrait sur l’approche prospective des transports et de l’industrie. Au moment où le document est produit, la production industrielle est très présente dans le Paris-intra muros avec de gros et de petits établissements. Dans les arrondissements centraux et périphériques, les conditions de cohabitation avec l’industrie posent problème[23]. Le desserrement de la grande industrie et de la logistique urbaine vers la banlieue lié à la pression démographique se fait lentement. Les firmes automobiles établissent des têtes de ponts en aval de la Seine, alors que la production manufacturière, chimique, la récupération et le traitement des déchets s’étendent jusqu’à la boucle de Gennevilliers. Le Rapport évoque certes le rôle du fleuve pour les questions « d’approvisionnement » de la capitale, mais sans que soit précisée la relation spatiale à établir selon les marchandises entre les différents transports par voie d’eau (fleuve, canaux) et par mode ferroviaire. L’impact des grandes surfaces d’échange intermodal sur le territoire urbain est peu abordé. On ne trouve pas non plus d’éléments substantiels sur la gestion spatiale des arrières de gares, alors que la rationalisation et le déplacement des aires de stockage et de triage en périphérie mobilisent d’autres grandes villes mondiales comme Berlin ou Chicago. Il est vrai qu’à Paris, il n’y a pas d’enclave ferroviaire importante dans la zone centrale, le contexte foncier ayant conduit l’administration de la Monarchie de Juillet puis du Second Empire à installer les gares marchandises en limite du Paris ancien, à l’exception de celles des réseaux Austerlitz et de Lyon, situées directement à l’arrière des gares passagers en relation avec le port fluvial[24].

Pour Bonnier, et ses autres confrères architectes, en premier lieu Hénard, la notion de « circulation », conforme au vocable haussmannien, se cantonne aux déplacements individuels et à l’aménagement esthétique des voies routières et de l’espace public. En dehors de quelques cartes isochrones sur la desserte en rail des banlieues, les considérations sur les transports métropolitains sont balbutiantes.

Toutefois, l’existence d’un sous-titre (« La circulation, les espaces libres ») au deuxième volume Considérations techniques préliminaires, pourrait laisser supposer qu’un autre fascicule était envisagé, lequel aurait pu traiter des transports métropolitains, de la ville productive et de sa logistique portuaire.

L’étude métropolitaine, un genre alors en exploration

La prudence du Rapport apparaît davantage au regard de documents analogues provenant de l’étranger et qui sont répertoriés dans le troisième volume bibliographique. Mais dans quelle mesure Bonnier se les est-il appropriés ?

La bibliographie rend compte en effet d’un nouveau genre d’études qui se développe au tournant des années 1900 pour accompagner ou préparer la publication de plans d’aménagement à l’échelle des grandes villes. Cette production d’expertises se distingue des manuels génériques sur « la construction des villes » – un genre lui même florissant à l’époque. Elle se distingue aussi des nombreux rapports municipaux à caractère technique concernant des programmes restreints ayant relativement peu d’impact sur l’organisation globale de la ville, comme les travaux d’infrastructures et d’espaces publics, la réalisation de petites extensions urbaines ou de logements ouvriers.

L’étude métropolitaine à caractère prospectif a bien sûr des antécédents. En plus de leur dimension théorique, les « Teoria » de Cerdà participent aux prémices du genre en ce qu’elles convoquent géographie, économie et ingénierie sur les terrains concrets de Madrid et de Barcelone et ambitionnent une rationalisation contextualisée de leur développement urbain.

