Alors que les objectifs du Rapport de la Commission d’extension de Paris sont bien connus et présentés dans d’autres articles de la présente publication, deux aspects sont peu abordés : l’ambition « de faire du plus grand Paris une ville modèle »[1] et que « le plus grand Paris n’aura rien à envier aux villes de l’étranger »[2].
Pour faire savoir ce qu’il y a « à envier » et, par conséquent, faire connaître les efforts à mener dans le futur Grand Paris afin d’égaler sinon dépasser les autres grandes villes, le Rapport consacre un paragraphe entier à la présentation des espaces libres de Londres, Berlin et Vienne[3]. D’autres villes comme Saint-Pétersbourg, Francfort et Rome sont évoqués à propos d’autres sujets. Cette approche devient plus explicitement comparative dans les documents graphiques annexes : la planche no 10 montre les emprises territoriales de Paris, augmenté du département de la Seine, de Vienne, de Berlin et du comté de Londres. Les quatre planches suivantes détaillent les espaces verts existants de ces mêmes villes[4].
Or, outre le fait de citer les exploits et les avancés d’une ville étrangère dans tel ou tel domaine – par exemple, Londres possède des rues « libres de tout obstacle », Berlin est la « ville modèle pour l’hygiène »[5] –, la comparaison est utilisée pour produire le résultat inverse, c’est-à-dire mettre en valeur Paris, comme le montre l’exemple des bois de Boulogne et de Vincennes, « deux jardins incomparables si on a égard à leurs dimensions, leur beauté, leur proximité du centre de la ville, et dont on trouverait difficilement l’équivalent à Londres, à Vienne ou à Berlin »[6].
Le rôle des villes étrangères dans la comparaison avec Paris ne se limite donc pas à fournir des exemples à suivre. Il permet également de faire une sorte d’inventaire, certes incomplet, des qualités et défauts du Plus grand Paris pour en dresser la position relative. Comme le Rapport le note explicitement, il s’agit avec le projet de la Commission d’extension de Paris « de ne jamais s’arrêter dans le mouvement continuel d’émulation qui se manifeste en ces matières [d’aménagement], depuis nombre d’années, entre les grandes cités du monde »[7].
Si le Rapport dit bien entre les et non pas entre des grandes cités du monde, il est curieux de constater que ni le texte ni les planches ne mentionnent New York, qui fait incontestablement partie des « grandes cités ». La métropole américaine compte 3,4 millions d’habitants en 1900 puis près de 5 millions en 1913, et est devenue la deuxième ville la plus peuplée du monde derrière Londres et devant Paris. L’absence de références à New York est d’autant plus étonnante qu’elle est un lieu d’observation a priori incontournable des questions de croissance et d’extension urbaines. La grande métropole de l’Amérique n’avait-elle réellement rien à offrir ? Ou bien n’était-elle pas assez connue pour qu’elle soit évoquée ? La « promenade continue » figurant dans l’Avant-projet d’un plan d’extension de Paris[8] du Rapport, manifestement déduite du parkway new-yorkais, permet de répondre aux deux questions par la négative. Alors ce serait peut-être le « mouvement continuel d’émulation » qui ne permettrait pas d’afficher trop clairement l’importation d’un dispositif venu d’ailleurs, d’autant plus que cet ailleurs regarde Paris d’un œil pour le moins admiratif ?
Le Rapport parisien ne précise pas la logique derrière cette omission. Nous tenterons dans cet article de démontrer que cette absence ne révèle ni ignorance ni manque d’intérêt. Les relations transatlantiques sont en effet particulièrement dynamiques et complexes entre Paris et New York et se manifestent aussi bien dans les discours professionnels que dans ceux du grand public[9]. La ville américaine est à la fois bien connue, offre des leçons et, à l’inverse, des éléments de mise en valeur de la capitale française. New York occupe donc une place de choix dans les débats et imaginaires parisiens de l’époque. L’analyse de cette position nous permettra de voir d’abord dans le Rapport la présence certaine mais tue de la métropole américaine, puis, inversement, de revenir sur celle similaire de Paris dans le rapport de la New York City Improvement Commission de 1907 et, finalement, de rendre explicites les liens non affichés entre les projets des deux commissions new-yorkaise et parisienne.
