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L’approche planificatrice de Jacques Sgard : références et réalisations

par Sonia Keravel

Résumé

En 1954, Jacques Sgard, jeune paysagiste et urbaniste, effectue un stage de six mois en Hollande auprès du professeur Bijhouwer à l’université de Wageningen. Là, il découvre une très grande différence avec les pratiques d’urbanisme et de paysage en France à la même époque où l’on ne parlait pas encore d’aménagement du territoire mais de reconstruction et pas encore de paysage mais d’espaces verts. Cette expérience de quelques mois en Hollande est un véritable « détonateur » pour Jacques Sgard qui poursuit son séjour par la rédaction d’une thèse intitulée « Récréation et espaces verts aux Pays-Bas ». Il découvre notamment la notion de grand paysage dont il deviendra l’un des principaux propagateurs en travaillant sur des territoires de très grande dimension. Mais ce sont aussi des voyages ailleurs en Europe du Nord  (Finlande, Suède, Danemark, Allemagne, etc.) qui ont nourri sa pratique singulière et novatrice. En revenant sur le parcours et la pratique de Jacques Sgard des années 1950 à la fin des années 1970, nous proposons d’identifier les références qui ont alimenté sa réflexion et d’examiner quelques unes de ses premières réalisations pour montrer en quoi elles contribuent à la constitution d’une nouvelle approche de l’urbanisme et du paysage.

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DOI

10.25580/IGP.2018.0026

Sonia Keravel, paysagiste DPLG, maitre de conférences à l’ENSP de Versailles et chercheure au LAREP.


Français

En 1954, Jacques Sgard, jeune paysagiste et urbaniste, effectue un stage de six mois en Hollande auprès du professeur Bijhouwer à l’université de Wageningen. Là, il découvre une très grande différence avec les pratiques d’urbanisme et de paysage en France à la même époque où l’on ne parlait pas encore d’aménagement du territoire mais de reconstruction et pas encore de paysage mais d’espaces verts. Cette expérience de quelques mois en Hollande est un véritable « détonateur » pour Jacques Sgard qui poursuit son séjour par la rédaction d’une thèse intitulée « Récréation et espaces verts aux Pays-Bas ». Il découvre notamment la notion de grand paysage dont il deviendra l’un des principaux propagateurs en travaillant sur des territoires de très grande dimension. Mais ce sont aussi des voyages ailleurs en Europe du Nord  (Finlande, Suède, Danemark, Allemagne, etc.) qui ont nourri sa pratique singulière et novatrice. En revenant sur le parcours et la pratique de Jacques Sgard des années 1950 à la fin des années 1970, nous proposons d’identifier les références qui ont alimenté sa réflexion et d’examiner quelques unes de ses premières réalisations pour montrer en quoi elles contribuent à la constitution d’une nouvelle approche de l’urbanisme et du paysage.


Jacques Sgard est une figure importante parmi les paysagistes français. Il a remporté le grand prix de paysage en 1994, prix qui lui a été décerné pour son parcours exemplaire et son rôle de pionnier du grand paysage.

Je propose de revenir aujourd’hui sur les débuts de sa carrière depuis les années 1950 jusqu’aux années 1970, d’identifier les références qui ont nourri sa réflexion et d’examiner quelques-unes de ses premières réalisations pour montrer en quoi elles contribuent à la constitution d’une nouvelle approche de l’urbanisme et du paysage.

