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Vers une approche géopolitique des origines du premier Grand Paris contemporain

par Alexandre Frondizi

Résumé

La communication cherchera à caractériser l’urbanisation de la « petite banlieue » parisienne au tournant des XVIIIe et XIXe siècles en l’inscrivant dans son complexe environnement géopolitique. Elle portera ainsi sur les jeux d’acteurs, d’échelles et de juridictions qui donnent naissance au premier Grand Paris populaire de l’époque contemporaine.

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DOI

10.25580/IGP.2019.0002

Alexandre Frondizi est docteur en histoire contemporaine. Parallèlement à la préparation d’une thèse intitulée Paris au-delà de Paris. Urbanisation et révolution dans l’outre-octroi populaire, 1789-1860, il a publié de nombreux articles et chapitres consacrés aux pratiques et aux représentations urbaines au XIXe siècle.


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La communication cherchera à caractériser l’urbanisation de la « petite banlieue » parisienne au tournant des XVIIIe et XIXe siècles en l’inscrivant dans son complexe environnement géopolitique. Elle portera ainsi sur les jeux d’acteurs, d’échelles et de juridictions qui donnent naissance au premier Grand Paris populaire de l’époque contemporaine.


Des origines géopolitiques du premier Grand Paris contemporain

Ma thèse s’est intéressée à la fabrique socio-politique d’un Grand Paris populaire du premier xixe siècle. À travers l’étude de la naissance du quartier chapello-montmartrois de la butte des moulins, quartier qui correspond en gros aux actuels quartiers de Clignancourt et de la Goutte d’Or dans le 18e arrondissement, j’ai cherché à montrer la nécessité d’étendre à l’échelle du Grand Paris l’analyse et le récit de l’histoire de la capitale à l’ère des révolutions. Ce changement d’échelle analytique modifie l’interprétation des rapports qu’entretiennent au XIXe siècle l’urbanisation et les révolutions.

Les ouvrages collectifs dirigés par Karen Bowie, puis Florence Bourillon et Annie Fourcaut l’ont déjà dit : l’historiographie de la capitale est restée longtemps prisonnière de ses limites administratives, notamment pour la période 1789-1860. Les historiens du Grand Paris remontent rarement à l’avant 1860 et, encore moins, à l’avant 1840 et la construction des fortifications. Or, voici ce qu’on peut lire dans le rapport que le ministre de l’Intérieur Claude Delangle adresse à l’empereur le 12 février 1859 à propos du projet d’extension des limites administratives de Paris :

« La limite extérieure de Paris enveloppera non seulement les ouvrages dont se compose la ligne fortifiée mais encore la zone de deux-cents-cinquante mètres assujettie à la servitude militaire. Cette disposition est analogue à celle qui fut prise en 1789 lors de la construction du mur d’octroi. Indépendamment du chemin de ronde intérieur large de 6 toises, on comprit dans le territoire de Paris un boulevard extérieur d’une largeur de 15 toises ; on institua en outre une servitude prohibitive de toute construction nouvelle dans un rayon de cinquante toises ; on voulait rendre plus facile et plus sûre la surveillance de l’octroi, mais on commit la faute de ne point porter les limites de Paris jusqu’à l’extrémité de cette zone de servitude ; aussi, la prohibition ne fut point observée et, par la concession, la connivence ou l’oubli des administrations du dehors, les maisons particulières se pressèrent de toutes parts vers Paris […]. L’extension qu’il s’agit de faire aujourd’hui du territoire de Paris jusqu’à l’extrême limite de la zone militaire, en réservant à une autorité plus élevée et plus ferme la délivrance des autorisations de construire, aura pour effet d’assurer le service de l’octroi et de venir en aide aux officiers du génie pour le maintien des servitudes défensives. La ville sera ainsi entourée d’une zone inaccessible aux constructions privées […]. Les exploitations fondées sur l’exemption des droits d’octroi se trouveront ainsi tenues à une distance assez considérable de Paris, et la reconstruction de nouveaux faubourgs extérieurs au détriment des territoires annexés sera rendue plus difficile. » [1]

Ce qui hante ici le ministre de l’Intérieur c’est d’une part le non-respect de la zone mais aussi l’apparition des faubourgs populaires au-delà de cette zone, des faubourgs populaires qui s’étaient montrés particulièrement radicaux en juin 1848. Au moment de réfléchir à la condition de la zone frappée par une servitude d’origine militaire au-delà des fortifications, le ministre signale le précédent de la zone frappée par une servitude d’origine fiscale au-delà du mur des Fermiers Généraux. Notons, surtout, que Delangle pointe du doigt les racines géopolitiques du Grand Paris que l’annexion ferait bientôt disparaître : l’urbanisation de la petite banlieue en voie d’absorption aurait procédé de la victoire remportée sur la municipalité parisienne par des propriétaires et des communes qui ne respectèrent point l’interdiction de bâtir sur la ceinture de 100 mètres entourant par l’extérieur le mur d’octroi. C’est sur les jeux d’acteurs, d’échelles et de juridictions de ce conflit géopolitique que je reviendrai brièvement dans cette communication sur la naissance du Grand Paris populaire du XIXe siècle.

