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Rome et ses transports depuis 1870 : une impossible planification

by Arnaud Passalacqua

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DOI

10.25580/IGP.2018.0017

Arnaud Passalacqua est maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université Paris Diderot (ICT/LIED). Il est spécialiste d’histoire urbaine et des transports et mobilités. Il a notamment travaillé sur les enjeux d’espace public avant de se consacrer à des enjeux ferroviaires.


Introduction

Pour vous parler de l’incapacité de Rome à planifier ses transports, je vais commencer par des vélos avec le tour d’Italie 2018 qui est parti de Jérusalem pour arriver à Rome. Pendant la dernière étape qui avait lieu pour la première fois à Rome, les coureurs ont fait deux tours dans la ville avant de décider d’arrêter parce que la route était trop accidentée malgré les efforts des services municipaux qui essayaient depuis plusieurs jours de boucher les trous à la dernière minute. Une image récente du décalage entre planification et pratiques d’une capitale italienne, régulièrement prise dans le jeu de l’urbanisme événementiel.

Je vais évoquer plusieurs éléments :

L’évènementiel et la façon dont il va orienter ou perturber la planification

La question des travaux et de la non décision

La question de la survisibilité de cette ville qui fait office de vitrine

Je vais aborder ces différents points à travers l’idée que Rome a beaucoup de mal à planifier ses transports sur le temps très long depuis 1870 où elle est devenue capitale, jusqu’à la période des années 1990-2000.

Pour cela je vais identifier cinq temps :

  1. Une période libérale où on a produit des plans qui n’ont aucun caractère contraignant d’autant plus qu’ils ne touchent quasiment pas au transport.
  2. La période fasciste où l’on voit les premières volontés de mise en œuvre de plans pour les transports.
  3. Le temps de l’automobile et des Jeux olympiques des années 1960 qui ont perturbé la planification
  4. Le grand plan régulateur de 1962 et les débats entre ingénieurs et urbanistes sur la façon de planifier les transports pour le développement de la ville
  5. La « cura del ferro », la thérapie par le fer ou par le transport ferroviaire, pendant laquelle les municipalités de gauche ont essayé de résoudre les problèmes qui s’étaient accumulés pendant un siècle jusqu’à l’ouverture de la ligne C du métro en 2016.

Je dois préciser que les travaux que je présente ici sont issus d’un travail fait en commun avec Aurelien Delpirou (maître de conférence à Paris Est), à qui je dois beaucoup sur ces questions.

 

Une période libérale

Le problème de départ c’est que cette ville qui devient la capitale de l’Italie est une toute petite ville de province  avec un passé glorieux et une surabondance d’espaces prestigieux mais qui est peu industrialisée. Elle subit une croissance accélérée en devenant la capitale du pays pour accueillir de nombreuses fonctions nouvelles dans ce dernier tiers du XIXesiècle. À partir de ce moment-là et pendant tout le 20esiècle, un décalage se crée entre ce qu’on demande à la ville de faire et les infrastructures qui ont du mal à suivre. On est dans une sorte de perpétuel rattrapage à l’échelle locale mais aussi à l’échelle européenne. Cette sorte de dynamique de rattrapage constant existe encore aujourd’hui puisqu’on a une ville qui n’a que trois lignes de métro.

Plusieurs plans sont prévus à la fin du XIXmais ils ne concernent pas les transports. En 1873, un premier plan indicatif est fait par l’ingénieur Viviani et révisé dix ans après. Ce plan propose de créer une deuxième gare mais on n’est pas vraiment sur du transport urbain. Ce qui est important c’est de savoir que, s’il n’y a pas de projet de transport, c’est parce qu’on estime que la ville est trop petite. On n’est donc pas dans l’idée d’anticiper le développement de cette ville par un projet de réseau qui pourrait le favoriser mais plutôt dans l’idée d’attendre qu’on ait la masse critique pour justifier ce projet de réseau. Les projets de transport ferroviaire qui existent sont plutôt des projets de rocade ferroviaire comparable à la petite ceinture parisienne. Il existe à Rome des transports de surface, des trams et des bus, et commencer à faire un métro en dessous signifie entrer en compétition avec la compagnie qui gère les transports de surface ce qui n’a rien d’évident. Le même problème s’est posé à Paris. Les compagnies ferroviaires ne sont pas très à l’aise avec le creusement des souterrains et préfèrent les projets en tranchée comme la petite ceinture. En plus, ces compagnies ferroviaires italiennes ont beaucoup de difficultés à la fin du XIXau point d’être nationalisées en 1902 et ces projets n’aboutissent pas.