 

Formation initiale

Jacques Sgard est né en 1929 et, bien qu’il approche des 90 ans il exerce toujours. Il naît dans le Pas-de-Calais et passe son enfance à Calais puis dans la campagne du Boulonnais. Il grandit en étant « proche du monde paysan [1]». À l’âge de quinze, seize ans, il visite la France à vélo ; il fait beaucoup de camping, pratique la randonnée en montagne. Il s’intéresse à la géographie et à l’histoire et en 1947-48 il intègre la deuxième promotion de la section du paysage et de l’art des jardins à l’École Nationale Supérieure d’Horticulture de Versailles. Cette nouvelle filière correspondait à une volonté du Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme de l’époque de former des professionnels spécialisés dans les espaces verts. L’enseignement portait essentiellement sur les squares et les jardins de ville. Cette formation très courte, un an, ne suffit pas à Jacques Sgard qui va poursuivre ses études, comme cela se faisait beaucoup à l’époque pour les paysagistes, à l’Institut d’Urbanisme de Paris où il aura pour enseignants les architectes urbanistes Robert Auzelle et Jean Royer.

 

Le départ à l’étranger

En 1954, Jacques Sgard cherche à partir en stage à l’étranger. Il a pour projet d’écrire sa thèse d’urbanisme sur des réalisations d’Europe du nord. Il voulait aller en Suède, il obtient finalement une bourse d’échange culturel qui lui permet d’aller en Hollande. C’est donc un peu par hasard qu’il effectue un stage de six mois auprès du professeur Bijhouwer à l’Université Agricole de Wageningen, un stage qui sera pourtant décisif pour le reste de sa carrière. En 1958, il soutient à l’Institut d’Urbanisme de l’Université de Paris sa thèse intitulée Récréation et espaces verts aux Pays-Bas dirigée par Jean Royer, enseignant à l’Institut d’Urbanisme et directeur de la revue Urbanisme et par le professeur Bijhouwer de l’Université de Wageningen. Jacques Sgard dit : « la thèse a été un détonateur pour moi. Je sortais de la petite école de Versailles et on n’avait aucune idée de ce qui se passait ailleurs. On pensait jardins, espaces verts. On pensait à des espaces bien délimités qui n’avait rien à voir avec l’urbanisme et puis ça ne durait qu’un an. J’avais fait l’institut d’urbanisme pendant deux, trois ans et là ce n’était pas non plus une révolution ; c’était les ZUP, les grands ensembles. On faisait des projets de zones d’habitation en maquette mais il n’y avait pas de vision de territoire[2] ». Jacques Sgard aspirait donc à autre chose que ce que lui apportait ses études en France et il n’était pas le seul. D’autres personnalités du monde du paysage en France ont profité à la même époque, dans les années 1940-60, de ces échanges avec l’Europe du nord : Jean-Claude Hardy au Danemark, Jean Challet au Danemark aussi, Jacques Simon au Canada, au Danemark, en Suède et, plus tard, Caroline Mollie au Danemark encore. Dans les années 1950, les références venaient surtout des pays les moins touchés par la guerre comme les pays scandinaves pour l’urbanisme paysager et le Brésil pour les jardins. Les Pays-Bas avaient par contre à faire face au travail de reconstruction sur un territoire exigu, ce qui obligeait à porter attention au paysage et aux milieux naturels. En Hollande, Jacques Sgard est pris en main par le professeur Bijhouwer, agronome néerlandais, créateur de la section paysage. Le professeur a une formation initiale en botanique mais il enseigne le paysage. Il soutient des idées nouvelles à la fin des années 1940 notamment l’importance de l’unité entre le bâtiment et le jardin, l’intérêt social de l’aménagement et de l’architecture et les « soins à apporter au paysage » (Landschaftpflege) pour reprendre le nom du département où il enseignait. Le professeur Bijhouwer avait vraiment planifié tout le séjour du jeune stagiaire: Jacques Sgard avait une base fixe à Utrecht et il a fait plusieurs séjours à Rotterdam, Amsterdam, Harlem et dans plusieurs provinces régionales. Ainsi, en seulement six mois de terrain ce dernier acquiert une vision à la fois large et précise des pratiques paysagistes en Hollande. Il dit : « pour mon rapport de stage je n’ai eu qu’à organiser la masse d’informations et de documents que j’avais réunis en six mois [3]».

