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© Inventer le Grand Paris
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Introduction

by Florence Bourillon

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DOI

10.25580/IGP.2019.0001

Cette séance du séminaire Inventer le Grand Paris est une occasion importante de revenir sur les travaux collectifs, menés sous l’égide du Comité d’histoire de la Ville de Paris, avec le soutien de Pierre Mansat et de Danièle Pourtaud, adjoints au maire Bertrand Delanoë, Agrandir Paris, 150 ans de nouveaux arrondissements, qui avaient donné lieu à une exposition à la Galerie des bibliothèques, à un colloque à la mairie du 13e arrondissement et à Paris-1 ainsi qu’à la publication d’un ouvrage, Agrandir Paris, coproduit par le Comité d’histoire et les Publications de la Sorbonne[1]. C’est ainsi l’occasion d’évaluer les hypothèses émises et de mesurer, dix ans après, les mises en perspective qu’autorisent les travaux universitaires en cours ou terminés qui ont croisé cette thématique.

Parmi eux, les trois interventions d’aujourd’hui avec tout d’abord celle d’Alexandre Frondizi qui vient de soutenir une thèse sous la co-direction de Jean-François Chanet et la mienne, sous le titre Paris au-delà de Paris, Urbanisation et Révolution dans l’outre-octroi populaire, 1789–1860 ; puis celle de Paul Lecat qui prépare une thèse à Paris-Est sous la direction de Frédéric Moret et de Charlotte Worms : La fabrication d’un quartier ordinaire, le quartier de la réunion entre Charonne et Paris, 1848–1930 et enfin de Virginie Capizzi dont les travaux importants, menés à l’EHESS, sous la direction de Gilles Postel-Vinay, portent sur Paris, les communes suburbaines et la petite banlieue, étude de cas à Gentilly. D’autres thèses ont été soutenues entre-temps dont celle de Géraldine Texier-Rideau L’esprit de la ville, regards croisés sur la place parisienne du temps des embellissements à celui de la science des villes, XVIIIe–XIXe siècle, menée sous la direction de Michaël Darin en 2015 ; celle de Pauline Rossi sur L’Est parisien, genèse d’une reconquête ou celle de Laurence Bassières sur Le casier archéologique à Paris et dans le département de la Seine, pour en rester aux participants du programme Agrandir Paris puis du programme IGP. Citons également les travaux encore inédits de Joëlle Lenoir sur le XVIIe arrondissement, et ceux de David Berthout sur le Sud Parisien[2]. On peut ajouter à cette liste l’ouvrage sur le clos Saint-Lazare sous la direction de Frédéric Jimeno et de Karen Bowie, paru en novembre 2018[3], et l’ensemble des réflexions menées dans le cadre du programme Inventer le Grand Paris entre 2013 et 2016 qui met en histoire l’agrandissement de Paris en quatre sessions, depuis les modalités envisagées à l’issue de la Commission d’extension de Paris réunie en 1912 et du célèbre rapport à l’initiative de Marcel Poëte et Louis Bonnier — dont l’analyse a été faite dans les actes publiés sur le site IGP avec une introduction de Corinne Jaquand et de Viviane Claude[4] — en passant par le plus grand Paris de l’Entre-deux-Guerres, contemporain de l’essoufflement du cycle haussmannien, à la métropolisation du second XXe siècle. On trouvera aussi sur le site IGP les perspectives internationales des circulations des savoirs urbains dans les congrès, anticipés au XIXe siècle par les correspondances et les voyages, et la confrontation des modèles avec Londres, Berlin, Bruxelles, Rome etc. Tous ces travaux créent des conditions favorables à la poursuite de la réflexion sur l’extension de Paris dans ce mouvement de va-et-vient spatial et chronologique, bien connu en histoire urbaine.