Le dernier plan pour cette période est le plan Sanjust en 1909. C’est un exemple intéressant de réalisation du socialisme municipal sous la conduite du maire Ernesto Natal. Il essaye de réguler cette croissance portée par la propriété privé qui s’opérait autour de Rome en créant des voies extérieures qui évitent que l’on ait à traverser le centre. Ces plans n’ont cependant toujours pas de projet de métro. Pendant ce temps, en surface, on a des transports également peu planifiés puisqu’ils viennent de l’initiative privée, notamment d’acteurs belges et britanniques qui viennent apporter du tramway. Finalement l’essor urbain se joue beaucoup dans le transport de surface et il n’y a pas de réseau de transport lourd qui vienne porter la dynamique de cette ville en pleine explosion.

 

La période fasciste

La période suivante, la période fasciste, est à la fois beaucoup plus volontariste et beaucoup plus ambivalente sur ses résultats. La période fasciste va relancer l’hypothèse d’un métro qui avait été écartée puisqu’on n’était pas assez gros pour avoir un métro. C’est un organe d’État, le Conseil des travaux publics, qui propose le métro comme solution à une ville qui est désormais jugée comme assez grosse (autour de 600 000 habitants à ce moment-là) en se fondant sur l’idée qu’il faut que Rome soit au même niveau que les références internationales où le métro est un standard. La ville doit donc se doter d’un métro d’autant plus qu’on voit grandir les différences entre un centre urbain très dense et une périphérie de plus en plus lointaine avec des problèmes de liaison qui éclaire différemment la question du métro. Ce projet est ainsi relancé en 1924 et les enjeux sont nationalisés parce que la ville n’est plus considérée à une échelle municipale mais à l’échelle de l’État. On a donc une planification plutôt étatique d’autant que la ville n’est plus dirigée par un maire mais par un gouverneur, mis en place à partir de 1926, qui devient le bras armé de l’État pour les affaires de Rome. Avec lui, arrive toute une culture de l’ingénierie d’État qui émerge en parallèle de celle de l’urbanisme. Les urbanistes reprennent le projet de métro avec des propositions périphériques autour de projets de rocade. L’idée est de pouvoir porter le développement de Rome beaucoup plus à l’Est de la ville, là où il y a plus de place. Les ingénieurs, en revanche, vont plutôt porter des projets avec des radiales qui ont tendance à se concentrer sur le cœur de la ville. On a ici deux cultures différentes qui s’opposent puisque la première vise à ce que le métro puisse porter le développement d’un noyau nouveau capable de décongestionner le cœur de la ville alors que la seconde reconcentre sur le centre. Cette opposition dure jusque dans les années 1960-1970. En 1926, un comité spécifique pour ces questions est mis en place par l’État et finit par produire en 1928 un plan de philosophie plutôt centralisatrice. Mais ce projet est subitement arrêté en 1931 pour des raisons qui restent inconnues, soit par un effet de la crise, soit par un aléa de décisions arbitraires, soit parce que l’intérêt s’est déplacé du métro vers la surface où l’on a fait confiance à d’autres systèmes. Quoiqu’il en soit, ce plan n’est pas mis en œuvre.

Pendant ce temps, en surface, il n’y a pas de planification, les choses se font au coup par coup. Il y avait des autobus et des tramways,  notamment des tous petits tramways qui allaient jusqu’au cœur de la ville. Il suffit que Mussolini fasse un discours où il critique la présence des tramways dans le centre pour que ceux-ci soient supprimés du centre-ville. En 1936, il n’y a donc plus aucun tramway au centre de la ville où il ne reste que des autobus et des trolleybus. Les tramways supprimés du centre sont alors réutilisés et redéployés en banlieue pour porter la croissance de la ville sur 24 grands axes radiaux et deux circulaires. Cet objet critiqué dans le centre prend un aspect positif en périphérie où il vient porter la croissance de la ville sans qu’il y ait la moindre planification. C’est plutôt une opportunité. Le tramway reste un mode de déplacement qui se modernise alors qu’au même moment, il est démantelé à Londres et à Paris. Cette modernité est aussi liée à l’électricité. L’Italie a des problèmes d’approvisionnement en carburant, l’électricité apparaît donc comme une énergie plus nationale, une connotation positive qui déteint sur le tramway. Le même effet se porte sur le trolleybus. Les modes de surface sont perçus comme beaucoup plus aptes à relier les noyaux urbains construits à cette époque, les borgateofficielles, qui sont des sortes de grands ensembles dispersés, ce qui exclut l’hypothèse du métro. On voit finalement la construction d’un système de surface relativement efficace et non planifié alors que tous les plans du métro sont en échec. Simultanément, l’élaboration d’un nouveau plan, le plan général de 1931, organise une expansion tous azimuts de l’urbanisation en se concentrant sur une expansion ferroviaire avec des projets de nouvelles gares qu’on pourrait relier par un chemin de fer urbain qui n’est cependant pas encore un projet de réseau de métro. Tout cela est perturbé par un événement qui n’a pas lieu à cause de la guerre : l’Exposition universelle de 1942. Ce projet devait se dérouler au Sud du centre-ville, ce qui a focalisé l’attention vers le Sud alors que l’expansion se faisait plutôt vers le Nord et vers l’Est. La première ligne de métro est donc construite vers le Sud pour desservir la zone de l’exposition c’est-à-dire vers une zone avec beaucoup moins d’habitat même si un quartier a été créé à l’occasion du projet d’exposition.