 

La thèse

La thèse qu’il soutient en 1958 approfondit le propos initial de son rapport de stage. C’est une recherche méthodique, structurée, sur les espaces verts et l’urbanisme aux Pays-Bas à différents niveaux, à la fois régional et national, et sur différents territoires, à la fois urbains et ruraux. La recherche se base sur des enquêtes auprès des différents services et sur des visites de projets. Dans un article paru dans la revue Urbanisme en 1960, Le délassement et l’espace vert aux Pays-Bas, un problème national[4], il reprend de manière synthétique le propos de sa thèse en partant du constat que les Pays Bas sont surpeuplés et que cette densité urbaine considérable pour l’époque entraîne « un puissant besoin de récréation et d’évasion de la population et l’importance de créer des lieux de délassement public pour y répondre [5]». (…). « Le hollandais, écrit-il, considère le besoin de délassement et d’évasion comme une fonction élémentaire et lui donne place dans les œuvres d’aménagement [6]». En Hollande, cette politique de l’espace vert et du délassement en plein air s’effectue à tous les degrés d’autorités : communale, provinciale, nationale. Jacques Sgard, et c’est là sans doute ce qui fait l’originalité de son propos, fait la démonstration d’une continuité existante entre les différentes échelles de territoire depuis l’aménagement des îlots urbains d’Amsterdam ou Utrecht jusqu’aux polders qui sont créés sur les bords de la Zuidersee ou dans l’embouchure de l’Escaut. Chaque situation étudiée lui permet de témoigner des différents outils créés par les ingénieurs, les urbanistes et les paysagistes hollandais et de comprendre le fonctionnement de l’administration. Aux Pays-Bas, c’est au sein des services qui sont chargés d’opérer les remembrements agricoles que s’élaborent les plans de paysage à l’intérieur d’une section d’aménagement du paysage en liaison étroite avec les services du génie rural. L’aménagement se trouve donc ainsi associé dès le départ à un travail technique. La thèse de Jacques Sgard s’accompagne d’un dossier d’illustrations parmi lesquelles on trouve plusieurs cartes à l’échelle des Pays-Bas comme la carte du délassement hors de la ville [ Voir Fig. 1 ] qui montre comment, autour des cités hollandaises, s’ordonnent des lieux de délassement à toutes les échelles. Avec cette carte, Jacques Sgard explique que les parcs urbains doivent être pensés en fonction des autres espaces et en particulier des espaces naturels alentour. Il donne l’exemple d’Amsterdam qui, en 1935, a inscrit sur son plan d’aménagement neuf-cents hectares de bois ou encore l’exemple de Rotterdam qui dispose de très peu d’espaces naturels et qui propose en revanche une ceinture verte de parcs populaires récréatifs. « Il faut concevoir le problème de l’espace vert urbain en fonction des espaces naturels existants, écrit Jacques Sgard, les parcs urbains ou bois doivent être pensés