New York, ville repoussoir pour Eugène Hénard et Augustin Rey
Intéressons-nous d’abord à Eugène Hénard (1849-1923), architecte employé au service des travaux de la ville de Paris, membre actif au Musée social dès la fin 1907 – il préside la seconde commission de la section d’Hygiène urbaine et rurale – et premier président de la SFAU en 1911[10]. Il est, au cours de la première décennie du xxe siècle, l’un des plus éminents urbanistes français et certainement le plus prolifique en termes de projets et d’écrits théoriques, notamment avec ses Études sur les transformations de Paris rédigées de 1902 à 1909, largement diffusées en huit fascicules indépendants. Ces études sont également diffusées dans la presse professionnelle, L’Architecture, et dans la presse illustrée grand public, L’Illustration. La renommée de ses travaux est d’ailleurs telle que le Rapport de la Commission d’extension de Paris le cite nommément deux fois, à propos de l’intérêt des grands espaces libres et de leur augmentation à Londres, parmi seulement une demi-douzaine de personnes citées dans l’ensemble du document de 1913.
Dans les fascicules 3 et 4 des Études, écrites dix ans avant le Rapport de 1913, Hénard emploie déjà la méthode comparative, limitée à Paris et à Londres, afin d’illustrer la quantité insuffisante des espaces libres de la capitale française en comparaison de ceux de la capitale britannique[11]. C’est dans son fascicule 6 de 1905 qu’il explique plus concrètement que « [la] comparaison des plans des grandes capitales modernes va nous ouvrir d’autres aperçus et apporter à la solution du problème de nouveaux éléments que l’étude d’une seule ville ne pourrait dégager »[12]. Pour mener à bien sa comparaison à Paris, Hénard élargit son corpus à Berlin et à Moscou[13].
Pour Hénard, et à l’instar de ce que va suggérer le futur Rapport de 1913, New York ne ferait donc pas partie des « grandes capitales modernes ». À la lecture détaillée des Études, c’est le contraire qui se dégage. Tout d’abord, à la différence du Rapport, l’architecte se sent obligé de justifier cette omission, en soulignant qu’il « [a] laissé de côté des villes maritimes comme Saint-Petersbourg ou New York, parce que leurs conditions d’existence sont très différentes »[14]. Ensuite, ces « conditions d’existence différentes » ne l’empêchent pas de citer New York dans trois des huit Études, donc dans seulement une étude de moins que Londres et dans plus d’Études que toutes les autres villes étrangères. La ville américaine a donc son importance mais, contrairement aux autres villes européennes, Hénard ne s’en sert que comme contre-exemple, dénonçant l’esprit purement utilitaire et monotone du plan des rues et plus généralement l’absence de beauté et d’art dans l’architecture et dans la ville. Qu’il la cite autant, indique la reconnaissance par Hénard du statut désormais mondial d’un New York devenu incontournable. Mais l’utilisation qu’il en fait dans ses Études indique une posture de rivalité, identique à celle qu’il entretient personnellement, vers les années 1906-1911, avec le New-Yorkais William Phelps Eno (1858-1945) concernant la paternité du carrefour à giration.
Apôtre d’un urbanisme hygiéniste, et tout comme Hénard, membre du cercle des protagonistes de la scène urbanistique parisienne, voire internationale – et par ailleurs membre de la commission présidée par Hénard au Musée social –, Augustin Rey (1864-1934) fait jouer à New York un rôle similaire d’exemple repoussoir. Cependant, les sujets de la critique sont différents et, surtout, contrairement à Hénard, Rey a pu fonder son regard sur une expérience personnelle de la ville en 1908 quand il s’y arrête, en route vers le Congrès international de Tuberculose de Washington, en tant que représentant du gouvernement français. À New York, il donne trois conférences dont l’une à la suite de l’invitation de son ami George B. Ford devant le Committee on Congestion of Population de la ville. Dans sa critique exprimée lors de cette conférence, Rey met à profit sa connaissance détaillée des conditions new-yorkaises et s’attache principalement à dénoncer les conséquences désastreuses des gratte-ciels en terme de congestion, d’obscurité et d’hygiène des rues ainsi qu’en terme d’insalubrité des quartiers d’habitation voisins, subissant une très forte spéculation. Il juge New York « ridicule, déraisonnable, et architecturalement des plus stupides », ajoutant que « des fous pourraient la planifier ainsi »[15]. La visite en automobile, organisée par des journalistes du New York Times, au cours de laquelle Rey doit porter des jugements esthétiques sur tel ou tel aspect de la ville ne se passe guère mieux. Sans exception, les comparaisons avec Paris tournent en défaveur de New York[16].