 

Vers la discordance entre limites administratives et limites urbaines

En 1784, l’architecte de la Ferme Claude-Nicolas Ledoux débute rive gauche l’édification de la « clôture de Paris » et de ses somptueux Propylées qu’il imagine en parure enfin digne d’une capitale européenne. Doublée de boulevards extérieurs plantés, cette enceinte de 24 km vise à créer une digue contre l’extension de la ville qui inclurait ses dernières excroissances et fluidifierait les communications avec l’arrière-pays et la province. Cette enceinte concrétise surtout « le but quasi obsessionnel de préciser et clarifier la ligne délimitant la campagne – territoire taillable – de la ville – territoire soumis aux droits d’entrée »[2]. La Monarchie, confrontée à une grave crise budgétaire, attend évidemment beaucoup de cette simplification du territoire fiscal par la matérialisation de sa principale frontière dans un mur continu de 3 mètres de hauteur.

[ Voir Fig. 1 ] [3]

Le 16 janvier 1789, l’ordonnance à laquelle se réfère Delangle soixante-dix ans plus tard détermine que le Bureau des Finances « fait défenses d’élever ou de réparer aucun mur de clôture ou bâtiment hors la nouvelle enceinte de Paris qu’à la distance de 50 toises de la clôture et, en dedans de ladite enceinte, qu’à 30 pieds d’éloignement de ladite clôture. En conséquence, fait aussi défenses sous les peines portées par la déclaration du 10 avril 1783 à tous propriétaires, entrepreneurs et ouvriers d’encommencer aucunes fouilles et constructions au-dedans et au-dehors de ladite nouvelle enceinte sans avoir préalablement pris les permissions et alignements nécessaires ». Cette zone de 50 toises – 100 mètres environ – doit empêcher les fraudeurs de construire des maisons d’où pourraient partir des tunnels de contrebande. Elle doit simplifier le travail de surveillance des agents de l’octroi.

En octobre de l’année suivante, l’Assemblée constituante précise la toute récente reconfiguration du territoire parisien en décrétant « que les autres maisons et terreins extérieurs à la nouvelle enceinte de la Ville de Paris, et qui faisoient précédemment partie du territoire de cette ville, seront, sauf la distance réservée de 15 toises qui forment l’isolement extérieur du murs, et sur lesquelles la Municipalité de Paris continuera d’exercer sa juridiction, réunis avec les municipalités voisines ». Le même décret de 1790 stipule aussi que « les propriétaires et habitans des terreins et maisons situés dans les différens points de cet arrondissement dépendent, tant pour l’exercice de leurs droits de citoyens que pour leur contribution aux impôts, des différentes municipalités entre lesquelles ils se trouvent partagés, et dont la juridiction s’étendra jusqu’à la distance réservée de 15 toises pour l’isolement des nouveaux murs ». En calant ses limites administratives sur la nouvelle frontière fiscale, la ville de Paris se réduit : elle perd tous les territoires – en vert sur la carte ci-dessus – qui se situent au-delà du mur des Fermiers.

En réalité, ce décret établit une double discordance sur laquelle joueraient les municipalités et propriétaires de la petite banlieue. D’abord, les frontières administratives de Paris ne se superposent point au mur, mais coïncident avec les arbres extérieurs du boulevard qui encercle l’enceinte. Ensuite, et c’est la faute que Delangle dira qu’il ne faut point reproduire, la bande de 35 toises qui, au-delà du boulevard extérieur, reste frappée d’interdiction de bâtir échappe à la ville de Paris. Cette bande fait partie des territoires des différentes communes de la petite banlieue. Les édiles parisiens perdent donc la maîtrise de l’urbanisation extra-muros.