suivant les espaces naturels à proximité [7]». Une autre planche intitulée : la récréation sur l’eau, le tourisme nautique à l’échelle du territoire [ Voir Fig. 2 ] , montre un plan né d’une union entre les villes, les provinces et l’état qui repose sur l’emboîtement des échelles, des services municipaux d’urbanisme, des services de planification régionale et des services du plan national. Sur cette carte on identifie notament le projet de fermeture du Delta de la Meuse permettant la création d’une des plus grandes zones de tourisme nautique à l’échelle nationale. Une autre carte encore  [ Voir Fig. 3 ] repère l’ensemble des plans de paysage engagés ou projetés en 1952. Au milieu des années 1950, les plans de paysages aux pays-Bas couvrent une surface de deux-cents-soixante-dix-mille hectares. Les plus importants sont le delta de la Meuse et les polders de la Zuidersee au nord-est. À propos des polders Jacques Sgard raconte : « il faut imaginer le polder à sa naissance : on établit une digue dans la mer, on vide l’eau, on assèche le terrain puis on le met en culture de façon à faire un grand territoire agricole. On crée un milieu de vie: la ville, les fermes, les petits villages, les équipements sportifs etc. Ce qui était très intéressant c’est leur façon d’organiser la ville sur les espaces vierges, c’est une chose qu’on ne se représente jamais ailleurs [8]». C’est cette méthode de recréation d’un paysage et du développement de l’urbanisation qui intéresse Jacques Sgard et qu’il essaiera de transposer à sa manière en France. C’est avant tout le modèle des plans de paysages que retient Jacques Sgard de son séjour hollandais ; une manière d’appréhender le territoire dans une continuité d’échelle depuis la parcelle d’habitation jusqu’à l’ensemble du polder. La thèse de Jacques Sgard donne les principes qui guident l’élaboration de ces plans : la continuité des échelles, la protection des vides ; Jacques Sgard trouve très exceptionnelle la façon de protéger les vides pendant son séjour hollandais ; la grande terre, les grands espaces le fascinait. Il dit : « je n’ai pas trouvé en Hollande de grands programmes ni de grandes problématiques de paysage sinon celle-ci de protéger l’espace ouvert, le vide, les peupliers tout simplement puis le bétail, tout ce qui donne vie au paysage  [9]». Les autres principes qu’il retient sont la conservation des éléments naturels qui jouent aussi un rôle fondamental et le respect des modelés de terrain. Jacques Sgard retient également les outils de projet hollandais et notamment l’importance de la cartographie dans cette approche planificatrice aussi bien pour l’appréhension des grands territoires ruraux que pour les plans d’extension des villes. Il dit : « cette fonction de synthèse de la carte me paraît essentielle. Elle regroupe des informations qui sont une véritable matière de projets. Elle permet de partager une vision de paysage[10] ».