Ces critiques émises in situ par Rey n’étaient accessibles qu’aux seuls lecteurs du New York Times et n’étaient pas destinées à avoir un écho en France. En revanche, en 1910, quand l’architecte fait référence à la ville américaine dans sa conférence à la Town Planning Conference de Londres, il porte ces réflexions sur New York à la connaissance d’un milieu de professionnels internationaux parmi lesquels se trouvent également les Parisiens Eugène Hénard, Louis Dausset et Louis Bonnier. Photographies de chambres et de cours new-yorkaises obscures et « meurtrières » à l’appui, il disserte sur l’organisation de la propriété du sol et ses conséquences, comme contre-exemple le plus marquant pour accuser l’enrichissement « [d’]un très petit nombre au détriment de l’intérêt urbain », puisque « la maison à cinquante-deux étages de New York est basée […] sur la spéculation absolument folle dont le sol est l’objet »[17].
Un nouveau paysage et une ingénierie innovante
Or, ce rejet quasi général de la ville américaine professé par nos deux architectes urbanistes parisiens ne livre qu’une partie de la réalité de l’époque. Il suffit en effet de s’éloigner de peu de ce milieu pour se rendre compte que la réaction de Rey – et, à partir d’un point de vue certes plus éloigné, celle de Hénard – faisait exception par rapport à celle de nombreux autres Parisiens également interrogés par le New York Times. Ainsi en 1908, Stéphane Lauzanne, rédacteur-en chef du grand quotidien parisien Le Matin, se situe à l’opposé extrême des propos de Rey. Le journaliste parisien se montre surtout touché par la dimension et la force poétique de la ville[18]. Dans un article publié à la « une » de son propre journal, il insiste, quelques semaines plus tard, sur le retard et la lenteur en France ainsi que sur l’incapacité de voir grand. Pour étayer ses propos, il décrit exclusivement des exploits techniques qu’il a perçus dans New York[19].
Ces deux aspects de la ville évoqués positivement par Lauzanne – un nouveau paysage urbain d’une force inouïe et des dispositifs innovants d’ingénierie urbaine – frappent justement les Parisiens du début du xxe siècle qui s’y déplacent, professionnels et grand public. Car, après Paris, New York est, grâce à ses innovations, la ville la plus présente dans la presse quotidienne et hebdomadaire ainsi que dans les publications périodiques françaises relatives à l’architecture et la ville moderne. À titre d’exemple, concernant le paysage urbain new-yorkais, l’hebdomadaire L’Illustration publiait en 1912 une photographie panoramique double-page prise du haut du Woolworth Building, accompagnée d’une légende qui notait que l’on commençait « à concevoir que l’énorme, le démesuré a sa beauté, et même, avec leurs fenêtres innombrables, ses façades monotones mais claires, où la lumière semble passer comme à travers une dentelle, ont leur élégance, leur style »[20].
Contrairement à ce paysage fascinant in situ mais suscitant en même temps la crainte d’une importation vers Paris, l’autre aspect de New York apprécié par Lauzanne, à savoir certains dispositifs d’ingénierie, suscite une admiration sans ambiguïté et joue clairement un rôle de référence positive. Cela se manifeste entre autres par des articles, dans L’Illustration et ailleurs, sur les nouvelles grandes gares[21], sur les superpositions de voies ferrées[22] et sur « la ville future », célèbre coupe-perspective ainsi nommée par L’Illustration après avoir été reprise du Scientific American[23]. À l’époque, celle-ci peut être comprise, non comme une utopie, mais comme une vision bien réelle puisque les superpositions de voies existent déjà, notamment sur les grands ponts ou à la nouvelle gare de Grand Central ou, encore, aux endroits de New York où les différents réseaux de chemins de fer se croisent. Cette interprétation apparaît dans le texte joint qui y voit une solution inéluctable à la congestion parisienne et qui annonce « [qu’]il est à prévoir que, dans un avenir plus ou moins éloigné, on sera amené, par la force des choses, à adopter [ce système] ».
