Le 25 avril 1973, Pierre Messmer, premier ministre du gouvernement de Georges Pompidou, inaugure le dernier tronçon Porte Dauphine-Porte d’Asnières du boulevard Périphérique parisien dont la construction a débuté dix-sept ans auparavant. Le 8 mars 1974, c’est au tour du troisième aéroport de la région parisienne Roissy-Charles de Gaulle d’être inauguré par le même Pierre Messmer. Avec d’autres, ces réalisations infrastructurelles d’envergure marquent la concrétisation du plan d’expansion dit de Delouvrier de 1965 dont deux numéros de Paris Match rendaient compte en juillet 1967 de manière quasi publicitaire[1] [ Voir Fig. 1 ] . À peine inaugurés, ces ouvrages spectaculaires sont toutefois accueillis de manière ambivalente, dans un contexte marqué par le premier choc pétrolier de 1973, la campagne pour l’élection présidentielle de 1974 et le rejet des grands ensembles dont la circulaire Guichard signe l’arrêt. Ce moment constitue une fin et un commencement à la fois, entre accomplissement du projet moderniste des « Trente Glorieuses » et remise en jeu d’une planification plus incertaine.
« La gare est un véritable sismographe des vibrations et convulsions de notre société, de son dynamisme ou de son déclin, de ses moindres fluctuations »[2]. Empruntant les mots de Jean Dethier qui, en 1978, inaugure au Centre Georges Pompidou, sa grande exposition sur « le temps des gares », c’est par le prisme de l’infrastructure que nous souhaitons étudier les temporalités qui travaillent la transformation du Grand Paris, interrogeant ses instabilités et ses permanences, ses déplacements et ses reconfigurations. Ouvrage physique et strate territoriale, système qui met en jeu des relations de pouvoirs, source de représentations urbaines, l’infrastructure sera ici comprise à travers ses dimensions matérielle, politique et imaginaire, suivant en cela les pas des chercheurs issus des Science and Technology Studies comme Thomas Hughes qui s’est intéressé aux Large Technological Systems[3]. Dans cette perspective, l’infrastructure peut être considérée comme l’espace des projections diverses parfois contradictoires, portées par son territoire d’ancrage. Ce faisant, elle rend compte des intentions paradoxales des plans qui la projettent, des ambiguïtés des décisions qui actent son existence, des conflits de pouvoirs qui jalonnent sa réalisation, des glissements de représentations qui structurent ses usages.
Que nous disent les infrastructures du Grand Paris qu’elles réalisent ? Que nous disent leurs projets des futurs que mobilise Paris pour s’agrandir, de leurs promesses et de leurs failles ? En revenant sur le tournant de la fin des « Trente Glorieuses », cet article entrelace les destins parallèles et croisés de deux ouvrages majeurs qui marquent l’aménagement de la région parisienne pendant cette période : le premier boulevard Périphérique et le troisième aéroport. L’événement de leur ouverture, l’affirmation de leur grande échelle, leur dépassement aussitôt achevé, constituent des points communs qui les rendent tous deux indissociables de la transformation du Grand Paris. Leur réception, leur rapport à la métropole capitale, leur monumentalité accusent toutefois des écarts qui les placent comme deux miroirs distincts de cette même transformation. Pièce centrale d’un Paris agrandi, l’autoroute circulaire de 36 km, implantée sur le territoire de l’ancienne zone créée par la dernière enceinte parisienne dite de Thiers, constitue le lieu par lequel se déploie un changement d’échelle circulatoire et urbaine de la capitale. Pensé par les urbanistes de la « Ceinture verte[4] et les ingénieurs de la voirie parisienne, le périphérique est fortement porté politiquement avant qu’il ne fasse l’objet d’un abandon relatif. Projeté sur un territoire inédit par sa taille, l’aéroport excentré crée quant à lui le « germe[5] » d’une croissance nouvelle de la région. Porté par l’autorité aéroportuaire Aéroport de Paris qui se décline alors au singulier[6], Roissy est conçu dans la plus grande discrétion par une équipe jeune et encore inconnue d’architectes, d’ingénieurs et d’artistes. Son ouverture est un succès, créant la surprise tandis que le périphérique, encensé à ses débuts, est accueilli dans l’opprobre.
Parce que, depuis leur genèse et jusqu’à leur existence quotidienne, ces deux infrastructures sont intimement liées à la métropole qu’elles irriguent, leur développement traduit les ressorts de la métamorphose du Grand Paris. Dénommé à l’origine « Paris iii » puis « Paris Nord », le troisième aéroport de Paris est envisagé en 1957 tandis que le boulevard Périphérique naît en 1943 sous le gouvernement de Vichy dans le contexte d’une refonte du droit de l’urbanisme[7]. Les visions urbaines et régionales jalonnent la fondation et la réalisation de ces infrastructures, cette relation s’étant maintenue depuis. Devenus aujourd’hui l’autoroute et l’un des aéroports les plus fréquentés d’Europe, ces ouvrages n’ont pas cessé d’être le lieu de controverses et de projections, qu’il s’agisse de « la ville du périphérique » ou du « Grand Roissy »[8] [ Voir Fig. 2 ] .