 

D’autres sources d’inspiration

Cependant, si l’expérience hollandaise a été fondatrice pour Jacques Sgard, elle n’est pas son unique source d’inspiration. Le paysagiste a énormément voyagé dans les pays scandinaves ; il découvre d’abord la Finlande en 1952. Il voyage également en suède dans les années 1950, puis à de multiples reprises car son épouse est suédoise et il connait également le Danemark, l’Allemagne, la Suisse, la Norvège. Avant même son séjour en Hollande, il est parti en 1952 pour un séjour en vacances en Finlande où il retournera ensuite en 1955 et 1957 et il admire beaucoup l’œuvre d’Alvar Alto. Il visite avec grand intérêt la cité-jardin de Tapiola à Espoo au sud d’Helsinski. Ce premier projet européen de ville nouvelle réalisé après-guerre deviendra pour lui, comme pour d’autres, une référence. Le plan de Tapiola, ancré dans le grand paysage et dans la topographie existante, s’organise autour de grandes prairies qui relient tous les quartiers nouveaux. En Suède, Jacques Sgard voyage avec ses amis ou sa famille, il visite des quartiers qui viennent d’être construits. Une partie des sites qu’il va voir sont présentés dans le catalogue publié à l’occasion du sixième congrès du bâtiment dans les pays nordiques en 1955. Et on peut penser que Jacques Sgard a été influencé par ce catalogue. Dans un album photo réalisé par Jacques Sgard en 1957 [ Voir Fig. 4 ] , on voit notamment les nouveaux quartiers de Gröndal dans la banlieue de Stockholm et de Kortedala à Göteborg. Jacques Sgard dit à propos de ces images: « j’ai beaucoup apprécié certaines réalisations des lotissements d’habitations individuelles groupées ou collectives que je trouvais intéressantes et novatrices avec un grand soin apporté aux détails et au traitement des jardins[11] ». Le paysagiste aura également l’opportunité de visiter de nouveaux quartiers de maisons individuelles ou collectives au Danemark. En Suède, il est aussi fasciné par l’archipel de Göteborg, ses maisons en bois et ses rochers dénués de végétation qui sont caractéristiques de ses paysages et il reparlera de ces rochers à propos de la ville de Stockholm [ Voir Fig. 5 ] . « Les rochers arrondis et usés par les glaciers quaternaires, tous ces reliefs en dos de Baleine entre lesquels poussent les pins sylvestres et la calune m’ont beaucoup impressionné. Ils affirment une présence de la nature sauvage au cœur des ensembles d’habitation qui, à une époque où en France les grands ensembles se construisaient sur des terres à blé, m’apparaissaient comme un idéal inaccessible[12] ». De ses voyages en Scandinavie, Jacques Sgard retient donc avant tout la simplicité du vocabulaire et des matériaux et l’idée de préserver de larges zones de respiration. Ils lui donnent aussi un goût pour les palettes végétales sobres s’inspirant des milieux et des ambiances déjà en place et les renforçant. Et il retient l’idée de construire avec la nature en respectant la topographie existante. Mais, dit-il, « si je fais le bilan, c’est quand même la Hollande qui a déclenché pour moi toute une réflexion sur le paysage et sur le rapport avec l’habitat [13]».