Le 1er mai 1791, des manifestations bien arrosées le long d’un mur à peine achevé et déjà inutile fêtent la suppression de l’octroi que l’Assemblée avait le 19 février décrétée afin de mettre un terme au conflit radicalisé par ce qui passa à la postérité comme le « massacre de La Chapelle » : le 24 janvier, des chasseurs de barrières en visite domiciliaire chez un prétendu contrebandier avaient ouvert le feu et fait au moins deux victimes parmi les gardes nationaux de ce village. Le 1er mai clôt triomphalement une ingénieuse lutte anti-fiscalité dont l’autre expression célèbre demeure le cathartique incendie des bureaux de perception par lequel, en juillet 1789, le peuple parisien avait fait son entrée en révolution. Entrée à la forme et par sa cible traditionnellement rébellionnaire[4].

Cette victoire antifiscale est toutefois éphémère : la loi du 27 vendémiaire an vii ordonne « la Perception d’un Octroi pour l’acquit des Dépenses locales de la commune de Paris ». Négligé par l’historiographie, le rétablissement de l’octroi provoque des bouleversements d’envergure de la géographie économique séquanaise. Dès que, sous l’Empire, les possibilités de fraude s’amenuisent, on assiste à la délocalisation des guinguettes juste au-delà de la frontière fiscale.

 

La naissance illégale des barrières et l’affaire des servitudes

En janvier 1808, Napoléon réactive explicitement par décret l’ordonnance de 1789. Encore cité par Delangle, ce décret rappelle que « les permissions ne pourront […] autoriser à bâtir à moins de 50 toises de distance du mur de clôture de notre bonne ville », puis ajoute que « toutes constructions faites dans l’étendue indiquée […] seront démolies sans délai ». Comme c’est souvent le cas des lois répressives, ce décret est une réaction à la difficulté de faire appliquer la loi. Il porte la trace des difficultés que la ville de Paris et ses agents rencontrent dans l’application de l’interdiction de bâtir sur la zone de 50 toises. Il porte plus précisément trace de la naissance illégale de l’univers socio-économique métonymiquement désigné au xixe siècle par le mot de barrière.

Un seul exemple de l’illégalité de cette naissance : en 1807, le service de la voirie parisienne dresse au jardinier Louis Hugot une contravention qui menace de démolition le cabaret qu’il avait, au mépris de l’ordonnance de 1789, fait bâtir sur un terrain voisin de la barrière Poissonnière. En effet, à partir de 1806, la délocalisation des guinguettes enrichit considérablement les propriétaires des terres proches des bureaux d’octroi. Dans le cas étudié dans ma thèse, ces propriétaires sont souvent des acquéreurs de biens nationaux et, notamment, des acquéreurs des terres confisquées aux Lazaristes, terres qui dépendaient de l’énorme clos Saint-Lazare.

La Bibliothèque Nationale de France conserve des pétitions adressées à la Chambre des députés par des communes de la petite banlieue et des propriétaires des terrains situés sur la zone non aedificandi qui réclament l’abolition de cette servitude ou, en termes positifs, le droit d’utiliser comme bon leur semble la propriété et donc le droit de bâtir. Ces pétitions ne sont que la face légale d’une fraude bien plus ordinaire. Quatre pétitions imprimées entre 1819 et 1821 révèlent l’existence d’une pétition préalable de 1814 où sont citées les remarques des quatorze maires des communes qui circonscrivent la capitale. Ces maires-pétitionnaires assument de ne pas appliquer la loi et de tolérer, voire d’encourager la densification urbaine de la zone non aedificandi. Cette affaire des servitudes institue la banlieue en communauté contre Paris ; elle contraint les indignés à se mobiliser ensemble et à tisser des liens qui n’existaient pas forcement auparavant.

Les arguments avancés par les propriétaires frappés par la servitude sont fondés en premier lieu sur la volonté de défendre « leur droit sacré à la propriété ». En bafouant ce droit, l’ordonnance de 1789 et le décret de 1808 seraient tout simplement illégaux. Et ils en veulent pour preuve de cette illégalité l’article 552 du code civil selon lequel la propriété d’un terrain emporte le droit de bâtir. Si donc, pour cause d’utilité publique, l’État veut limiter ce droit de propriété par une interdiction de bâtir, il faut qu’il procède à une juste indemnisation des propriétaires concernés par une telle limitation exceptionnelle. Sur ce point les propriétaires se réclament aussi d’un autre fondement de l’ordre social post-révolutionnaire : l’égalité devant l’impôt : « l’État ne peut donc priver un propriétaire du droit de bâtir sur un terrain sans lui payer une indemnité. Cette vérité qui repose sur deux principes fondamentaux le droit de propriété et l’égale répartition des charges publiques n’est susceptible d’aucune modification ». Pour appuyer leur droit à une indemnité venant compenser leurs « sacrifices », c’est le mot qu’ils emploient, les pétitionnaires se réfèrent encore aux articles du code pénal ou encore à l’article 10 de la charte. En l’absence d’indemnité, voire de l’expropriation qu’autorisent le décret de 1808 et l’ordonnance de 1822, les propriétaires s’estiment en droit de bâtir leur terrain. Mais, comme le montrent des arrêts du Conseil d’État, ce droit est jusqu’à la fin refusé par les autorités compétentes.