Aux abords des années 1900, le planisme naissant s’empare des outils statistiques et cartographiques qui assoient la portée scientifique de ces documents par des diagrammes, des cartes de flux, des cartes isochrones. Histogrammes et graphiques se généralisent par la suite. Les experts s’appuient sur des données recueillies par les bureaux de statistiques dont se dotent la plupart des grandes villes à partir des années 1885. Enrico Chapel revient ici sur la mise en cartes des données statistiques dans le Rapport de la Commission d’extension[25]. Le volume bibliographique du Rapport répertorie plusieurs plans d’extension allemands (dont ceux de Munich, Cologne, Dresde et Nuremberg), mais aussi des plans d’aménagement établis pour des villes d’Amérique du Nord par des commissions municipales ou des associations d’art urbain (Saint Louis, Philadelphie, Boston, Baltimore). Certains sont signés par des experts reconnus comme John Nolen, Charles Mulford Robinson, Olmsted Jr., et bien sûr Daniel Burnham qui a travaillé aux plans de San Francisco (1905) et de Chicago (1909), pour ce dernier en collaboration avec Edward H. Bennett[26]. Dans ce panel de reports américains, on note celui de la commission McMillan pour le réaménagement du système de parcs la capitale Washington. Sa délégation avait visité Paris et rencontré, entre-autres, Claude Nicolas Forestier, directeur des Parcs et Promenades, lequel avait puisé dans leurs échanges du matériel pour son livre Grandes villes et systèmes de parcs (1908)[27]. Certains malentendus linguistiques se sont glissés dans la bibliographie, ainsi le terme « improvement » est-il traduit par « embellissement », ce qui réduit la portée structurelle des plans américains à un moment où leurs concepteurs se démarquent du City Beautiful Movement. S’il n’est pas prouvé que Louis Bonnier ait approfondi toutes ces références, il n’est pas sans connaître le plan de Chicago dont les magnifiques planches avaient été exposées lors de la conférence londonienne du Royal Institute of British Architects (RIBA) à laquelle il avait assisté[28]. La rencontre du RIBA avait brassé des experts du monde entier jusqu’aux confins de l’Empire britannique. Elle précèda le Congrès international des architectes de Rome (1911), le Congrès international de l’Union des villes à Gand (1913) et donna le ton aux congrès de la Fédération internationale de la Planification urbaine et rurale et des Cités-jardins qui jouèrent un rôle important jusqu’à la Reconstruction[29]. Philippe Gresset revient ici sur l’importance de cet événement londonien dans son contexte culturel et politique, au moment où la première loi sur les plans d’urbanisme entre en vigueur en Grande Bretagne. Maria Ramon Castrillo examine quant à elle la position de l’Espagne dans ces réseaux d’experts qui se mettent alors en place.

Dans les faits, ce nouveau genre d’étude sur les villes, qui s’internationalise, constitue un corpus hétérogène. L’Inventaire liste ainsi des études préalables sans visée projectuelle immédiate ou, à l’inverse, qui s’illustrent par un projet se voulant opérationnel (comme le plan de Chicago). L’Inventaire omet les programmes de concours d’aménagement et d’extension urbaine, comme celui pour le Grand Berlin (1909) ainsi que les « mémoires » des participants qui souvent vont au-delà des informations communiquées[30]. S’apparentant à ce genre d’études prospectives, les opuscules non publiés de Léon Jaussely pour les concours de Barcelone et de Berlin permettent ici à Beatriz Fernandez Agueda et à Markus Tubbesing d’étayer leur démonstration sur l’évolution rapide des connaissances en urbanisme entre 1905 et 1909, et apportent des éléments solides sur l’œuvre de cet urbaniste français par trop méconnu qui est un des premiers à introduire le zonage comme outil de planification. C’est précisément dans ces années que commence à s’opérer un glissement dans les méthodes qui superposent les compositions et plans d’alignement à l’ancienne avec des régulations selon des notions abstraites d’usages et densités – qui en corollaire, accentuent la différenciation morphologique des quartiers et la ségrégation spatiale dans la ville moderne. Les projets contemporains de Milan (plan Pavia-Masera, 1912), mais plus encore de Rome (plan Piacentini, 1916) – examinés ici respectivement par Annick Tanter-Toubon et Pier-Paola Penzo – les combinent de façon pragmatique suivant l’urbanisation relative des terrains et pour ne pas compromettre le riche patrimoine de ces villes italiennes face à leur modernisation.