Que celui-ci soit apte à résoudre les problèmes de congestion de Paris est également l’avis d’Eugène Hénard qui en a présenté ses propres versions dans une conférence intitulée « Les Villes de l’avenir » – il s’agit en réalité de l’avenir de Paris – donnée en octobre 1910 au congrès de Londres, évoqué précédemment à propos de Rey[24]. Pour ne parler que des coupes proposées, elles reprennent les données fournies sur New York (et très ponctuellement Chicago) depuis de longues années par le Scientific American, dont Hénard est un lecteur, mais également par certaines revues françaises, comme La Nature, qui en reprennent parfois des informations[25]. Les plus techniques d’entre elles sur New York se trouvent à l’époque également dans la revue professionnelle hebdomadaire Le Génie Civil – à laquelle Hénard a d’ailleurs contribué à plusieurs reprises – qui fait de la ville américaine, après Paris, la plus documentée pour la période qui nous intéresse ici.
Jardins, parcs et système de parcs new-yorkais pour Paris
Loin d’être limité aux dispositifs d’ingénierie urbaine, le rôle de référence de New York touche également des sujets bien plus proches de ceux intéressant la commission d’extension de Paris.
Le regard en direct de Jules Vacherot
Abordons d’abord le cas de Jules Vacherot (1862-1925), paysagiste en chef de la Ville de Paris, dont on connaît aujourd’hui les déplacements new-yorkais grâce à l’interview du New York Times en automne 1907. On apprend ainsi que Vacherot s’est rendu une première fois à New York en 1904,[26] qu’il y séjourne cette fois-ci pendant deux mois et qu’il prévoit des séjours réguliers pour les années à venir. En passe de devenir un habitué de la ville américaine comme peu de Parisiens le sont devenus, le paysagiste parisien évoque des commandes communes avec les paysagistes new-yorkais Burney Holbrook et l’intention « d’étudier de manière approfondie » les parcs de la ville en vue d’une « utilité pour Paris »[27]. Alors que sont ignorés les résultats de ses « études » et leur « utilité pour Paris », Vacherot semble avoir été le premier professionnel parisien à étudier New York pour en tirer des leçons pour Paris – en tout cas depuis le passage dans les années 1880 d’ingénieurs venus étudier le chemin de fer métropolitain aérien.
La revue Le Génie civil
Deux documents parus à Paris en 1906 confirment l’utilité de New York sur des sujets qui recoupent explicitement ceux de la commission d’extension de Paris de 1913. Le premier est un article paru dans Le Génie civil ; le second, la célèbre étude de Jean Claude Nicolas Forestier.
L’article paru en 1906 dans Le Génie civil et rédigé par A. Bidault de Chaumes, ingénieur des arts et manufactures, est consacré à la question des espaces libres dans les grandes villes[28]. Dans le but de « montrer quels exemples utiles nous offrent certains de nos voisins », l’article présente les cas de Paris, Londres, Berlin et Vienne et place les plans de leurs espaces libres respectifs sur une planche comparative[29]. L’article du Génie civil ajoute New York aux villes références de la Commission de 1913 et fournit des données chiffrées et comparables, « pour une superficie de 79 800 hectares, et une population de 3 400 000 habitants, les parcs et squares couvrent environ 2 800 hectares »[30], dans une approche comparative a priori européenne.
Or, la volonté d’A. Bidault de Chaumes d’inclure New York dans son récit sur les espaces libres dans les grandes villes n’a pas comme simple objectif d’élargir le fonds des données comparatives. Il s’agit aussi de transmettre un minimum de connaissance aux lecteurs et de les préparer au véritable rôle que l’auteur fait jouer à New York (et à quelques autres grandes villes américaines) : celui de référence pour Paris. Voici un extrait explicite à ce sujet :
« Il nous serait facile d’aller chercher plus loin encore des exemples caractéristiques et de montrer comment les grandes villes américaines ont su, soit réserver d’avance, soit reprendre ultérieurement et malgré des dépenses énormes, des terrains de grande étendue pour constituer des parcs publics. Elles y ont été largement aidées par les dons de riches particuliers qui ont cru, avec raison, travailler à l’amélioration collective en créant des play-grounds aussi bien qu’en construisant des bibliothèques.