En prenant comme point focal le moment de la réception de ces deux ouvrages, cet article élargit en amont et en aval les raisons de leur inscription urbaine, montrant, au contraire des critiques qui les désignent comme les vestiges éculés d’une pensée qui aurait nié la ville, que l’on ne peut comprendre la fabrique du Grand Paris sans saisir la signification de ces grands artefacts. Pour appréhender ce moment 1973-1974, il nous faut d’abord remonter le cours de l’histoire pour comprendre de quelle façon l’avènement de ces infrastructures procède d’une relation étroite nouée avec l’histoire de la planification du Grand Paris. En nous attachant aux retournements dont fait l’objet leur réception – de l’enthousiasme à la critique, ou moins radical, de l’expectative à l’étonnement –, nous caractériserons ensuite les ressorts des désynchronisations qui s’opèrent entre les futurs que leur conception incarne et les présents qu’ils réalisent. Comme le disait en 1978 Paul Andreu, l’architecte de Roissy, « Un autre présent s’installe dans le futur », alors qu’il questionnait rétrospectivement la valeur du futur qui avait conditionné la projection de l’aéroport[9]. À cet écart entre horizon d’attente et champ d’expérience que décrivait Reinhart Koselleck[10], s’ajoute le décalage qui s’observe entre les visions qui projettent la dimension urbaine des infrastructures et les réalisations qui marquent leur dimension opératoire. C’est à cette étude diachronique des trajectoires liées et émancipées des narrations grand-parisiennes et des projets infrastructurels que nous nous attacherons. Enfin, nous conclurons par l’étude des matérialités infrastructurelles dont les conditions d’avènement expliquent le caractère monolithique et fragmenté, témoignant du processus complexe par lequel ces ouvrages ont « agrandi » Paris[11].
De la ville à l’infrastructure : une intime relation
Pour l’aménagement de la région parisienne, le moment de la fin des « Trente Glorieuses » signale le terme d’une séquence jalonnée par une succession de plans et de réformes qui modifient durablement son paysage politique et urbain[12]. Alors que l’agglomération était gouvernée depuis la Révolution par la Préfecture de la Seine et le Conseil général de la Seine, un nouveau cadre d’intervention s’est imposé, consacrant un changement d’échelle, actant le déplacement des priorités. Le district de la région parisienne est institué en 1961, avec à ses commandes Paul Delouvrier. Il couvre les trois départements de la Seine, la Seine et Oise et la Seine et Marne. À ce premier acte centralisateur succède la loi de réorganisation de la région parisienne que met en œuvre Maurice Doublet, successeur de Paul Delouvrier à la tête du district[13]. La loi entre en vigueur le 1er janvier 1968 et met un terme à l’existence du département de la Seine en procédant à son démantèlement et en formant les départements franciliens. Deux autres événements marquent politiquement cette période : la création de la région Île-de-France par la loi du 6 mars 1976[14] d’une part, le renforcement des pouvoirs de la Ville de Paris d’autre part, avec le retour de l’élection de son maire au suffrage universel et la victoire en mars 1977 de Jacques Chirac[15].
La transition institutionnelle est à la fois le moteur et le résultat d’une effervescence urbaine qui constitue une autre face de la transformation de la région. Le plan de modernisation initié par le président du Conseil de Paris Bernard Lafay se traduit dans le plan d’urbanisme directeur (PUD) parisien de 1959 tandis que s’approuve en 1960 le Plan d’aménagement et d’organisation générale de la région parisienne (PADOG) dont Paul Delouvrier, à son arrivée au district, remet en cause le caractère malthusien. « Paris n’est plus une ville mais une agglomération, [et] va devenir une région urbaine » annonce l’avant-projet du schéma directeur de 1963. Achevé en 1965, le Schéma d’aménagement et d’urbanisme de la région de Paris (SDAURP) n’a pas de valeur juridique. « Pris en considération », il sera revu et modifié sous la forme du Schéma d’aménagement et d’urbanisme de la région Île-de-France (SDAURIF) approuvé en 1976. Dans cet intervalle, les réalisations n’en sont pas moins intenses. Avec les villes-préfectures de Bobigny, Créteil et Nanterre, la création du quartier de La Défense ainsi que les rénovations urbaines des Halles, de Maine-Montparnasse et du Front de Seine, puis le lancement des villes nouvelles de grande couronne, c’est une métropole en chantier qui émerge, équipée de nouvelles infrastructures de transport : autoroutière (le boulevard Périphérique et les autoroutes radiales), ferroviaire (les RER), aéroportuaire (Orly et Roissy).
Si la genèse du « Périf» remonte bien avant cette séquence planificatrice, en 1943, à la date à laquelle se crée le Service d’aménagement de la région parisienne (SARP), la mise en œuvre du projet bénéficie de ce moment d’accélération et de convergence qui favorise la concrétisation de l’ouvrage tandis que ce dernier s’affiche comme l’un des emblèmes du plan métropolitain. Décidé officiellement le 23 décembre 1954 suite à la présentation que fait Bernard Lafay, de la « rocade périphérique », seul moyen d’éviter à Paris une « paralysie » ou une « mort lente »[16], le chantier de cette voirie communale s’engage en 1957. Au sud, son premier tronçon Porte de la Plaine-Porte d’Italie se raccorde aux autoroutes A6 et B6 qui relient Orly à Paris. Il est inauguré le 12 avril 1960 par le ministre des Travaux publics et des transports Robert Buron, moins d’un an avant l’inauguration par le Général de Gaulle de la nouvelle aérogare d’Orly Sud, le 23 février 1961. À cette date, le district de la région parisienne s’engage dans le projet, rejoignant les financeurs, portant la participation de l’État à hauteur de 60 % du montant de l’opération, demandant à l’aune des prévisions de croissance du trafic automobile que relaie le SDAURP, l’élargissement de la voie et l’accélération de la cadence de réalisation de l’ouvrage[17]. Achevée en 1973, la construction du boulevard Périphérique aura coûté au total deux milliards de (nouveaux) francs, mobilisant une grande partie des investissements routiers [ Voir Fig. 3 ] .