 

Les premières commandes

Comment Jacques Sgard se réapproprie-t-il ces principes pour les intégrer dans sa propre œuvre ? Il dit « quand je suis revenu en France, on n’en était pas du tout là. Je voulais penser aménagement du paysage, grande échelle, il a fallu que j’attende la création des OREAM pour pouvoir le faire [14]». Évidemment le contexte de l’après-guerre et l’urgence de la reconstruction combinés à la structuration administrative française et aux objectifs politiques du moment ne permettent pas la transposition immédiate de l’expérience des plans de paysages néerlandais en France. Jacques Sgard dit : « dans les grands ensembles en France, c’était les architectes qui planifiaient les espaces verts, ils étaient tout à fait d’accord pour que le paysagiste dessine des squares mais pas du tout pour qu’il participe à l’organisation du plan masse c’est-à-dire au projet [15]». En 1955, la première occasion qui se présente pour mettre à profit son expérience hollandaise est une étude de paysage qu’il obtient grâce à ses professeurs de l’Institut d’Urbanisme : le plan de paysage de Lamalou-les-Bains [ Voir Fig. 6 ] , une commande du ministère de la reconstruction urbaine. Lamalou-les-Bains est située au nord de Béziers sur les contreforts des Cévennes. La commande était une analyse paysagère du site avec des propositions de mise en valeur et de développement pour cette commune dont le paysage se transformait avec la régression du vignoble et la diminution des troupeaux ovins. Le projet urbain ne portait à l’origine que sur la vallée mais Jacques Sgard élargit le cadre d’analyse et d’intervention à l’échelle d’une unité géographique : le vallon de Lamalou-les-Bains. Le plan de paysage comprend non seulement la requalification de la zone urbaine mais aussi des espaces ruraux. À travers cette étude on constate que le recours aux sciences du vivant se pose déjà pour Jacques Sgard. Ce plan de paysage lui permet de rencontrer le professeur Kuhnohltz-Lordat qui est un phyto-sociologue de Montpellier, un grand scientifique et un homme de terrain. C’est avec lui que Jacques Sgard établit un état des différents milieux constitutifs du vallon. Le plan de paysage de Lamalou-les-Bains pose les bases de ce que pouvait être un plan paysage sur le territoire français mais il n’est malheureusement suivi d’aucune commande similaire dans l’immédiat. Une autre opportunité s’offre cependant à Jacques Sgard et lui permettra de fonder son agence et de poursuivre ces expériences internationales. En 1960, il remporte avec Gilbert Samel le deuxième prix du concours international du Gartenschau de Sarrebrück. En Allemagne, la politique des espaces verts est plus avancée qu’en France, elle est associée à la création d’expositions florales temporaires qui sont des occasions de créer des nouveaux parcs et de réhabiliter d’anciens lieux publics comme le projet de Jacques Sgard et Gilbert Samel à Sarrebrück avec la réalisation d’une vallée des fleurs. En 1967, il remporte à nouveau avec Gilbert Samel un concours international de Bundesgartenschau, à Karlsruhe cette fois, pour la réhabilitation de la place du château et de ses jardins. Ces deux premières réalisations en Allemagne sont riches d’apprentissage pour Jacques Sgard ; il y fait ses armes et il améliore sa connaissance des milieux vivants et des végétaux. À partir des années 1960, Jacques Sgard commence à intervenir dans des projets d’urbanisme. Dès 1960 et jusqu’en 1990, il participe à la création de la ville nouvelle de Quétigny en Côte d’or. Il intervient alors comme paysagiste conseil auprès de la mairie dans une équipe pluridisciplinaire aux côtés, entre autres, du coloriste Bernard Lassus. Là, il peut directement mettre en application sa connaissance des expériences néerlandaises et en particulier l’approche planificatrice des plans d’extension des villes. En 1966-67, toujours aux côtés de Bernard Lassus, il est amené à réaliser les espaces extérieurs de huit-cents logements sociaux à La Maurelette, une ancienne campagne située au nord de Marseille. Le principe d’organisation de l’espace réside alors dans la création de places pour respecter le caractère méditerranéen de ce lieu avec un mail de platanes qui conserve la mémoire de ce territoire. Il travaille aussi sur l’implantation des bâtiments et des voies de circulation pour préserver des espaces publics qui profitent d’une situation dominante sur la ville de Marseille. Il est intéressant de souligner ici le rapport évident avec les projets d’ensembles de logements que Jacques Sgard avait visité en Scandinavie et aux Pays-Bas. Les principes fondateurs du projet tel que l’ampleur des espaces de respiration, l’importance de la végétation et de la topographie existantes et le travail sur le rapport entre espaces privés et espaces publics sont inspirés directement de son expérience.