Parmi les études contemporaines indexées dans l’Inventaire, le Plan de Chicago mérite d’être évoqué pour l’ampleur et la cohérence des sujets abordés et son aspect novateur en terme de méthode de travail d’équipe. Avec son argumentaire mobilisant le patriotisme des Chicagolais, quinze ans après le succès de l’Exposition colombienne, il se distingue par son caractère publicitaire qui vise à convaincre, à propager l’idée du planisme au delà des sphères professionnelles et de notabilité politique. Le séduisant pinceau de Jules Guérin donne à voir une ville au velum quasi parisien alternant avec des expertises factuelles à l’intention des sociétés ferroviaires invitées à collaborer pour rationaliser leurs réseaux. L’ensemble s’adresse à des citoyens désireux de rendre leur ville plus fonctionnelle, plus compétitive et plus agréable à vivre, mais dont on doit s’assurer le soutien pour financer les travaux sur le long terme. Le plan Burnham connaît par ailleurs une version expurgée grand public sous la plume du journaliste Charles Wacker, recruté à ce propos[31]. L’importance de cette campagne publicitaire – qui mobilisa jusqu’à la jeunesse, une vingtaine de jeunes gens ayant été sélectionnés pour projeter des diapositives dans les écoles – inspire l’Allemand Werner Hegemann qui, dans le cadre de l’exposition pour le Grand Berlin (juin 1910) dont il assure le commissariat, mène une campagne de presse similaire.

Car, si l’élargissement médiatique n’est pas dans l’horizon d’attente des édiles et responsables parisiens, au contraire à Berlin, le concours d’idée lancé en 1909 par les deux associations d’architectes et ingénieurs prussiens rassemblées dans le Comité du Grand Berlin, fait l’objet en mai-juin de l’année suivante d’une exposition internationale sur l’urbanisme qui enregistre 65 000 visiteurs. L’« Exposition générale d’urbanisme de Berlin » (selon la traduction littérale) peut être considérée à l’origine d’une tradition allemande de vulgarisation des questions urbaines auprès du grand public[32]. Un réseau d’architectes étrangers a été contacté pour fournir des documents sur leurs villes et pays respectifs, et Werner Hegemann s’est procuré des reproductions du plan Burnham et toute une documentation sur Boston et New York. Des architectes suisses, autrichiens et d’Europe centrale ont fait le voyage pour l’événement berlinois et l’Américain Georges B. Ford en réalise un reportage photographique. Aucun Français dénombré, malgré l’affichage des Études sur les transformations de Paris d’Eugène Hénard. Dans la foule anonyme, le tout jeune Edouard Jeanneret s’instruit de façon personnelle comparant l’urbanisme américain, froidement rectiligne selon lui, aux tracés allemands sinueux qu’il préfère alors. Jean-Louis Cohen revient ici sur la réception d’Hénard à l’étranger, à l’occasion de l’exposition de ses planches à Berlin tandis que Patrick Leitner examine les traces de l’haussmannisme dans l’urbanisme new-yorkais.

Le tournant 1913

Sous l’injonction des diverses rencontres nationales ou internationales, de l’instauration de groupes professionnels et de cursus d’enseignement, le mouvement pour la planification s’affirme dans l’aire occidentale. Dans cet immédiat Avant-Guerre, des fondements scientifiques s’établissent qui tissent des liens entre la composition urbaine, les connaissances techniques, la prospective économique et les observations empiriques du fait urbain.