Le troisième aéroport de Paris est quant à lui envisagé en 1957, date à laquelle un site est repéré en Plaine de France à 25 km de Notre-Dame alors que la modernisation de l’aéroport d’Orly s’est engagée. Composés de terres agricoles libres de construction, les 3 000 ha préemptés sont inscrits dans le PADOG tandis que débutent les études et s’amorce une communication maîtrisée de l’autorité aéroportuaire sur le projet[18]. Si une grande partie des visiteurs de la nouvelle Orly Sud ne prennent pas l’avion, les prévisions anticipent une croissance forte du trafic passagers (15 % par an), sujet sur lequel plancheront d’ailleurs des équipes de psychosociologues mandatées pour réfléchir à la conception du futur aéroport[19]. Ce dernier s’inscrit dans le projet d’expansion des réseaux autoroutiers, avec l’A1 et l’A3, puis ferrés, avec le RER B, qui favoriseront son ancrage régional[20]. Décidée par arrêté du 16 juin 1964, la réalisation de l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle s’engage en 1967 et s’achève en 1974. La construction aura coûté 1 630 milliards d’anciens francs, que l’autorité aéroportuaire financera par emprunt, l’État ne s’étant engagé qu’à hauteur de 15 % du financement des travaux[21] [ Voir Fig. 4 ] .
La désynchronisation des futurs
Très attendus, les ouvrages bénéficient d’une forte médiatisation. Dès ses premiers pas, le boulevard Périphérique fait l’objet d’une véritable saga de l’inachèvement perpétuel, la date du « bouclage » tant espéré étant reportée d’année en année. La presse se fait l’écho continu du chantier, de ses succès, de ses inaugurations mais aussi de ses retards, de ses lourdeurs, de ses contestations. Entre 1964 et 1973, quelques centaines d’articles et de brèves[22] suivent pas à pas, kilomètre par kilomètre, l’avancement des travaux, tandis que les reportages se succèdent aux actualités télévisées, contribuant à rendre réel l’ouvrage avant même sa mise en service, à le banaliser avant sa complète utilisation. « 17 ans pour construire le périphérique, mais à peine est-il achevé que l’on découvre les insuffisances et que l’on envisage la construction d’un superpériphérique[23] ». Les nombreux articles témoignent du marathon harassant qu’a constitué le chantier, tandis que l’on parle du Périf comme « d’une fin et d’un commencement », sa saturation appelant à d’autres projets : le Superpériphérique[24]ou l’autoroute A86 à quelques kilomètres de Paris.
Horizons d’attente et champs d’expérience
Matérialisant la Ceinture de Paris, inaugurant l’un des premiers maillons du réseau régional autoroutier, le boulevard périphérique se fait rattraper par la banalité du quotidien, stigmatisé par des articles au vitriol. « Les trente kilomètres de honte » : il est dépassé avant même d’être bouclé. Dans l’intervalle où se réalise l’ouvrage, la France a vécu sa révolution automobile. En 1960, 30 % des Parisiens avaient une auto. En 1973, 52 % en ont une et 79 % des banlieusards sont motorisés. En parallèle de ses prévisions démographiques ambitieuses, le SDAURP a anticipé la démocratisation de l’automobile, lui reconnaissant un rôle primordial en prévoyant le triplement du nombre des voitures particulières et des déplacements[25]. La croissance des trafics suscite toutefois des doutes et des résistances. « L’automobile ne peut plus accomplir aucun rêve de mouvement inconnu : c’est un objet désormais immobile »[26]. En 1963, Roland Barthes signale déjà la fin du rêve. Et, à propos du projet de voie express sur les berges, André Chastel évoque en 1964 le « règne des illusions », citant Lewis Mumford, qui, par la publication de son opus The Highway and the City, cherche « à susciter une prise de conscience plus active du malaise et de la source : à savoir les moyens régulièrement pris pour fin. […] Le vingtième siècle finissant « aveuglé par la voiture » que Mumford annonce à l’Angleterre vaudra aussi pour nous »[27]. À leur tour, les artistes dénoncent l’absurdité de ces masses automobiles à l’arrêt. Arman crée Accumulation automobile en 1967 tandis que Erro peint Carscape en 1969, les deux œuvres montrant l’état de ruine auquel risque de conduire la société automobile. En 1971, sort le film Trafic de Jacques Tati, critique acerbe et drôle de la société moderne[28].
La rupture qui s’opère résulte autant de la massification qui produit banalisation et congestion, que d’un glissement manifeste du rapport au futur. L’horizon auparavant mythifié devient espace d’inquiétude, du fait de la crise de la société de consommation, de l’instabilité de la situation géopolitique mondiale, de la prise de conscience écologique. En 1972, le rapport The Limits to growth, commandé par le Club de Rome à une équipe de chercheurs du Massachussetts Institute of Technology, décrit les dangers environnementaux que produit la croissance économique et démographique et qui vont s’amplifier si rien n’est fait[29]. La même année, Ivan Illich publie Énergie et équité, manifeste paru en plusieurs livraisons dans le journal Le Monde, sous le titre « Crise de l’énergie et justice sociale ». L’essayiste s’appuie sur l’exemple de la circulation pour fustiger l’« esclavage général » de la majorité au bénéfice des « îlots de privilèges », appelant à cesser la croissance folle de la consommation d’énergie[30]. C’est sur cet arrière-plan que s’engage la campagne présidentielle de 1974 avec le slogan éloquent du candidat écologiste René Dumont : « L’automobile, ça rend con ».