« M. Forestier, conservateur des promenades de Paris, a fait ressortir, dans une brochure publiée récemment, l’immense effort tenté dans ce sens aux États-Unis depuis quelques années. Washington, Boston, Chicago, Baltimore, New York même, où le Central Park a été jugé insuffisant, dépensent des millions de dollars pour multiplier les parcs et les relier entre eux par des promenades (parkways), plus agréables que de simples boulevards.
« On ne peut que désirer […] voir les municipalités des grandes villes françaises, et surtout celle de Paris, s’inspirer des mêmes idées de prévoyance. »[31]
Forestier, connaisseur à distance et admirateur de New York
L’article fait référence à Grandes villes et systèmes de parcs, livre broché de 54 pages paru une première fois en 1906, de Jean Claude Nicolas Forestier (1861-1930), inspecteur des Eaux et Forêts et conservateur des Promenades de Paris et, comme Rey, membre de la commission présidée par Hénard au Musée social[32].
Le but de l’étude, comme Forestier l’écrit en des termes très proches de ceux que choisira la commission de 1913 pour son Rapport, est d’attirer l’attention sur « l’expansion non organisée de Paris » et de proposer, avec les « systèmes de parcs », un « programme d’ensemble et un plan spécial des espaces libres intérieurs et extérieurs pour le présent et l’avenir »[33]. Pour ce faire, Grandes villes et systèmes de parcs n’hésite pas à faire une place importante aux villes américaines dont treize apparaissent dans un tableau comparant les surfaces de parcs et les populations, et qui n’inclue par ailleurs que Vienne, Londres et Paris[34]. En outre, dans la troisième partie de l’ouvrage intitulée « Notes sur les parcs de quelques grandes villes », Forestier propose une description détaillée des trois villes américaines, Boston, New York et Chicago (Baltimore et Harrisburg sont à peine évoquées) puis celle de Vienne et de Londres (Cologne est à peine traité). Soulignons l’aspect novateur de cette inclusion puisque Forestier est ainsi le premier – là aussi depuis les ingénieurs des années 1880 – à considérer les villes américaines d’égal en égal, voire comme supérieures aux villes européennes, et à les placer dans une approche comparative.
Notons cependant que dans cette forte présence américaine, la position de New York est particulière : « L’effort [y] a été peut-être plus remarquable encore [qu’à Boston], en raison de l’énormité des dépenses qu’il a fallu faire pour acquérir les terrains nécessaires à la réalisation du projet ». New York « sera […] environné d’un réseau admirable d’espaces libres et de promenades après avoir craint un moment d’être étouffé dans son formidable développement »[35]. Pour l’illustrer, l’auteur ajoute trois cartes, Manhattan et le Bronx, la ville entière et Staten Island, alors que toutes les autres villes présentées dans l’étude (hors Paris) ne sont accompagnées que d’une seule (voire deux pour Washington)[36]. Près de deux décennies plus tard, en 1924, dans les chapitres consacrés respectivement aux « Avenues-promenades » et à la « Réalisation du plan général » du mémoire qui accompagnait son projet pour Buenos Aires, Forestier n’évoque plus que les parkways new-yorkais comme référence[37].
Le fait que Forestier ait pu publier une telle étude sans avoir eu à se déplacer aux États-Unis – un tel voyage n’étant en tout cas pas connu pour cette période – montre la possibilité en ce début de xxe siècle de se documenter à distance. Pour rédiger le volet new-yorkais de son étude, Forestier a pu s’appuyer, parmi d’autres sources, sur des informations rapportées par Vacherot en 1904 et sur des articles de revues comme celui que la revue allemande Der Städtebau consacrait en 1905 aux parcs et systèmes de parcs dans les villes nord-américaines[38]. Trois grandes planches (sur cinq) y représentent les parcs et leur système à Manhattan, à Brooklyn et au Bronx.
Forestier a également eu accès, grâce à l’ingénieur en chef de New York, Nelson P. Lewis (nous y reviendrons plus loin), au Report of the Chief Engineer of the Board of Estimate and Apportionment of the City of New York, document municipal qui récapitule annuellement les activités et les dépenses en terme d’aménagement d’espace public, d’acquisition et d’ouverture de voies et d’espaces verts ainsi que de triangulation du territoire et de cartographie. Il est bien possible que Forestier ait également été en possession de la conférence intitulée « Park Engineering in the Boroughs of Manhattan », donnée par ce même ingénieur en chef et publiée, accompagnée de vues et de cartes, dans l’un des comptes-rendus annuels des ingénieurs municipaux de la ville de New York[39].