 

Le parc André Malraux à Nanterre

En 1967, Jacques Sgard commence l’étude du parc départemental André Malraux à Nanterre [ Voir Fig. 7 ] . La réalisation de ce parc est échelonnée sur plus de dix ans, c’est une œuvre majeure. La maîtrise d’ouvrage du parc est assurée par l’Établissement Public d’Aménagement de la Défense. Jean Millet est alors président de l’EPAD. Il veut aménager la dalle de la Défense et cherche un paysagiste. En suivant les conseils de Robert Auzelle, il contacte Jacques Sgard mais décide finalement de confier l’aménagement de la dalle à quelqu’un d’autre et, en guise de dédommagement, il propose à Jacques Sgard le parc départemental. « Le parc était une sorte de tâche verte dans une zone très mal définie [16]», explique Jacques Sgard, « mais cela m’intéressait vraiment plus que la dalle. Ils m’ont demandé de proposer un programme, je travaillais alors sur les parcs allemands, j’imaginais un parc avec des points d’intérêt multiples et je leur ai montré les Bundes Gartenshau en 1971. Le plan d’ensemble était adopté la même année [17]». Le terrain sur lequel s’installe le parc appartient au ministère de la culture, c’est un terrain en pente, principalement occupé par le bidonville de Nanterre. Les contours du parc étaient très mal définis mais de nombreux programmes de construction étaient prévus aux abords immédiats du terrain. Il y avait déjà la préfecture, l’école d’architecture était en cours de réalisation et le théâtre des Amandiers et les tours de l’architecte Émile Aillaud étaient également en projet. Jacques Sgard travaille avec les architectes dans un souci de lier les édifices au parc qu’il conçoit cependant en contraste net avec l’environnement urbain. Il dit : « étant donné le poids relativement fort de la masse construite autour des vingt-cinq hectares à aménager, on ne peut, sans risquer de réduire le pouvoir d’évasion du parc, envisager celui-ci comme un prolongement architectural de l’espace urbain. Il ne faut pas craindre de rechercher un contraste fort, une rupture[18] ». Ce parti pris n’est pas surprenant lorsqu’on connaît les références de Jacques Sgard puisqu’en Hollande c’est ce contraste entre la concentration urbaine et l’ampleur des espaces verts qui l’avait particulièrement intéressé. C’est ce qu’il va chercher à reproduire à Nanterre grâce à un modelé de grandes surfaces ouvertes contrastant fortement avec la densité de l’espace environnant. Le parc Malraux se protège de l’extérieur grâce à des mouvements de terrain ; sa composition s’inspire du style paysager alternant des espaces ouverts et des espaces fermés ; elle privilégie des espaces amples qui permettent d’accueillir des activités variées dont un plan d’eau avec un canal au centre, des reliefs qui permettent de varier les points de vue, des espaces de jeu, une grande colline, une plaine de jeu, une mer de sable et une pataugeoire, plusieurs terrains de sport et, pour les amateurs d’essences rares, un jardin de collection. L’autre point essentiel, c’est que, suivant le modèle scandinave, le parc n’est pas cloisonné, il est ouvert de jour comme de nuit. Le bidonville de Nanterre était beaucoup plus bas que le niveau actuel du parc. Le terrain d’origine était troué de carrières et Jacques Sgard profite des remblais venus des fondations des tours de la Défense pour remblayer le terrain parfois de dix à quinze mètres de haut. Il remplit d’abord le trou central, puis il monte autour pour construire les limites du parc. Jacques Sgard confie qu’il a toujours aimé travailler les remblais et la topographie, il voit son métier comme celui d’un sculpteur d’espace. On peut y voir encore un rapport avec la Hollande et en particulier avec les polders qui sont des surfaces vierges vidées de leur eau, comme il dit, qu’il fallait modeler pour installer un paysage. Dans les images de la plaine de jeux et de la mer de sable [ Voir Fig. 8 ] peu de temps après l’ouverture du parc, on saisit bien la dimension sculpturale du parc. On remarque aussi la sobriété des matériaux et la simplicité du vocabulaire. Il adapte des techniques couramment employées dans les années 1970 dans les pays du nord de l’Europe notamment ces mouvements de sol qui sont réalisés en béton et en pavage de granit. L’étang et la grande pelouse sont des espaces de respiration qui font référence aux paysages naturels. Pour les boisements, il utilise des espèces robustes qui sont adaptées aux remblais calcaires et une palette végétale sobre entretenue selon des techniques forestières de plantation. Le jardin de collection est conçu comme un espace très précieux suivant la forme d’une micro vallée. Pour ce jardin ce sont les travaux du paysagiste brésilien Roberto Burle Marx qui inspirent Jacques Sgard. Ainsi, le parc André Malraux insuffle un renouveau dans la conception paysagère. L’influence des paysagistes d’Europe du nord, des Pays-Bas et d’Allemagne, comme celle du brésilien Roberto Burle Marx y sont clairement visibles. Le contraste avec l’environnement urbain, la réflexion sur les pratiques de l’espace par les usagers, le travail sur la topographie et l’ampleur du dessin sont autant d’éléments qui sont tirées aussi des expériences de Jacques Sgard à l’étranger.

