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La Ceinture de Paris : espoirs et déceptions pour l’urbanisme français du début du 20e siècle

by André Lortie

Résumé

Dans les lents mouvements tectoniques qui caractérisent les processus liés à la transformation des territoires, il est délicat d’isoler une année comme déterminante. Pour autant, 1919 est celle de l’apparition d’une faille. Elle disjoint pour de bon le destin de la ceinture de Paris et celui de son « extension » : deux lois, deux entrées distinctes lors du concours pour son aménagement, deux logiques de projet dont découlent des temporalités de transformation différentes. Comment cette disjonction a-t-elle été possible et quelles ont été les modalités de sa mise en œuvre ? Quels effets ont été induits à brève et à plus longue échéances ? 1919 est une année pivot. La communication rappellera les données politiques, juridiques et techniques qu’elle articule et la séquence urbanistique qu’elle inaugure.

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https://www.inventerlegrandparis.fr/link/?id=706

DOI

10.25580/IGP.2019.0024

Architecte (UdeM, Canada), professeur de théorie et pratique de la conception architecturale (ENSA-PB), chercheur, docteur en urbanisme (Paris 12), André Lortie agit aussi comme conseil auprès des collectivités.
Ses travaux de recherche concernent l’histoire et l’actualité de l’urbanisme et la contribution des architectes aux débats sur la grande ville aux XIXe, XXe et XXIe siècles en Amérique et en Europe.
Il s’intéresse à la grande échelle et au rôle des infrastructures dans la transformation des territoires.
Depuis 2018, il est directeur du laboratoire IPRAUS. Il est membre du comité de pilotage IGP.


Français

Dans les lents mouvements tectoniques qui caractérisent les processus liés à la transformation des territoires, il est délicat d’isoler une année comme déterminante. Pour autant, 1919 est celle de l’apparition d’une faille. Elle disjoint pour de bon le destin de la ceinture de Paris et celui de son « extension » : deux lois, deux entrées distinctes lors du concours pour son aménagement, deux logiques de projet dont découlent des temporalités de transformation différentes. Comment cette disjonction a-t-elle été possible et quelles ont été les modalités de sa mise en œuvre ? Quels effets ont été induits à brève et à plus longue échéances ? 1919 est une année pivot. La communication rappellera les données politiques, juridiques et techniques qu’elle articule et la séquence urbanistique qu’elle inaugure.


Introduction

Il est assez délicat d’isoler une année parmi les mouvements tectoniques qui caractérisent les processus de la transformation du territoire. Pour autant, l’année 1919 est celle de la concrétisation d’une faille. Cette faille disjoint pour de bon le destin de la ceinture de Paris de celui de son extension. En cette année 1919, deux lois sont promulguées dont découleront des temporalités de transformation différentes. Comment cette disjonction entre le destin de la ceinture et celui de l’extension de Paris a-t-il été possible ? Quelles ont été les modalités de sa mise en œuvre ? quels effets ont découlé à brève et à plus longue échéance de cette disjonction ?

 

Ceinture et extension de Paris : deux destins déliés

Voyons, en ce qui concerne la ceinture de Paris, les données juridiques, politiques et techniques que cette année pivot articule et la séquence urbanistique qu’elle inaugure et qui se prolonge jusqu’à nos jours. Pour en avoir une idée, il suffit d’évoquer le constat récurrent d’isolement de Paris au sein de sa propre agglomération. D’un point de vue juridique, rappelons qu’au sortir de la grande guerre, sont votées deux lois déterminantes dans les transformations des décennies suivantes. La première, la loi Cornudet est promulguée le 14 mars 1919 elle concerne l’aménagement, l’embellissement et l’extension des villes françaises en général, et de Paris en particulier. Et, quelques semaines plus tard, le 19 avril, suit une seconde loi qui porte sur le déclassement de l’enceinte militaire de Paris. Pourtant, avant-guerre, ces deux questions étaient indissociables dans les débats, dans les projets et dans les propositions de loi. L’arasement des fortifications de 1840 était envisagé comme l’acte initiateur d’un lien avec la banlieue parisienne. Dès 1882, le député républicain socialiste Martin Nadaud déposait une proposition de loi ayant pour objet la suppression du mur d’enceinte de Paris, une loi au sujet de laquelle il était très clair. Il affirmait : « ce que je tiens surtout, messieurs à démontrer c’est l’utilité d’étendre Paris au-delà de ses limites actuelles ». Sa proposition était concomitante de celle du conseiller municipal de gauche radicale Yves Guyot.