À l’inauguration de son dernier tronçon, Pierre Messmer parle du boulevard Périphérique comme d’une « grande œuvre décongestionnante » mais la déception est bien là[31] [ Voir Fig. 5 ] . L’infrastructure devait soulager Paris des flux routiers : elle l’a fait mais le trafic a explosé. Les édiles découvrent le syndrome de l’équipement « appel d’air » qui, en même temps qu’il est sensé améliorer le service fourni aux usagers, voit son trafic augmenter, conduisant à l’engorgement et la dégradation de son usage[32]. L’infrastructure devait assurer une circulation fluide « sans feux rouges », alors qu’elle est saturée avant d’avoir été achevée : 160 000 véhicules chaque jour sillonnent déjà les voies, 200 000 étant considéré comme un maximum. Victime de son succès pour les uns, coupable de son obsolescence précoce pour les autres, certains proposent de l’agrandir en élargissant le nombre de ses voies, en lui superposant un périphérique aérien. D’autres au contraire condamnent l’impasse, considérant l’infrastructure à peine née comme déjà vieillissante, les décideurs ayant adopté les solutions d’hier pour répondre aux problèmes de demain.
Le temps comme paramètre du projet
Derrière cet écart qui s’observe entre ce qui était espéré et ce qui est réalisé, se profile une critique de la planification. Car, en dépit de l’ampleur des travaux aboutis, en dépit de l’attelage des pouvoirs parisien, régional et étatique, qui a permis à l’ouvrage de sortir de terre, le projet, dans sa capacité à anticiper et façonner le futur, a failli. Est-ce pour cette raison que les auteurs de Roissy développent une véritable obsession du temps dans leurs réflexions ? Au moment de l’inauguration de l’aéroport, le journal Le Monde reprend un leitmotiv désormais bien connu : « À peine terminé, on sait déjà qu’il est dépassé »[33]. Toutefois, l’article est loin d’être critique, considérant que cet état ne nuit pas à l’ouvrage dans la mesure où celui-ci est né pour composer avec son obsolescence. Le président Georges Pompidou qualifie ainsi le nouvel aéroport de « réalisation majeure [témoignant] d’un nouveau style architectural ayant l’ambition d’être en avance sur son temps », aux côtés de Beaubourg, « Musée-cité culturelle » et du nouveau Parc des Princes[34].
Déjà éprouvée par l’expérience d’Orly – dont les riverains, à force de manifestations, obtiennent le couvre-feu nocturne le 4 avril 1968 –, l’inéluctabilité du dépassement figure au vocabulaire des ingénieurs, architectes, économistes, artistes, sociologues qui travaillent sur le projet. Elle est ici au fondement de leur réflexion, le temps n’étant plus horizon mais matériau même du projet. Dès 1963, le directeur général de l’Aéroport de Paris, Pierre-Donatien Cota exposé sa vision, à l’occasion d’une invitation qui lui est faite pour présenter le projet de Paris-Nord :
« Il s’agit, peu ou prou, de préparer, de prévoir l’avenir, sinon de le prédire ; acte intimidant qui suscite notre propre inquiétude et aiguise le sentiment de notre responsabilité. [Pour penser à long terme], il faut se fournir à soi-même les données du problème à résoudre, parfois imaginer jusqu’à l’énoncé du problème […]. »[35]
Plus tard, on lit dans l’introduction d’une brochure consacrée à l’aéroport de « Roissy-en-France », datée de juin 1969 :
« [Le trafic aérien] double tous les cinq ans, ce qui conduit, durant chaque période de cinq ans, à réaliser autant d’investissements que dans l’ensemble des périodes passées. […] Il a donc fallu penser à ouvrir au trafic une nouvelle plateforme : une semblable entreprise est si complexe que quinze années se seront écoulées entre le début des études et la mise en service des premiers équipements ».[36]
Qu’il s’agisse du plan-masse, des réseaux ou des aérogares, la question de l’imprévisibilité est omniprésente dans la réflexion des concepteurs, le dessin esquissant un cadre dans lequel s’inscrivent les premiers jalons de la plateforme, sans préjuger de l’évolution que vont connaître leurs successeurs. Sollicité à la fin 1971 par le président d’Aéroport de Paris André Decelle, l’architecte Marcel Lods donne son avis sur le projet en cours de réalisation, alors que le chantier bat son plein : « La première qualité sera la faculté d’adaptation maximum à des missions qu’il est impossible de préciser à l’avance »[37]. Et, à une question qui lui est posée en 1973 de savoir, s’il avait à réétudier l’aérogare 1, s’il la concevrait « de la même façon, compte-tenu de l’évolution du transport aérien et des techniques aéroportuaires », Paul Andreu répond : « Si on avait à la refaire, on ne referait certainement pas la même gare ; cela dit, si on se replace en arrière, dans les conditions qui étaient les nôtres quand nous avons commencé son étude, si vraiment on faisait marcher le temps à l’envers, je crois qu’on referait la même »[38].
À son inauguration le 8 mars 1974, le « superaéroport » comme l’appellent nombre de journalistes, fait l’objet d’une couverture médiatique abondante[39] [ Voir Fig. 6 ] . La télévision et la radio couvrent largement la journée. Quelques jours plus tard, le 13 mars, atterrit le premier avion, un vol transatlantique de la compagnie TWA parti de l’aéroport John Fitzgerald Kennedy de New York. Devant le Boeing 747 sur lequel on peut lire la marque de cette journée exceptionnelle « Premier vol USA Aéroport Charles-de-Gaulle », six hôtesses brandissent les initiales des noms de baptêmes présidentiels des deux aéroports que l’avion a reliés [ Voir Fig. 7 ] . Cet événement fait encore l’actualité dans la presse nationale et internationale. En l’espace de quelques semaines, plus d’une centaine d’articles sont parus, largement relayés par la presse internationale qui célèbre le futurisme de l’aéroport. « La fantascienza è realtà ». « Earthbound snags for a space-age airport »[40].