Sans doute trop récent pour figurer dans l’Inventaire parisien, le livre en deux volumes que Werner Hegemann publie à l’issue de l’exposition de Berlin – respectivement en 1911 et 1913 – constitue pour l’époque une somme comparative exceptionnelle sur le fait métropolitain qui met en regard Berlin, Paris, Londres, New York, Chicago et Vienne autour des thématiques devenues incontournables : transport, espaces libres, logement, gouvernance intercommunale[33]. Werner Hegemann (1881-1936) est le neveu de l’architecte Otto March, qui a assuré la présidence du Comité pour le Grand Berlin. Hegemann a suivi un cursus éclectique en histoire de l’art puis en économie sociale à Paris, aux Etats-Unis et à Munich – se familiarisant avec la pensée du Français Charles Gide et de l’Américain Simon Patten, théoriciens du mouvement coopératiste. Si le modèle haussmannien intéresse une partie de la sphère allemande[34], Werner Hegemann est quant à lui un fervent critique de ses effets spéculatifs entraînés par la rétention foncière et le coût des expropriations. Le modèle qu’il favorise est celui d’une grande ville sans entraves physiques ni administratives, c’est-à-dire sans fortifications et régie selon un mode de gouvernance intercommunale ou unique, disposant d’une abondance de terrains à bâtir, réticulée par des transports urbains à l’échelle de l’agglomération, propices à un habitat confortable de faible densité. Il plaide pour une rationalisation de la logistique ferroviaire qui distinguerait trafic passager grande ligne, de celui de banlieue et de marchandises, en visant à l’interconnexion des gares jusque-là en impasse. Ce credo, partagé par les experts allemands, repose sur les principes de zonage, de décentralisation et de regroupement de la production industrielle dans de grands parcs d’activités desservis par le rail, la route et les voies d’eau.

Hegemann développe pour sa part le thème des systèmes de parcs américains dans lequel il voit un vecteur d’intercommunalité et de création de lien social. Dans la presse ou par le biais d’une exposition itinérante sur la « Parkpolitik » américaine, il associe leur intérêt fonctionnel, formel et esthétique pour structurer la grande ville, avec une fine analyse de leur valeur d’usage. On trouve chez lui, et d’autres auteurs allemands, comme le pédagogue Ernst Schultze, le paysagiste Hugo Koch, une sensibilité aux pratiques anodines, dans les parcs de Chicago, Boston et New York, auxquelles se livrent les différents groupes ethniques invités à se fondre dans leur nation d’adoption : les pique-nique familiaux, les siestes, les jeux de cricket et de tennis en plein air, les régates estudiantines d’aviron et l’hiver le patinage sur les lacs gelés[35]. Dans le rapport Bonnier-Poëte, ou dans le livre de Forestier Grandes villes et systèmes de parcs, on ne trouve pas d’attention analogue aux loisirs des Grands-Parisiens. On semble ignorer les dimanches au bord de l’eau et les bals populaires de plein-air célébrés pourtant par les peintres et les chansonniers. En France, la notion de « promenade » bourgeoise imprègne encore l’esprit des experts peu sensibles à l’intérêt du sport et des activités en plein air.

Les petits parcs de quartiers, ou Playgrounds, aménagés dans les quartiers ouvriers du sud de Chicago attirent en revanche l’attention des Allemands : avec leurs gymnases garçons-filles ouverts tard, leur maison de quartier comprenant bibliothèque et salles de réunion, avec leur piscine pataugeoire, ils ciblent la jeunesse issue de l’immigration pour promouvoir l’hygiène corporelle et l’éducation par le sport et la culture – un cadre intégratif censé lutter aussi contre la délinquance juvénile. En Allemagne, ces expériences américaines font écho à la volonté de promouvoir des corps sains et d’apaiser les conflits de classes. Les Volksparks s’imposent à la place des Bürgerparks pour accueillir des programmes de loisirs en plein-air, alors que le mouvement pour la culture du corps (Körperkultur) se répand. La pelouse devient un enjeu culturel. Il y a celle pour les jeux collectifs (Spielwiese) et celle pour s’étaler sur l’herbe (Liegewiese). L’importance des jardins familiaux au milieu des grandes villes est acquise. Au début de la Grande Guerre, l’ingénieur-architecte Martin Wagner (1885-1957) accède à la direction du service des espaces verts du Syndicat intercommunal du Grand Berlin qui préfigure l’unification communale de 1920. Dans son doctorat sur les valeurs du « Vert urbain », publié en 1915, il affine de façon clinique les arguments programmatiques par classes d’âge, notamment les besoins spécifiques des enfants et adolescents[36]. L’hiver 1924-1925, Wagner est nommé responsable du service de l’urbanisme du Grand Berlin. C’est sur la base de ses propres thèses qu’il articulera les transports en commun avec les grands parcs naturels périphériques, les mêmes lignes de métro et de tramways desservant les extensions urbaines d’habitat social aussi bien que les forêts et les plages publiques aménagées au bord des lacs du Wannsee et du Müggelsee. La baignade en ville s’érige ainsi en standard dans la culture allemande.