Un autre ensemble d’arguments avancés par les propriétaires pour démontrer l’illégalité de cette zone consiste à prouver la caducité de l’ordonnance de 1789 et donc du décret de 1808. Selon eux, l’abolition de l’octroi en 1791 abrogerait implicitement cette servitude qui n’avait pas de raison d’être et, en passant sous silence le rétablissement de l’octroi en 1798, le décret de 1808, non validé par le corps législatif, viendrait modifier le statut de la propriété jusque-là non frappée de servitude. Entre 1791 et 1808, ces propriétés n’auraient pas été frappées de servitude et une propriété ne peut pas être modifiée dans sa nature. Que s’est-il passé entre 1791 et 1798 ? L’État a vendu des biens nationaux dans cette zone de 50 toises sans mentionner cette servitude. Et, à suivre les pétitionnaires, une servitude étant le résultat d’un contrat hérité, il ne pourrait pas y avoir de nouvelles servitudes. Dans le même sens, pour ces propriétaires, la loi de 1790 sur les limites de Paris rendait déjà caduque l’ordonnance de l’année précédente puisque le territoire sur lequel les agents municipaux parisiens ont un pouvoir s’arrête au boulevard extérieur. Leur pouvoir n’étant effectif que sur les 15 premières toises, les agents voyers parisiens qui chercheraient à interdire les constructions ou les réparations en mettant des amendes seraient hors-la-loi. Cela renvoie donc aussi à un conflit juridictionnel entre Paris et ses communes limitrophes.

Les maires des communes de la petite banlieue non seulement appuient les arguments de leurs compatriotes qu’ils soutiennent de leurs signatures. Ils agissent aussi concrètement, en délivrant des permis de construire afin de revendiquer leur autorité sur les 35 toises en dispute. Dès 1814, ils certifient qu’il est de leur

« connaissance par le fait matériel et par les pièces qui sont dans les administrations que, depuis 1789, on a constamment permis par écrit, et donné des alignements pour se clore et bâtir à 2 mètres des arbres des boulevards ; et que tous les terrains immenses que le gouvernement a vendus dans les 50 toises depuis ladite époque n’ont été assujettis qu’à cette distance par les cahiers de charge. […] Le décret du 11 janvier 1808 paraissant contraire à l’esprit et à la lettre de la charte, il s’ensuit que Sa Majesté ne permettra pas plus longtemps que des milliers de petits propriétaires soient privés, par voie indirecte, de la jouissance de leurs propriétés dont ils ne peuvent tirer aucun parti depuis les désolans décrets de Buonaparte ».

Ce sont bien des maires jaloux de la souveraineté municipale des communes dont ils ont la charge que donnent à voir ces pétitions. Les pétitionnaires, en citant des lois sur les pouvoirs des communes, insistent sur le droit « à l’indépendance des municipalités entre elles ». De manière générale, propriétaires et pouvoirs municipaux réclament la fin d’une situation d’exception, pour reprendre leur expression. Ils réclament « d’entrer dans la loi commune ». Lors de cette fronde, les maires et les propriétaires de la petite banlieue n’auront juridiquement pas gain de cause. Venant cette première période, l’ordonnance du 1er mai 1822 rappelle la légalité de l’ordonnance de 1789 et du décret de 1808.

 

Les années 1820–1840

En se mettant d’accord entre eux, ces maires et ces propriétaires de la petite banlieue obtiennent néanmoins une victoire politique qui contraint les autorités parisiennes et préfectorales à fermer les yeux sur l’urbanisation qui démarre à toute vitesse au même moment où, en 1822, l’ordonnance vient rappeler son illégalité. Faut-il qualifier d’informelle l’urbanisation qui s’opère sur la zone ? Pour moi, cette urbanisation est illégale, mais extrêmement formelle. Pourquoi retenir plutôt l’illégalité que l’informalité ? Prenons l’exemple du lotissement d’un certain Trutat, fils et frère de notaire. Dans chacun de ses actes de vente, il y a une section charges et obligations parmi lesquelles on retrouve, pour l’acquéreur, « la charge de souffrir les servitudes passives de toute espèce ou de se défendre de celles qui pourraient être prétendues notamment par la ville de Paris relativement aux constructions autour des murs d’enceinte de cette ville ». Ce lotisseur malin avertit donc par écrit ses acquéreurs qu’ils pourraient entrer en conflit avec la ville de Paris, qu’ils pourraient, par leur usage de la parcelle, entrer dans l’illégalité. Cela ne l’empêche pas de percer des rues, de les paver, de les éclairer en connivence avec les autorités municipales de La Chapelle voire avec les autorités départementales. La connivence s’établit par exemple avec l’une des rues de ce lotissement baptisée du nom du maire de la commune, ou en invitant l’architecte-voyer de la sous-préfecture à venir visiter le nouveau quartier et, indirectement, à valider cette opération urbaine en faisant figurer sur les cartes de l’arrondissement le nouveau quartier. On pourrait donc voir de l’urbanisation informelle dans la nature clientéliste des rapports entre spéculateurs et bâtisseurs, d’une part, et autorités politiques ou administratives, d’autre part.