Auparavant, Forestier a également utilisé les documents d’information que la ville de New York a présentés à l’Exposition universelle internationale de 1900 à Paris. Au sein de la section des États-Unis de la classe 29 « Modèles, plans et dessins de travaux publics » du Palais du Génie civil et des Moyens de transports, le technicien de la ville de Paris et l’ensemble du public parisien n’ont pas manqué de remarquer l’immense plan coloré de 8,23 m×9,45 m que la ville de New York avait fait réaliser spécialement et pour lequel elle s’était vue décerner un Grand Prix. Les rapporteurs du jury, Fernand de Dartein et Auguste Choisy, évoquaient ce plan en des termes suivants :
« Le vaste plan, fait à la main, de la ville de New York et de ses alentours, qui figurait dans la section des États-Unis, faisait bien paraître l’immense développement actuel et futur de cette ville, de son port et de ses voies de communication. Au fur et à mesure que la ville s’accroît, de nouveaux quartiers sont lotis à l’avance sur de grandes étendues. »[40]
Ce grand plan général de New York, réalisé à l’échelle de 1 pouce par 600 pieds (1/7 200e) et complété par d’autres cartes plus détaillés de Manhattan et du Bronx, ne le renseignait donc pas seulement sur les parkways et systèmes de parcs mais aussi – ce qui est plus important encore dans le cadre de la problématique du rapport parisien de 1913 – sur la capacité de cette grande ville américaine à anticiper et à organiser son expansion.
New York dans le rapport de la commission d’extension de Paris
Au-delà de ce que la connaissance de New York a pu apporter à Paris en tant qu’exemple d’expansion organisée – sinon globalement, du moins quartier par quartier – d’une métropole mondiale, les éléments apportés jusqu’ici permettent de confirmer l’hypothèse, exposée en introduction, que l’ensemble de la séquence de « grandes promenades » figurant dans l’Avant-projet d’un plan d’extension de Paris du rapport de 1913 a manifestement été déduit des systèmes de parcs américains, et notamment new-yorkais[41]. En effet, la séquence de « grandes promenades » – terme général de la légende de la carte, donné indistinctement aux parcs et aux voies –, allant du bois de Vincennes vers le milieu de l’île Saint-Denis, est constitué de grands parcs, prévus en taille quasi-équivalente à celle du bois de Vincennes et proposés autour des forts de l’Est parisien, reliés entre eux par des « promenades continues ».
Deux raisons principales expliquent pourquoi le système de parcs proposé pour l’est et le nord du Grand Paris est plus proche de ceux de New York que de ceux de Boston ou de Chicago. D’abord, la limite des parcs est clairement définie, à l’instar de ceux du Bronx, de Brooklyn et de Staten Island. L’automobiliste peut se déplacer sur une voie plantée à profil constant – ce qui n’est pas le cas à Chicago – et traversant soit un environnement urbain, soit un parc – ce qui n’était pas le cas à Boston avec son parc continue à emprise variée qui peut suggérer que l’on ne quitte jamais le parc[42]. La géométrie irrégulière et apparemment pragmatique dessinée par les « promenades continues » parisiennes est également proche de celle des parkways new-yorkais. Dans ces deux cas, on cherche néanmoins à préserver un lien le plus direct possible entre les parcs, ce qui tranche avec le système de Chicago zigzaguant entre les voies perpendiculaires du damier de rues[43].
La dette du Rapport de 1913 envers New York concerne également son objet central, à savoir le Paris intramuros. Une illustration, intitulée Essai d’une répartition de nouveaux jardins publics à l’intérieur de Paris, dans les planches annexées au Rapport, y présente des petits parcs ou des jardins[44]. La planche sur Manhattan que Der Städtebau avait publiée en 1905 sur les parcs nord-américains illustrait déjà ce principe : en plus de Central Park, elle montrait un certain nombre de petits parcs et des surfaces en cours d’acquisition[45]. À New York, ce principe d’aération de la ville par des petits parcs avait fait l’objet de débat et de proposition depuis les années 1880.[46]
Retournement de regard
Revenons cependant brièvement à Forestier. En plus d’avoir inclus des villes américaines dans sa quête de référence pour Paris, il réalise une autre nouveauté en citant, non pas des experts français mais des Américains. Il présente ce que disent « certains Américains » – restés anonymes – pour étayer son propre propos, notamment le fait que Paris est une « finished city », une « ville finie », à la fois trop parfaite et vouée au déclin, et l’idée qui en découle : « pour vivre, il fa[u]t se développer »[47]. Il cite Nelson P. Lewis, l’ingénieur en chef new-yorkais nommé précédemment, dont « le rapport déclarait que les Parkways ont été appréciées et considérées comme d’un inestimable avantage »[48].