Bien que moins approfondie en France, la problématique autour de la « répartition » des espaces libres montre des similitudes avec les options examinées en Allemagne : ainsi le courant favorable à de grands espaces verts publics et en réseau s’oppose-t-il à celui qui prône une multitude de parcs et de squares développés éventuellement dans la sphère privée – en Allemagne, Camillo Sitte, défend ce principe. Dans un passage des Considérations techniques, Bonnier entend faire la synthèse des deux[37]. Le dispositif de ceinture verte ne satisfait pas les Allemands qui le trouve inégalitaire au contraire des coulées vertes pénétrant au plus près des quartiers résidentiels. Ils l’admettent cependant comme zone tampon pour séparer les complexes industriels du reste de la ville. L’idée de la cité-jardin comme forme d’extension de la métropole est aussi interprétée différemment par les deux milieux. Dans le concours du Grand Berlin elle est une forme urbaine parmi d’autres, le choix admis étant celui d’une ville compacte, faite de densités dégressives du centre à la périphérie, mais généreusement aérée de coulées vertes. En France, la cité-jardin, diffusée en particulier par Georges Benoît-Lévy, prédomine dans le vocable comme modèle d’extension, qui recouvre dans la réalité des ensembles d’habitat assez denses composées de maisons individuelles et surtout d’immeubles collectifs. Certains projets du concours de 1919 distingueront les « cités-jardins », constituant des noyaux urbains nouveaux, des « banlieues-jardins » assimilées à de simples extensions par des lotissements paysagers. Mayalène Guelton revient ici sur l’idée de cité-jardin comme dispositif structurant le zoning métropolitain du Grand Paris. Christoph Bernhardt rappelle quant à lui le contexte des débats sur la gouvernance métropolitaine qui, après le concours du Grand Berlin, débouchera sur une loi-cadre en Prusse pour la création des syndicats intercommunaux. Celui du Grand Berlin, mis en place en 1911, réalisera un travail de coordination sur les espaces libres, les transports et les règlements, dont bénéficiera la fusion communale de 1920.

C’est encore dans la sphère allemande que l’on voit émerger l’idée de planification régionale. En 1912, l’ingénieur Robert Schmidt (1869-1934), en charge du bureau d’extension de la ville d’Essen, publie un rapport sur l’urbanisation et les espaces libres de la région de la rive droite du Rhin, à l’ouest de Düsseldorf et Duisbourg, dans les vallées industrielles de la Ruhr et de l’Ems[38]. Cette étude devait servir de document préalable à un concours d’aménagement régional, mais, l’appel à projets pour gérer sur le long terme les questions métropolitaines ne semble plus approprié, et le Parlement prussien votera le 5 mai 1920 une loi créant le Syndicat pour la planification de la région houillère de la Ruhr (Siedlungsverband Ruhrkohlenbezirk – SVR), dont Schmidt prendra la direction en septembre avec comme adjoint l’économiste et géographe Philipp A. Rappaport[39]. Selon les recommandations du rapport de 1912, le syndicat instituera une planification à deux niveaux avec un schéma directeur régional (General Siedlungsplan) qui fixera les règles d’utilisation du sol et les grandes infrastructures en donnant un cadre général à l’élaboration de documents d’urbanisme locaux (Bebauungspläne).

Ce projet de métropolisation polycentrique, reposant sur des transports publics et un système de parcs régional, voit le jour au moment où Marcel Poëte et Louis Bonnier travaillent à leur rapport. Il montre le décalage des ambitions pour la capitale française, lesquelles se mobilisent sur un espace géographique assez restreint. Gilles Montigny examine ici « le cadre naturel » du territoire considéré pour l’extension du Grand Paris, tandis que Pauline Rossi en évalue l’enjeu pour l’intégration et la mise en cohérence de l’Est parisien.