Le succès que rencontre le nouvel aéroport, dont la discrétion du chantier a été à la hauteur du retentissement de l’ouverture, résulte certes du caractère encore exceptionnel du voyage aérien. Il tient aussi à la modernité de Roissy et la prise en compte dès l’origine du projet, de la désynchronisation des futurs comme matière du projet. Aporie que la longue gestation du Périf ne semble pas avoir saisie.
Le décalage des trajectoires
« Le boulevard Périphérique contribue à modifier le visage de la capitale non seulement par l’importance et la qualité de ses ouvrages, mais encore par les modifications et transformations qui accompagnent progressivement sa réalisation sur le plan de l’urbanisme où il joue le rôle de catalyseur et d’accélérateur de transformations. »
André Herzog, « Le boulevard Périphérique », Juin 1973[41].
Pour comprendre les accueils contrastés dont font l’objet le Périf et l’aéroport, il convient d’aller plus loin en nous intéressant aux rôles qu’occupent ces infrastructures dans les récits de l’agrandissement de la métropole. De tous les ouvrages contemporains qui surgissent dans le paysage de la capitale, le Périf est sans doute l’un de ceux qui ont mobilisé le plus de représentations urbaines. Chef des services techniques de topographie et d’urbanisme de la Ville de Paris, René Mestais le qualifie en 1943 d’instrument de la « Renaissance de Paris » tandis que, trente ans plus tard, André Herzog, directeur général de l’Aménagement et de l’urbanisme de la Ville de Paris, le désigne comme « catalyseur et accélérateur de transformations »[42]. Si dans l’intervalle, les récits glissent et changent de sens, le Périf ne cesse d’incarner une figure de la ville dont les fluctuations au fil du temps traduisent les positions successives qu’il occupe dans l’aménagement de la région parisienne.
Les Paris du Périf
« Ce sera le rôle dévolu au boulevard Périphérique de sertir de ses belles lignes de peupliers, d’ormes et de platanes, le territoire parisien. Ce magnifique « ring » de verdure pourrait, d’ailleurs, être jalonné de hautes tours carrées, d’architecture symétrique, dont les couples marqueraient les grandes sorties de la capitale. Elles seraient dotées de puissants projecteurs dont les fleurons de lumière traceraient au sein de la nuit, l’orbe magistral de la « Couronne de Paris » ».
René Mestais, « La voirie parisienne », 1943[43].
L’ouvrage naît dans un contexte particulier, celui de la « libération » des terrains de la Zone pendant la guerre et des politiques de « rénovation des îlots insalubres » qui s’engagent à cette date[44]. Lorsque, le 5 février 1942, s’ouvre la séance inaugurale de la commission d’études de la région parisienne, Philippe Pétain, évoquant « cette enceinte de misère et de laideur [qui, depuis quelque soixante ans, s’élargit de proche en proche autour de la ville et] afflige à la fois le cœur et la raison[45] », annonce que la zone va être « libérée » de ses occupations informelles. Le boulevard Périphérique figure comme le couronnement de l’aménagement de la Ceinture, ainsi que l’énonce René Mestais : « Il importe d’éviter à tout prix que Paris ne « coule » dans une banlieue qui l’enliserait à nouveau pour un siècle »[46].
De ceinture verte figurant la protection de Paris face aux « assauts » de la banlieue, la zone est récusée en 1954 comme « ligne de démarcation », dans un contexte de crise aigüe du logement qu’a relayée l’appel de l’Abbé Pierre. Elle est désormais, comme l’appelle de ses vœux Jean Royer, directeur de la Revue Urbanisme, destinée à faire se rejoindre Paris et la banlieue sous la forme d’« un lien organisé entre les quartiers périphériques de Paris et ceux des communes limitrophes qui en sont le prolongement naturel au-delà des « limites administratives toujours artificielles » souvent contraires à la démographie et à l’économie »[47].
Cette projection fait suite au vote de la loi Lafay du 17 février 1953, dite de « compensation ». La ceinture verte est alors projetée comme « une œuvre de grande portée sociale et humaine » dont une partie des espaces seront urbanisés pour offrir les ensembles nouveaux de logements indispensables aux Parisiens, les 80 % restants « de la Ceinture [étant] définitivement aménagés sans le moindre risque de grignotage ultérieur en espaces verts, plaines de jeux, et pour recevoir des bâtiments à usage collectif nécessaires à la vie des quartiers périphériques »[48]. Cette ambition se traduit dans le plan élaboré par l’architecte Raymond Lopez à qui Bernard Lafay a confié les clés de la réflexion et qui projette l’aménagement d’« une ville moderne de 50 000 habitants [au sein de laquelle] se glissera le nouveau boulevard Périphérique […] traité à la manière d’un parkway aux tracés souples[49]» qui doit « reconquérir Paris » comme l’appelle de ses vœux Pierre Sudreau, commissaire à la construction et l’urbanisme pour la région parisienne[50] [ Voir Fig. 8 ] .