Une seconde remarque s’impose sur les niveaux d’observation qui vont être évoqués aujourd’hui. Nous allons en effet entendre trois études de cas : La Chapelle, La Réunion et Gentilly. Il ne s’agit pas ici de prendre le quartier ou la commune comme un « espace prétexte » [5]  – bien que l’un et l’autre, commune ou quartier, ait l’avantage pour l’histoire parisienne d’être pourvoyeur d’archives, question tout à fait fondamentale pour le XIXe siècle – mais bien, dans le cadre du renouvellement de la monographie, d’élaborer une histoire-problème du changement urbain. En ce sens, les trois communicants ont mené un travail extrêmement minutieux de relevés à la parcelle dans des contextes archivistiques différents. Ce type d’approche a été peu mené au XIXe siècle en dehors des travaux de Gérard Jacquemet à Belleville ou très partiellement ceux d’Adeline Daumard, avenue de l’Opéra, et les miens sur le quartier des Arts et Métiers. Ces recherches s’appuient tout d’abord sur les archives fiscales, celles du cadastre rural dans les communes du département de la Seine en partie refait au cours des années 1830, plans cadastraux, état de section, matrice des propriétaires, et celle du cadastre spécifiquement parisien, constitué d’un ensemble de documents écrits et descriptifs, les calepins des propriétés bâties. Les plans parcellaires en effet, n’existent pas à Paris avant le cadastre de 1900, à l’exception des plans de maisons levés par Ph. Vasserot[6] que l’administration fiscale ne reconnaît pas, et des bribes de la vaste opération de levés topographiques engagée par l’administration haussmannienne et en partie reconstitué par le Service technique de la Documentation foncière après les incendies de la Commune[7]. Une seconde série de sources est constituée des fonds des archives notariales du minutier central qui demandent un travail de dépouillement et de reconstitution considérable et éminemment chronophage, qui a été peu tenté jusqu’ici de façon systématique, en dehors des travaux de Catherine Bruant sur les lotissements de Plaisance et des Thermopyles autour du personnage de Chauvelot[8] ou de Claude Calvarin pour le quartier tout proche de la place Sainte-Marthe, avec le comte de Madre, notaire et philanthrope[9]. Le troisième élément c’est la mise à profit des ressources par la constitution de bases de données et plus encore par les réalisations en SIG, voire en 3D.

Les réflexions issues de cette analyse à la parcelle sur les formes urbaines sont simultanément confrontées à ce que j’appellerais la « parisianité » des territoires concernés ; l’intérêt étant bien évidemment de comprendre les mécanismes à l’œuvre à l’échelle de l’ensemble de l’agglomération ou de la ville étendue en croisant les approches urbaines, sociales et politiques. Les titres des communications que nous allons entendre sont assez évocateurs de ce point de vue : le quartier de la Réunion, « faubourg Saint-Antoine au-delà du mur » ou le « Grand Paris populaire de La Chapelle » ou encore les continuités et discontinuités produites par le mur au sein de Gentilly de part et d’autre des fortifications. Les intervenants mettent ainsi à jour des mécanismes qui font la ville. On ne peut manquer d’évoquer, dans cette maison, dans cette même perspectives, les travaux d’Annie Térade sur les grands lotissements du nord-ouest[10], ceux plus anciens d’Amina Sellali[11] ou encore ceux de Michelle Lambert-Bresson présentés dans les Cahiers de l’IPRAUS[12].

Pour finir une dernière remarque à propos des questionnements posés par ce premier temps du Paris agrandi. L’analyse du vocabulaire permet en effet de contextualiser la progression urbaine si l’on veut bien revenir à la question de 1860 et à l’une des sources rescapées, celle de la Commission des circonscriptions administratives, chargée en 1856 de tester les projets d’annexion, et dont les contenus ont été inhabituellement imprimés[13]. C’est aussi le rapport du président du conseil municipal devenu l’éphémère ministre de l’Intérieur en 1859 pour faire passer la loi d’annexion, Delangle, et d’autres textes qui font parfois écran comme les Mémoires d’Haussmann. Aucune trace d’utilisation du terme « Grand Paris » n’y a été trouvée alors que le vocabulaire courant par la suite reprend cette expression voire même celle de « Plus Grand Paris » couramment utilisée dans l’Entre-deux-Guerres. De même le terme « agglomération » est rare et utilisé dans des contextes assez précis. Delangle, par exemple, parlant de la loi de 1841 sur les fortifications, dit ceci :

 

« En 1841, lorsque l’on résolut de protéger Paris contre toutes chances d’agressions extérieures par une fortification continue, tout le monde pensa que les groupes d’habitations déjà considérables qui se pressaient autour du mur d’octroi, bien qu’ayant une administration distincte, n’en feraient pas moins partie intégrante de l’agglomération parisienne ».