Il est ici nécessaire de faire un rappel des données propres à la ceinture de Paris sans lesquelles la situation actuelle est incompréhensible. Sur un peu moins de 150 mètres, l’enceinte proprement dite comporte un mur, un fossé et un talus vers l’extérieur de Paris et du côté intérieur la route des fortifications qui fait dix mètres et qui marque le domaine exproprié au profit de l’armée pour la construction du mur. Au-delà de cette profondeur d’environ 150 mètres à l’extérieur de Paris s’étant une zone non aedificandi de 250 mètres, une zone militaire sur laquelle il est interdit de construire. Cette interdiction s’assouplira cependant au fur et à mesure des années avec une loi en 1890 en produisant une forme d’organisation qui correspond aux cas de figure évoqués ci-dessus par Charlotte Vorms. Ceux d’un terrain sur lequel il est en théorie interdit de construire mais où des constructions sont tolérées dans la mesure où elles sont précaires et peuvent être démontées et détruites sur ordre de l’armée. Par conséquent, les occupants de cette zone se trouvent dans une situation particulière, au plus proche de Paris, sur des terrains sur lesquels il est en théorie interdit de construire, avec des conditions d’occupation en dehors de l’octroi et des possibilités de construction à bas prix. On imagine le type de population spécifique qui l’occupera, celle qui a intérêt à être proche de la ville mais en même temps aura des conditions de logement précaire mais bon marché.

Le projet de la direction des travaux de Paris ne concerne que les 150 mètres du terrain de l’enceinte qui appartiennent à l’armée. Les terrains de la zone détenus par environ cinq mille propriétaires zoniers différents en revanche n’ont pas été expropriés. Ils ne sont donc pas la propriété de l’Etat, ni de l’armée. C’est la raison pour laquelle le projet de 1882 se limite à l’assiette de l’enceinte militaire. Ce projet est suivi en 1890 d’une nouvelle proposition de loi pour la suppression des murs et remparts servant à la clôture de Paris, elle-même suivie de divers rapports et propositions dans lesquels l’enjeu de l’enceinte est lié à celui de l’agglomération jusqu’en 1908 lorsque le député Jules Siegfried dépose un nouveau projet concernant les fortifications de la ville de Paris et les espaces libres de l’agglomération parisienne. L’article 5 de son projet de loi propose d’instituer une Commission supérieure d’aménagement de l’agglomération parisienne. On voit bien que ces deux questions sont initialement liées dans les débats.

 

Modalités de mise en œuvre

En cette année d’élection municipale, la question dépasse le cercle des réformateurs auquel elle était jusque-là principale confinée, elle fait irruption dans le débat public élargi. L’un des principaux enjeux politiques de ce débat est d’ordre financier. En considérant que l’enceinte et la zone totalisent environ 1220 hectares et que Paris sans ses bois en fait environ 8000, on comprend qu’en ajoutant 15% de surface à viabiliser, le déclassement de l’enceinte et de la zone soit perçu par certains comme une menace pour le marché foncier et immobilier parisien. On retrouve là l’argument sur la spéculation. La menace est identifiée dans un article du journal de la chambre des propriétaires : « ne vaudrait-il pas mieux voir grand et conserver en espace libre les fortifications et la zone pour y établir des parcs, terrains de jeux… qu’on agrémenterait selon les besoins de monuments d’utilité publique. Ce serait la suppression de la spéculation au plus grand profit de la généralité des parisiens ». Il est relayé au conseil des parisiens par le rapporteur du budget Louis Dausset qui est aussi membre de la Commission des fortifications. Ils militent tous les deux pour un projet de création d’une ceinture verte qui sera finalement préféré à celui d’une jonction urbaine de Paris et de sa banlieue entrecoupée ponctuellement de grands parcs de la taille de celui de Montsouris. Le principe d’une ceinture verte est également défendu par des conseillers municipaux socialistes au nom desquels Albert Thomas (alors conseiller de Champigny-sur-Marne) publie un cahier intitulé Espace libres et fortifications dans lequel il défend cette solution. Il sera relayée également par le sociologue socialiste Maurice Halbwachs cette fois au nom de l’atténuation de l’opposition entre quartiers riches et quartiers pauvres.