La réalisation du boulevard Périphérique et des projets urbains qui lui sont associés, ne suivra pas l’ambition radicale de la Ceinture verte qui devait pourtant être, aux yeux de Bernard Lafay, « poursuivie avec énergie [par] la Ville et ses administrateurs appuyés par les Parisiens »[51]. L’évolution du gouvernement du projet permet de rendre compte des tiraillements dont fait l’objet la réalisation du Périf. À l’origine projet municipal conçu à cheval sur Paris et la proche couronne, inscrit en même temps au PUD parisien et au PADOG régional, Ville et État agissent de concert pour réaliser l’ouvrage, mais les rapports de force vont progressivement s’inverser à partir du moment où le district entre en scène, l’État devenant son principal financeur. Le Schéma Directeur déploie alors sa vision régionale au sein de laquelle le Périf est qualifié d’« « engin » moderne de circulation automobile » dont l’urbanisation par des sièges sociaux serait considérée comme un risque « néfaste au bon fonctionnement du cœur parisien des affaires »[52].
À partir de ce moment, la Ville se replie peu à peu sur ses préoccupations intérieures tandis que le District se tourne vers les villes nouvelles de grande couronne, laissant le Périf orphelin de visions urbaines. Seule la saturation progressive de la voirie constitue une préoccupation montante pour « boucler la boucle » avec des positions partagées comme en témoignent les désaccords que soulève, avant même la fin des travaux, la question du doublement du périphérique au sein du District. Les élus régionaux sont divisés, ceux de Paris craignant de payer plus pour la Banlieue, tandis que ceux de la Banlieue redoutent de payer trop cher pour Paris[53]. À son ouverture définitive, la vocation urbaine de la voie semble céder la place à l’image d’« une voie de dégagement rapide » qui risque de devenir selon le journal Libération, « un boulevard parsemé d’hypermarchés »[54]. S’engagent alors des batailles pour prévoir l’insonorisation de la voirie, la mise en place des dispositifs de sécurité et de radars et des projets de couvertures partielles. Appelant l’État à contribuer à leur financement, le maire de Paris Jacques Chirac militera pour que ce dernier reprenne l’ouvrage dans son domaine[55] [ Voir Fig. 9 ] .
Roissy au-delà de Paris
Pendant que s’invente le Périf, entre un Paris en quête de grandeur et une agglomération en forte croissance, qu’en est-il de l’aéroport ? Quelles pensées urbaines sont à l’œuvre, et comment agissent-elles sur la conception de l’infrastructure ? « L’aérogare est toute une ville et l’on peut très bien y vivre sans jamais la quitter »[56]. Achevée en 1961, la réalisation d’Orly Sud avait déjà donné lieu à des parallèles urbains sans pour autant que la venue de millions de visiteurs sur les terrasses d’Orly ne parvienne à effacer les critiques dont son fonctionnement pâtit dès son ouverture. « Un monstre […] engloutit ses créateurs. […] Moralité, tout ce qui brille n’est pas or », titre Air Press[57].
C’est dans cette critique de l’aéroport vitrine que s’inscrit la réflexion sur Paris-Nord, non pas qu’il s’agisse d’en faire une ville, mais plutôt de la concevoir comme s’il s’agissait d’une ville. Une première question porte sur l’appartenance de l’aéroport à la ville ou sa « coexistence[58] » au prisme de ce qu’est devenue la notion de ville dans le contexte d’expansion que connaissent les régions urbaines. Si le choix définitif de l’implantation du nouvel aéroport se porte sur des terrains situés hors de l’agglomération parisienne, Pierre-Donatien Cot n’en sous-estime pas pour autant les contraintes qui s’imposent à son inscription territoriale.
« Il faut, dit-il en 1964, traiter un aéroport comme un organe même de la ville ou de la région qu’il dessert et non comme un corps étranger de la cité ou un obstacle gênant, afin de réserver à l’aéroport et à la ville leurs possibilités réciproques de développement et maintenir la qualité de la desserte de la ville par l’aéroport. »[59]
Revenant sur les raisons urbaines de Paris-Nord, l’argumentaire présenté en janvier 1967 l’inscrit comme partie prenante du Paris agrandi :
« La ville n’est plus le centre de Paris, ni même Paris intra-muros […] c’est et ce sera de plus en plus […] un immense tissu urbain […]. Le problème n’est donc pas de relier Paris-Nord à un point « en ville » […] mais à tous les quartiers de la « nébuleuse urbaine ». »[60]
Une deuxième question porte sur le processus de réalisation dans le temps de l’aéroport, confronté à deux défis contradictoires : d’une part, le temps incompressible de la réalisation matérielle d’édifices et d’équipements complexes ; d’autre part, les fluctuations des trafics et des programmes qu’ils sont destinés à accueillir [ Voir Fig. 10 ] . À l’opposé de la composition classique d’Orly, la conception de Roissy épouse les théories à l’étude chez les « visionnaires de l’architecture » réunis par Michel Ragon, notamment Yona Friedman et ses « nappes tridimensionnelles »[61], et adopte le principe d’une structure ouverte qui favorise « la cohabitation, le mélange et l’affrontement des fonctions dans un espace qui conserve toujours une valeur symbolique indépendante »[62]. Déployant sur le modèle de la première aérogare, cinq aérogares de forme identique dites en « roue de bicyclette », le plan initial de Roissy conçu en 1967 se révèle rapidement caduque [ Voir Fig. 11 ] . Trois ans plus tard et alors que Roissy 1 n’a pas encore ouvert ses portes, le plan se transforme, s’adaptant aux aléas des trafics, de leur volume et de leur nature. Roissy 2 s’étudie dès la fin de l’année 1969, travaillant la modularité de ses composants autour d’une structure dont l’expansion autour d’une voie terrestre centrale peut être théoriquement infinie [ Voir Fig. 12 ] .