Nelson P. Lewis, un New-Yorkais parisien
Lewis est un personnage clef de l’aménagement urbain de New York. Il a occupé son poste d’ingénieur en chef pendant dix-huit ans, de 1902 à 1920, et devient en 1921 directeur du Physical Survey du nouveau Regional Plan of New York and Its Environs. Par l’utilisation qu’il fait de Paris pour New York et par sa participation, de 1903 à 1907, au plus grand projet urbain new-yorkais jamais conçu à cette date, il s’inscrit dans l’univers des circulations des idées de part et d’autre de l’Atlantique.
L’utilisation que Lewis fait de Paris, apparaît explicitement en 1911 dans la conférence qu’il donne aux ingénieurs municipaux de New York. À cette occasion, il montre une planche comparant les deux plans de Paris et du borough de Manhattan et note sous le plan de Manhattan dans la publication qui en est faite :
« Ce plan montre le manque sérieux de voies de circulation diagonales, qui étaient pratiquement impossibles d’établir à cause de la forme particulière et du terrain restreint de l’île de Manhattan. Un tel plan manque forcément de sites adéquats pour les bâtiments publics. »[49]
Le plan parisien de voies radiales, circulaires et diagonales, et la possibilité de mettre en scène des édifices publics sur des terrains centraux et bien exposés, constituent des références pour les New-Yorkais depuis les années 1890, comme l’atteste par exemple le grand article « Paris. The Typical Modern City » publié en 1891 dans la revue The Century Magazine[50]. Finalement, en 1907, ce regard envieux que les élites culturelles new-yorkaises posent depuis le Second Empire sur Paris, aboutit à la publication d’un grand projet, celui de la New York City Improvement Commission, instance que le correspondant de la revue française L’Architecture appelle alors « une sorte de baron Haussmann à [quatorze] têtes »[51]. Instaurée en 1904 par George B. McClellan (1865-1940), élu nouveau maire de New York, cette commission compte parmi ses membres l’ingénieur Lewis, membre du comité de conseil et secrétaire de la commission, et l’architecte Whitney Warren (1864-1943), ancien étudiant de l’Ecole de Beaux-arts de Paris et futur correspondant étranger de l’Académie des Beaux-Arts.
Paris dans le rapport de la New York City Improvement Commission
Le rapport de la commission new-yorkaise est un mélange de considérations, sur la circulation et la connexion entre lieux centraux et entre quartiers[52], et sur les opportunités d’embellissement, sans négliger la nécessité de compléter les systèmes de parcs déjà existants dans les quartiers plus lointains et les liaisons entre eux par des parkways. Comme le montrent les deux premières planches du projet, le plan d’ensemble et une vue à vol d’oiseau prise dans l’axe de Manhattan[53], les propositions se concentrent sur les parties déjà urbanisées et congestionnées de la ville. Celle-ci doit devenir « homogène », « uniforme », « harmonieuse » et « conforme », du style des constructions privées et publiques aux plaques de rues et aux numéros d’immeubles ; il faut ouvrir des voies en centre-ville, contrôler les hauteurs des bâtiments etc. L’Improvement Commission de 1907 aspire à des qualités déjà bien présentes et, surtout, admirées à Paris. Pour autant, il n’est pas plus explicite sur le rôle de Paris – à l’exception de l’idée de city architect – que le Rapport de 1913 ne l’est concernant New York.