Je préfère néanmoins le terme d’urbanisation illégale puisque cette urbanisation se fait devant notaire et que l’illégalité est quasiment incluse dans les charges et conditions des actes de vente. Cette formalité passe aussi par tout le système de crédit qui repose notamment sur les hypothèques et qui permet à des individus venus des quartiers populaires parisiens d’acquérir des terrains et de les bâtir outre-octroi. Cette urbanisation commence dès 1823 avec de grands lotissements qui vont rapidement former des quartiers extra-muros. On trouve la trace de la réussite de cette urbanisation illégale dans un document très connu des historiens : le mémoire adressé à la fin des années 1820 par une réunion de propriétaires et d’architectes à la commission d’enquête mise en place par le Préfet Chabrol afin de résorber la crise immobilière. Dans ce mémoire, les spéculateurs demandent à la Préfecture d’intervenir davantage pour aider à dépasser la crise dans laquelle serait englué le Paris de la fin des années 1820. Le dernier chapitre de ce mémoire aborde la question de l’extra-muros et notamment de la zone. Ils dénoncent une « servitude odieuse » et prévoient qu’à « une époque […] pas très éloignée l’enceinte de Paris recevra une nouvelle extension ». Une note en bas de page explique toutefois que, déjà, « la distance peu considérable du centre de Paris à certains points de sa circonférence détermine beaucoup de personnes à s’établir hors barrière » et invite « l’administration [à] arrête[r] d’avance le plan qu’elle pourrait suivre ».

Cette citation montre que, bien avant Haussmann et même bien avant le projet de construction des fortifications au tournant des années 1830 et 1840, ces lotisseurs prévoient l’extension des limites parisiennes dans un temps rapproché. Ils poussent même l’administration à prévoir cette extension. Si leur effronterie ne va pas jusqu’à oser écrire noir sur blanc qu’ils incitent à l’urbanisation illégale dans ces fameuses 50 toises, leur note en bas de page sur le déménagement des Parisiens vers les communes limitrophes en dit suffisamment sur le succès de certaines de leurs opérations. Ils écrivent un peu plus tôt dans leur mémoire cette phrase : « La population s’amasse à la fois au centre et en dehors de Paris ; mais entre les quartiers habités et les murailles d’enceinte il existe une large zone presque déserte, coupée de distance en distance par des longs faubourgs qui conduisent aux barrières ». Ils ajoutent encore que « si, contre toute probabilité, l’administration fermait les oreilles à [leurs] prières, cette portion centrale de Paris, populeuse, riche, active, industrieuse, resterait comme une oasis environnée de déserts »[5]. En rendant compte du succès des lotissements populaires de banlieue où la crise immobilière du milieu des années 1820 se fait moins sentir, cette métaphore d’une oasis centrale et d’un arc d’oasis mineures en formation au-delà de l’enceinte correspond beaucoup mieux à la diversité d’un marché foncier segmenté et donc à la configuration de l’agglomération parisienne à la veille des Trois Glorieuses. Une agglomération grand-parisienne non compacte.

 

Conclusion

Je finirai en nuançant mon propos, car les origines de ce Grand Paris populaire ne sont pas seulement géopolitiques, mais aussi démographiques et socio-économiques en lien avec la croissance démographique et industrielle de la capitale. Quoiqu’il en soit, on peut dire qu’il y a dans la première moitié du XIXe siècle un Paris avant Paris, créé par des milliers de promoteurs, de bâtisseurs, de locataires. Son succès se révèle lors de la révolution de 1848. Le succès d’une urbanisation en partie illégale provoque l’émergence des descentes politiques vers le cœur de la ville.

Figures et illustrations

Figure 1 :

Plan de la circonvallation de Paris