Plus qu’une « grande œuvre », les concepteurs de Roissy aspirent à réaliser « une œuvre en commun », éprouvant la difficulté de tenir sur la durée le cap du projet et d’en maîtriser les multiples jalons. L’entente interprofessionnelle de même que la relation étroite que noueront l’exécution de l’ouvrage et sa conception d’ensemble, seront déterminantes pour garantir la cohésion du projet[63]. Prototype silencieux, conçu dans la discrétion par des équipes intégrées, Roissy expérimente ex urbis une manière de faire, tandis que la vitrine parlante que forme le Périf fait converger in urbis les attentes multiples au risque de la dissension. Ici la fragmentation qui résulte des aménagements produits sur le pourtour de Paris ne tient pas seulement aux logiques propres des chantiers, infrastructurels et urbains, à l’échelonnement de leur réalisation dans l’espace et le temps, ou aux aléas de leur programmation et de leur financement. Elle procède des registres de décalages entre le projeté et le réalisé : des attentes aux usages, du discours à l’opératoire.
La matérialité du Grand
Le caractère hors norme des ouvrages qui marquent le paysage de la région parisienne est donc à considérer du triple point de vue des caractères physiques et spatiaux qui les inscrivent sur le territoire, des rapports de pouvoirs qui s’exercent autour de leur réalisation et de la diversité des récits urbains qui les ont projetés. L’héritage qu’ils laissent nous amène à revenir sur la signification du terme de « Grand ».
« Grandir c’est investir », concluait le Schéma directeur de 1965[64]. Avec le boulevard Périphérique, Paris entend s’agrandir en même temps que se déploient l’agglomération et la région. De l’urbain au régional, de la restructuration au circulatoire, ces processus redoublés et télescopés se lisent dans les étapes successives de la construction du Périf. Ils expliquent les tiraillements dont l’ouvrage fait l’objet et la dimension à la fois gigantesque et fragmentée qui caractérise son avènement matériel. D’abord conçu à niveau, le boulevard Périphérique est progressivement pensé avec des passages en viaduc ou en tranchée. Achevée en 1960, la section sud la plus ancienne du Périf prévoit une large part aux paysagements. Son vocabulaire renvoie à celui des jardins, traduisant l’idée de la voie dans un parc linéaire, y compris dans son dispositif cinétique de construction du regard[65]. Le panorama photographique du chantier montre le soin accordé aux ouvrages pour les inscrire dans la ville : tracés, voies de desserte, franchissements, terre-pleins, parapets, éclairages, dessous/sous-faces, murs, plantations[66] [ Voir Fig. 13 ] . Les phases de réalisation des tronçons nord et est amorcent ensuite un basculement, la voie s’inscrivant désormais dans un réseau autoroutier de grand débit et d’échelle régionale, dont l’élargissement du gabarit, conditionné par la croissance du trafic et les ouvrages que le boulevard doit interconnecter, est dicté par le District. Les échangeurs se ramifient et s’agrandissent – La Chapelle, Bagnolet, Bercy puis Maillot –, superposant chaussées principales et bretelles sur plusieurs niveaux [ Voir Fig. 14 ] .
De son côté, Roissy ne figure pas seulement un agrandissement territorial du fait de son exil hors l’agglomération, ni même un simple changement de modernité architecturale. Certes les parallèles dimensionnels sont nombreux à figurer l’échelle hors norme de l’édifice le plus surprenant de l’ensemble, son aérogare dont « le chantier a nécessité autant de béton que 80 km d’autoroute et 2 fois plus d’acier que la Tour Eiffel. La surface cumulée des planchers représente 2 fois et demie celle de la place de la Concorde. » La presse ne tarit pas d’éloges sur ce « monument moderne digne des plus illustres » : « Paris [en] rêvait […]. Il peut rêver en paix », écrit le journal La Croix[67]. « L’aéroporto della « grandeur » », « Manca Monsieur Hulot nella « cathedrale » de Roissy », « Flughafen der Superlative », « Der Koloss aus dem Jahr 2000 », « Il colosseo dei aeroporti » : les nombreux superlatifs soulignent l’étonnement dont témoignent ceux qui découvrent Roissy[68].
Pourtant et en dépit des références nombreuses à la monumentalité de l’aéroport, les concepteurs et maîtres d’ouvrage de l’aéroport ne l’ont pas pensé comme tel.