C’est cette solution d’une ceinture verte, ratifiée par un projet de convention entre le ministère des armées, le propriétaire des terrains, la ville de Paris, l’acquéreur, et le ministère des finances qui est annexée à la loi du 19 avril 1919. Cette convention scelle le destin de la ceinture et l’arrache en quelque sorte à celui de l’agglomération parisienne. À la fois limite de Paris et début de l’extension de Paris, distincte de la ville et de sa banlieue, la ceinture fait figure d’entité imprégnée d’une certaine autonomie. Les données du projet ratifié par la loi de 1919 sont imparables, la ville va offrir les moyens financiers pour l’acquisition de la zone qui, une fois transformée en jardin, valorisera les propriétés parisiennes tout en gardant à distance celles d’une banlieue qui menace évidemment les valeurs immobilières parisiennes. Comment cela se concrétise-t-il à partir de 1919 ? D’un point de vue technique, cette dissociation est entérinée par le concours pour l’aménagement et l’extension de Paris. Ce concours consacre sa troisième section spécifiquement à l’aménagement de la ceinture alors que l’architecte-urbaniste Jacques Gréber est lauréat. Certes c’est un autre architecte-urbaniste, Léon Jaussely, qui remporte les honneurs de la section I consacrée au plan d’ensemble, mais c’est la section IV pour laquelle les concurrents sont invités à faire des propositions libres qui est peut-être prémonitoire de la suite de l’aménagement métropolitain.

 

Les effets

Les effets de ces lois et projets adviennent rapidement. Dès 1919, la campagne pour la démolition des bastions de l’enceinte est lancée, le 30 avril. Le premier bastion à être rasé est le numéro 38 à la porte de Montmartre au nord de Paris. Ces démolitions préparent l’avènement d’une ville linéaire. Au-delà de l’enceinte, la ville commence à acheter les terrains zoniers avec un premier jugement d’expropriation sur la zone de Boulogne le 21 octobre 1921. Cette acquisition est presque immédiatement stoppée par des propriétaires qui contestent les mesures d’exception dont ils font l’objet. Alliés au sein de la ligue de défense des zoniers, bientôt représentés par le député de la Seine Pierre Laval, ils obtiennent l’arrêt des procédures d’expropriation en 1924, l‘année même de la présentation par le préfet de l’avant-projet d’aménagement de l’enceinte fortifiée et de la zone devant le conseil municipal. Une nouvelle loi sur l’expropriation des zoniers est votée en 1930 dans laquelle le plan chronologique d’expropriation s’échelonne jusqu’en 1971. Dans le plan de 1924 qui traduit les modalités de la convention adossée à la loi de 1919, la mise à distance de 250 mètres est formalisée en un long chapelet de parcs, de jardins et de stades pour l’instant très fleuris. Quand il présente cet avant-projet devant le conseil municipal, le préfet Julliard confesse que « si dans un avenir lointain les prévisions de l’administration se trouvaient en défaut, la zone, qui doit être conservée à l’état d’espaces libres, offrirait toujours les réserves d’espace suffisantes pour qu’on puisse ouvrir les voies supplémentaires que l’expérience aura démontré nécessaires ». Ces deux dispositions évidemment, le report de l’expropriation de la zone en pleine crise économique d’une part et le statut d’espaces libres pour le moins vague d’autre part, préparent l’avènement du futur boulevard périphérique et de son grand ensemble linéaire après la Seconde Guerre mondiale.

 

Conclusion

Revenons aux conséquences immédiates de 1919. Si on les compare aux dessins des années 1910 dans lesquels des théories d’îlots trapézoïdaux partent à l’assaut de la périphérie, on comprend que ce projet de 1924 fait figure en quelque sorte d’une extension à l’arrêt plutôt que d’une vague continue. Ce sont des îles qui émergent dans Paris, comme par exemple le square Saint-Lambert qui remplace les gazomètres dans le quinzième arrondissement. On voit finalement que, plutôt que la vague initialement imaginée, ce sont des îles qui émergent. La ceinture devait être l’amorce d’un grand mouvement d’organisation de Paris et de sa périphérie entre autres par « désentassement » de l’un et rationalisation de l’autre. Elle s’est retrouvée enfermée dans son destin et dans son dessein. Une seconde chance se présentera au milieu du siècle, qui fera naître de nouveaux espoirs de rencontre entre Paris et sa périphérie : par une ruse de l’histoire le projet de ceinture verte des années 1950 augmenté d’un programme de trois-mille-huit-cents logements conséquent à la loi de février 1953 qui aliène 20% de la ceinture verte rendus constructibles devient le relais d’une conquête du centre par la périphérie. En effet, 20% des terrains aliénés doivent être compensés par des espaces libres dans Paris qui devaient devenir les catalyseurs d’opérations de rénovation comportant leur lot d’habitats répondant au principe des propositions mises en œuvre sur la ceinture.