Après son passage au Musée social de Paris à la veille du conflit mondial, Josef Stübben s’exprimera sur le contexte français qu’il connaît bien : « Pour que l’extension de Paris devienne réalité – ce qui est douteux – il faudrait accomplir des étapes [supplémentaires], il faudrait que de nombreux esprits se préoccupent aussi bien du plan directeur que des questions réglementaires, des espaces libres et des voies de communications principales, ainsi que de l’amélioration de l’état très insatisfaisant de la banlieue parisienne »[40].

Ce n’est qu’après la guerre, en 1919, que le département de la Seine se dotera d’un outil administratif pour mener des enquêtes sur le territoire de l’agglomération avec la création du Bureau d’études de l’extension. Lancé à la fin de cette même année, jugé début 1920, le concours pour l’extension et l’aménagement de Paris représente un saut méthodologique majeur avec un programme qui va pousser les candidats à intégrer les questions fonctionnelles des transports, de l’ingénierie urbaine et des espaces verts à l’esthétique de la forme urbaine. La collaboration entre les services départementaux d’architecture et de voirie et le service municipal de la direction de l’Extension de Paris débouche également sur la mise en place, en 1919, du Casier archéologique et artistique de Paris et du département de la Seine, jetant les prémisses d’un urbanisme patrimonial, qu’analyse ici Laurence Bassières.

La commémoration des grands plans d’urbanisme

Quelque soit son degré de réalisation, tout projet urbain de grande ampleur possède un pouvoir fictionnel susceptible de mobiliser les populations. Plusieurs métropoles contemporaines ont bien compris l’intérêt de valoriser la mémoire des premiers grands plans dont elles ont fait l’objet pour donner un sens à leurs mutations à venir. Ainsi, ont été fêtées en 2009 les années jubilaires du plan Cerdà pour Barcelone[41] et du plan Burnham pour Chicago, en 2010 le concours du Grand Berlin, et en 2012 l’étude régionale pour la Ruhr. Ces centenaires (150 ans pour le plan Cerdà) ont suscité un renouvellement historiographique qui s’est accompagné pour Chicago et la Ruhr de rééditions en fac-similé des rapports de l’époque. Ils ont donné lieu à des expositions publiques et à des archivages en ligne portés par les institutions municipales, les services de planification avec le concours des universités.

Lors de « l’année Cerdà », la municipalité barcelonaise a ouvert une base de données dont quelques unes documentent le travail de Léon Jaussely dans la capitale catalane[42]. Depuis 2009, l’université de Chicago alimente le portail « Burnham Plan Centennial » qui se fait l’écho d’évènements organisés pour la vulgarisation des questions urbaines[43]. À l’instar de la campagne orchestrée en son temps pour le plan Burnham, le site s’adresse également aux enfants en âge scolaire par un onglet qui leur est dédié. A Berlin, un collectif d’enseignants de la Technische Universität et d’archivistes de l’Architekturmuseum a organisé un colloque et une exposition itinérante sur le thème du « Culte des grands plans » autour du concours de 1910, comparant à cent ans d’intervalle les problématiques du Grand Berlin avec celles de Paris, Londres, Chicago, New York[44]. Le Regional Verband Ruhr, successeur du SVR, a contribué avec la Technische Universität de Dortmund à la célébration du rapport Schmidt, fondateur d’une tradition de planification par le paysage sans laquelle l’IBA Emscher Park n’aurait pu se concevoir[45].

Aussi, ce cycle de conférences « Inventer le Grand Paris » s’inscrit-il dans une vision transnationale de l’histoire de l’urbanisme. Puisse-t’il contribuer à fédérer les initiatives plurielles, encore éparses, de mise en histoire de la planification de la région parisienne au xxe siècle[46]. Plus de cent ans après la création de la section d’hygiène urbaine et rurale du Musée social, le temps est venu d’élaborer un autre type de Musée ouvrant l’imaginaire à une pédagogie sur la métropole par l’histoire et avec des outils contemporains de transmission des savoirs.