En revanche, la presse new-yorkaise l’est plus. L’article « Planning Great Boulevards for New York City »[54] du New York Times indique que « les boulevards de Paris donnèrent l’idée » à la commission, ce qui, au vue du titre, n’est guère surprenant puisque les « grands boulevards » parisiens, tant admirés par les New-Yorkais pour leur animation, leur cosmopolitisme, leur végétation ou encore leur mobilier, étaient nommés « Great Boulevards » par eux. La référence parisienne apparaît clairement dans les plans de la place de l’Étoile et de Brooklyn Plaza, publiée en vis-à-vis début 1908 dans The Architectural Record[55]. Brooklyn Plaza (aujourd’hui Grand Army Plaza), située à l’entrée de Prospect Park et équipée d’un arc de triomphe, est censée jouer le même rôle que la place de l’Étoile : terminer de manière monumentale un axe important, et fonctionner également comme une porte d’entrée à un grand espace vert. La commission new-yorkaise propose, de plus, à l’instar de la place de la Concorde, une grande place-carrefour intermédiaire (nommée alors Bridge Plaza, restée non réalisée), occupée en son centre par ce qui ressemblait fortement à un obélisque – ou à la colonne de juillet, de la place de la Bastille[56]. D’autres propositions visibles en plan (et en vue perspective pour certaines), vont dans le même sens : la voie d’accès au pont de Blackwell’s Island, décorée par des colonnes et bordée d’arbres taillés abritant des promenades[57], l’aménagement déjà en cours des abords du Manhattan Bridge autour d’une quasi réplique de la porte Saint-Denis, trahissant là un parisianisme littéral[58].
New York 1907 Paris 1913 : proximités et rivalités
Le rapport de l’Improvement Commission présente avec le Rapport parisien des similitudes y compris par les thématiques dont l’absence est flagrante dans les deux cas comme le logement. Les propositions d’aménagement de places et de portes autour d’axes importants du rapport new-yorkais rappellent assez facilement celles des Planches annexes du Rapport parisien à propos des portes de Vincennes et de Maillot[59]. Voici quelques lignes qui leur y étaient réservées :
« Jamais pareille occasion peut-être ne sera présentée de faire large et de faire beau. […] On a la faculté de tracer sur le terrain des fortifications des entrées triomphales, des portes grandioses, qui, dès l’abord, annonceront la cité universelle, la capitale du monde artistique. […] Il sera possible ainsi, sans qu’on soit taxé d’utopie, de s’inspirer de l’idéal des architectes français du dix-huitième siècle, de continuer cette tradition respectable qui a fait de Paris la plus belle cité du monde. »[60]
Cet extrait peut tout aussi bien s’appliquer aux places et entrées de ville new-yorkaises. New York tente avec son projet « d’amélioration » de changer son image pour pouvoir rivaliser avec Paris, tandis qu’il s’agit pour Paris de maintenir son rang de « cité universelle » à travers ces aménagements. Si cette ambition ne figure pas dans le Rapport de la commission d’extension de Paris ou dans la grande presse, elle est bien présente dans les mots de Marcel Delanney, préfet de la Seine. Une trace en existe dans le New York Times dont l’article, publié seulement quatre jours après la présentation du Rapport à Paris, commence avec les lignes suivantes :
« Le projet de Marcel Delanney, préfet de la Seine, intitulé « Le Grand Paris », [est] conçu pour permettre à la Ville lumière de ravir à New York la deuxième place parmi les plus grandes villes du monde […] »[61]
Si cette phrase lapidaire – mais lourde de sens – peut expliquer l’absence de la référence new-yorkaise dans le Rapport parisien de 1913, elle nous sert surtout à souligner les non-dits. Alors que le rapport de la commission d’extension de Paris indique la nécessité de participer à l’émulation entre grandes villes, il ne dévoile rien de l’ensemble de ses ambitions. Ainsi est effacé un pan de la relation transatlantique. En nous éloignant du discours officiel du Rapport, nous avons tenté de montrer que cette relation se manifeste pourtant de multiples façons, de la connaissance à la référence, en passant par le rejet. New York est en effet une ville dont Hénard ne peut pas se passer, que Rey dénonce en toute connaissance de son pouvoir d’attraction exercé sur bien d’autres Français, et dont Vacherot et Forestier se servent explicitement, dans des domaines qu’ils abordent à la commission parisienne de 1913. Ainsi c’est la complexité des transferts culturels qu’il convient ici d’évoquer. Reste à espérer que cet élargissement du cadre géographique, entrepris ici concernant les réflexions balbutiantes sur le Grand Paris, permettra de prendre conscience du fait que l’histoire urbaine de Paris s’inscrit bien dans un contexte mondialisé de relations inter-urbaines.