 

Le plus souvent le mot est utilisé pour évoquer et qualifier des unités réduites voire spontanées. On connaît bien la phrase d’Haussmann : « La formation aux abords des villes d’agglomérations indéniables, véritables parasites qui vivent de la vie des villes sans en supporter les charges ». Le plus souvent il est remplacé par celui de « faubourg » ou encore par celui de « banlieue » ou enfin par celui de « commune suburbaine ». Je cite à nouveau Delangle : « Les communes ne sont pas vraiment des villes car elles n’ont aucune indépendance : elles ne sont en réalité que d’immenses faubourgs de la cité qui leur a donné naissance » ;  ou encore « plus on laisse se développer les communes suburbaines, plus devient embarrassante leur annexion à la ville qu’elles entourent ».

Il s’agit donc bien d’un vocabulaire de dépendance à l’égard de la grande ville, souvent replacé dans des registres qui relèvent d’une définition politico-administrative en lien avec la commune comme ceux de « territoire », de « périmètre » voire de « zone ». Il ne tient compte ni d’un peuplement possible ni d’une localisation spécifique ce qui explique qu’il y ait souvent une adjonction d’éléments de précision comme « compris dans l’enceinte des fortifications ». Dans le contexte de 1860 « agglomération » signifie regroupement des hommes, expression d’un espace, ville ou village, et processus en cours d’élaboration ou de devenir. Les échanges des membres de la Commission qui, à la demande d’Haussmann, réfléchissent à l’extension de Paris, prennent en compte ces facteurs. Les six propositions qui sont faites, rejettent la première proposition d’Haussmann — qui voulait annexer l’Étoile afin d’éviter les queues à la barrière au retour de la promenade au Bois … — en arguant d’une part de « l’assiette de la ville » qui n’autoriserait pas une annexion qui ne concernerait que l’Ouest parisien, d’autre part de l’éloignement du centre, et enfin du désenclavement nécessaire à l’équilibre de l’ensemble de la ville. L’argument essentiel de Delangle qui, à ce moment-là, est opposé à l’annexion est celui-ci : « Paris n’étouffe pas dans son enceinte. Il existe encore à l’intérieur [de l’enceinte des fermiers généraux] de nombreux emplacements déserts », renouant ainsi avec d’autres débats récurrents sous la Monarchie de Juillet sur le déplacement de Paris vers le nord-ouest et l’abandon progressif de la rive gauche[14].

Par conséquent, l’objet de notre réflexion aujourd’hui est bien de replacer l’annexion dans une perspective d’anticipation d’un avenir plus ou moins proche, de mesurer combien le processus de développement, à bas bruit, de Paris hors du centre est relativement peu perçu par les contemporains. Elle vise aussi à poser la question de ce qu’on pourrait qualifier de paradoxes parisiens. Le premier de ces paradoxes est le contraste qui existe entre une hyperdensité du centre, dont le desserrement ne s’opère que très lentement et parallèlement au développement des transports en commun, et les confins d’une urbanisation beaucoup plus lâche. Je reprends l’expression de Delangle : « la ville flotte dans ses limites » quand au-delà du mur, voire des murs, on assiste à un processus presque autonome de développement urbain, autrement dit, la formation de la petite banlieue et plus tard de la banlieue. Le second paradoxe réside dans les contrastes entre la progression concentrique de la ville et le dynamisme des axes de développement. Paris est bien la ville des murs, le mur des Fermiers généraux qui constitue les limites des douze arrondissements et les fortifications de Thiers. Et pourtant, les dynamismes qui existent suivent des axes de peuplement visibles en deçà et au-delà du mur. Enfin, le troisième paradoxe, c’est la place des décisions publiques et de l’initiative privée qui vont jouer en faveur de la création d’un Paris agrandi qui passe de 500 000 habitants en 1801 à 1 500 000 après l’annexion puis à 3 000 000 au début du XXe siècle.

Les communications de cet après-midi devraient nous permettre de nourrir la réflexion sur les processus, au XIXe siècle, du développement urbain de la capitale.