 

Le grand paysage

Au moment où il réalise le parc Malraux dans les années 1970, Jacques Sgard commence également à travailler pour les OREAM, les Organismes d’Études et d’Aménagement Régional et en particulier pour l’aire métropolitaine de Marseille. Le rôle des OREAM au début est d’établir des schémas directeurs définissant le cadre général d’aménagement des différentes zones des aires urbaines et ils constituent le premier cadre administratif dans lequel Jacques Sgard pourra enfin entreprendre des études à l’échelle territoriale. S’inspirant du modèle des plans de paysages hollandais, Jacques Sgard invente, dans ses premières études pour les OREAM, des méthodes de travail à l’échelle du grand paysage qui constituent aujourd’hui un modèle éprouvé. Jacques Sgard travaille d’abord pour l’OREAM Marseille sur le schéma de l’aire métropolitaine où il insiste beaucoup pour que soit conservé l’aspect sauvage au sortir de Marseille vers le massif des calanques [ Voir Fig. 9 ] . Il aura ensuite une mission de conseil auprès du directeur de l’OREAM Lorraine où il abordera les problèmes des friches industrielles. De ces premiers travaux découleront ensuite toute une série d’études sur le grand paysage en Alsace, dans les Vosges, dans le Morvan et un peu partout en France. Pour revenir au paysages d’Île-de-France, seules deux études en traiteront plus particulièrement: en 1996, une étude sur les grands paysages d’Île-de-France pour l’Institut d’Aménagement et d’Urbanisme d’Île-de-France en collaboration avec Bertrand Folléa et, en 1999, une étude paysagère sur le département de la Seine-Saint-Denis pour la direction départementale de l’équipement.

Pour conclure sur ces premières années de la carrière de Jacques Sgard, on peut dire que son œuvre, tant à travers ses réalisations opérationnelles que ses études de grands territoires, a été très influencée par ses expériences hollandaises et scandinaves. Sa manière de concevoir des projets dans une continuité d’échelle depuis la parcelle d’habitation jusqu’à l’ensemble du territoire, sa conception des parcs urbains toujours en fonction des autres espaces alentours et la notion et l’outil de plan de paysage seront des apports fondamentaux pour le renouveau de l’approche paysagiste en France.

Figures et illustrations

Figure 1 :

Le délassement hors de la Cité à l’échelle des Pays-Bas. Planche extraite du dossier d’illustrations de la thèse de Jacques Sgard.

Figure 2 :

La récréation sur l’eau. Le tourisme nautique à l’échelle du territoire. Planche extraite du dossier d’illustrations de la thèse de Jacques Sgard.

Figure 3 :

Plans de paysages aux Pays-Bas. Planche issue du dossier d’illustrations de la thèse de Jacques Sgard, repérant l’ensemble des plans de paysages engagés ou projetés en 1952.

Figure 4 :

Gröndal et Kortedala, Stockholm, Suède. Photographies extraites de l’album réalisé par Jacques Sgard en 1957. Source: Hanna Sorsa, Echanges entre les pays nordiques et la France. Les modèles importés par les paysagistes français dans les années 1945-1965., sous la direction de Sonia Keravel et Bernadette Blanchon, mémoire de master TDPP, ENSP, 2012.

Figure 5 :

Les rochers de Stockholm, Suède. Photographie extraite de l’album réalisé par Jacques Sgard en 1957. Source: Hanna Sorsa, Echanges entre les pays nordiques et la France. Les modèles importés par les paysagistes français dans les années 1945-1965., sous la direction de Sonia Keravel et Bernadette Blanchon, mémoire de master TDPP, ENSP, 2012.

Figure 6 :

Plan du projet d’aménagement de Lamalou-les-Bains. Source: Annette Vigny, Jacques Sgard paysagiste et urbaniste, Liège, Mardaga, 1995.

Figure 7 :

Plan du parc André Malraux en 1967. Source: Annette Vigny, Jacques Sgard paysagiste et urbaniste, Liège, Mardaga, 1995.

Figure 8 :

Photographie de la plaine de jeux et la mer de sable. Source : Jacques Simon, Parcs actuels. Collection : Aménagements des espaces libres, N°13.

Figure 9 :

Schéma de Jacques Sgard pour l’aire métropolitaine de Marseille. Source: Annette Vigny, Jacques Sgard paysagiste et urbaniste, Liège, Mardaga, 1995.