« Sur ce point, dit le directeur général d’ADP Gilbert Dreyfus peu avant son ouverture, il faut être clair : l’Aéroport de Paris n’a aucunement la prétention, mettant en service la première aérogare de Roissy, de donner au public et à la France, un « monument » […]. L’aérogare 1 de Roissy sera un outil et non un « monument » comme certains voudraient le présenter déjà. »[69]
Paul Andreu recourt quant à lui à la notion d’« événement spatial »[70], évoquant en 1973 le « dépouillement » revendiqué de l’ouvrage pour « exprimer une certaine démocratisation du transport aérien ; [ce dépouillement] contribuera à démythifier un peu le voyage aérien »[71] [ Voir Fig. 15 et 16 ] . Présentant en 1971 le parti architectural de la nouvelle aérogare, il qualifie l’échelle de ce qui se construit :
« [Cette échelle inhabituelle] est [monumentale], et ceci ne peut être une critique, si l’on dit aussi qu’un échangeur routier, un silo, des barrages, sont des ouvrages monumentaux, c’est-à-dire d’une échelle qui n’est pas l’échelle humaine. Elle ne l’est pas si l’on considère le sens premier de monumental : monumental, cela veut dire qui fixe le souvenir, fige le temps, se retranche de la quotidienneté : tout ceci l’aérogare 1 ne le fait d’aucune manière. »[72]
Ce que reconnaît le journal La Croix en écrivant à l’ouverture de l’aéroport :
« C’est là sans doute, une architecture déroutante. Colossale même. Belle malgré tout. Car, en refusant toute sophistication, elle ne triche pas. À force d’affirmer sa brutalité, elle la fait oublier. »[73]
La difficulté à qualifier l’échelle de l’ouvrage et l’agrandissement qu’il doit accomplir s’apprécie à travers la figuration qui en est faite dans les plans régionaux. Paradoxalement, alors que son implantation va de pair avec l’aménagement de la métropole, la lecture de ces plans témoigne d’une incapacité à caractériser leur coexistence. Lorsque l’aéroport figure sur les cartes, c’est sous la forme d’une tâche blanche ou grise indéterminée où ne sont renseignées que les pistes, augmentée le cas échéant par les superficies des sols gelés par la règlementation. Cette difficulté à figurer les deux mondes dans un même plan se lit également dans les représentations métropolitaines du Périf. Là encore, sa présence figurée sur la carte par un trait épais ne permet pas de rendre compte de sa spatialité, faute de disposer des outils de représentation adéquats pour figurer la scène d’action qui se joue et les tiraillements dont elle témoigne [ Voir Fig. 17 ] .
Des objets qui résistent ?
Au terme de cette étude scrutant la généalogie et l’héritage du Grand Paris des « Trente Glorieuses », les temporalités de l’infrastructure apparaissent finalement de plusieurs ordres : temps futurs des horizons d’attente ; temps narratifs des récits urbains ; temps spatiaux des lieux d’ancrage. Les décalages et discordances qui résultent de leur résonance, sont consubstantiels de l’infrastructure, faisant d’elle un objet solide et malléable dont le devenir doit se penser à l’aune de ces temporalités.
Le Périf signe-t-il la fin de Paris, son encerclement dans un écrin et son soulagement aux franges, une nouvelle barrière d’octroi s’imposant à la banlieue ? Est-il le début de la métropole, accueillant les figures de la ville moderne, important la périphérie au centre ? Ainsi, ces questions qui ont travaillé la naissance et la réalisation du boulevard Périphérique, de 1943 à 1973, traversent toujours son actualité, que l’on songe à son extension ou son réinvestissement. L’ensemble dénommé « périphérique d’Île-de-France » que forment à partir des années 1980 les projets de l’autoroute A86 puis de la Francilienne, dessine « à petits pas » comme l’écrit le journal La Croix, un système de ceintures autoroutières qui tente d’absorber l’expansion régionale du trafic automobile[74]. De fait, le débat qui revient de manière régulière sur la « civilisation » voire la « suppression » du Périf parisien ne peut se penser sans ignorer ce système global de circulation périphérique et ses articulations avec le territoire grand-parisien[75]. Il prolonge cette longue narration qui lie la destinée de l’ouvrage à celle de la métropole. L’ouvrage est ainsi revenu sur le devant de la scène avec l’exposition « Des fortifs au périf » montée en 1992 à l’initiative de Jean-Louis Cohen et André Lortie. Moins de dix ans après, débute, en 2001, la mandature de Bertrand Delanoë qui, avec Pierre Mansat, entend explorer les ressorts de cette « ville du périphérique » (Tomato, 2003) et l’inscrit comme « principal enjeu projectuel de Paris » dans le Grand Projet de renouvellement urbain (2005)[76]. Les réflexions développées dans le cadre de la consultation internationale du Grand Paris de 2008 investissent à leur tour le monolithisme de l’ouvrage, projetant une mégastructure (MVRDV) ou un métro aérien (Christian de Portzamparc)[77]. Tandis que la Ville, engageant un ensemble de projets-dalles de couverture, urbanisation des franges, restructuration des franchissements –, continue de l’envisager selon Pierre Mansat, comme « socle solide d’une politique de coopération » avec les villes riveraines[78].
La situation présente de Roissy montre également combien ces infrastructures demeurent au premier plan de la métropole comme lieux de projection et de controverse. Si Roissy est advenu au Grand Paris dans l’enthousiasme, l’aéroport sera frappé des mêmes syndromes qui ont touché le boulevard Périphérique quelques décennies plus tôt. D’abord le retournement des représentations s’observe au tournant des années 1990, frappé par la dérégulation du trafic, la catastrophe climatique accentuant depuis la noirceur du regard porté sur un transport qui en dépit de sa routinisation, reste attaché à une « élite cinétique[79] ». Ensuite, l’entrelacement des trajectoires urbaine et infrastructurelle s’est consolidé, produisant des représentations paradoxales. L’emprise territoriale de l’aéroport est désormais stigmatisée tandis que les collectivités grand-parisiennes, départements en tête, l’ont qualifié récemment de « joyau de la couronne », défendant à l’occasion de la menace de sa privatisation complète, concrétisée dans la loi PACTE promulguée en mai 2019, son caractère de bien commun[80]. Enfin, les échelles qui le traversent rendent délicate sa coexistence spatiale et matérielle avec la « nébuleuse urbaine » qu’évoquait Pierre-Donatien Cot et qui désormais l’englobe pleinement. Les projets d’aménagement développés depuis la consultation internationale du Grand Paris de 2008 en témoignent : entre la « dissémination » du Grand Roissy par des mégaprojets qui s’étalent du Bourget à Roissy, et la « civilisation » de l’aéroport par l’investissement de ses lisières et l’occupation de l’entre-deux.