Le fascisme est le premier moment où l’on voit des tentatives de planification du transport et en même temps les principaux apports de cette époque sont des transports de surface un peu bricolés, hors planification, ainsi que la première ligne de métro héritée de l’exposition de 1942, dans une direction presque inattendue

 

1950-60 : Le temps de l’automobile et des jeux olympiques des années 1960

Rome inaugure une première ligne de métro en 1955, la ligne B, 25 ans avant la ligne A. Cette inversion peut paraître anecdotique mais en réalité on peut aussi y voir un signe de la planification désordonnée. Ce projet de ligne de métro est hérité de l’exposition et suscite beaucoup d’opposition, d’une part d’ordre politique et idéologique puisque c’est un projet hérité du fascisme et d’autre part une opposition d’ordre urbanistique qui questionne l’utilité de faire une ligne vers le Sud alors que l’essentiel de l’urbanisation s’étend à l’Est et au Nord. Mais comme une bonne partie des travaux ont déjà été faits sous Mussolini, le projet continue sur sa lancée. Dans les années 1950 le conflit urbanistes/ingénieurs refait surface. Les ingénieurs reviennent avec des projets de radiales partant du centre avec l’appui des promoteurs alors que les urbanistes défendent l’idée de créer un nouveau noyau urbain à l’Est desservi par une ligne de métro qui contraindrait les promoteurs à s’installer sur cet axe et décongestionnerait le centre. Ces deux courants vont s’opposer avant l’élaboration du plan de 1962. Les années 1955-65 correspondent aussi à l’automobilisation et aux borgate illégales qui morcellent l’urbanisation. Les transports de surfaces vieillissent et le tramway commence à être contesté parce qu’il fait obstacle à l’automobile. On a alors un jeu de substitution non planifié qui se met en place entre les trois systèmes : autobus, trolleybus et tramway en fonction des besoins et des travaux de voirie. On remplace un trolleybus par un autobus à l’occasion de chantiers qui empêchent la poursuite temporaire de son exploitation, l’autobus provisoire devient permanent, on met le trolleybus ailleurs… La desserte en surface évolue donc au fil de non-décisions bricolées. L’événementiel intervient de nouveau alors dans les choix de transport sous la forme des Jeux olympiques et Rome commence à s’équiper pour l’automobile. La principale victime est le tramway qui disposait d’une sorte de site propre. On enlève le tramway mais le site propre reste vide ce qui est contre-productif.

 

Le grand plan régulateur de 1962

Le plan de 1962 est le résultat sous forme de compromis de l’opposition ingénieurs/urbanistes. On y trouve aussi bien des radiales qu’une voie à l’Est qui dessert un nouveau noyau pour décongestionner l’hyper-centre. Mais ce grand projet ne voit pas le jour. Le projet comprend quatre lignes de métro et les financeurs décident de commencer par la ligne A qui est une radiale donc plutôt dans la logique des ingénieurs. Les travaux commencent en 1964 et se passent très mal. Il y a des problèmes de financement notamment dans le choix de faire des tranchées ouvertes qui est plus coûteux et génère énormément de perturbations et des modifications de tracé. Il faut en tout 16 ans de travaux avant de pouvoir inaugurer la ligne A, 16 ans pendant lesquels le métro a acquis une image très négative qui amène à remettre en question l’idée de faire de nouvelles lignes. La ligne D qui devait desservir l’Est tombe à l’eau.

Dans les années 1970-80 on a toujours cette opposition entre les radiales et ceux qui continuent à défendre la décongestion vers l’Est. Une nouvelle idée apparaît : une ligne O, une ligne de rocade qui permettrait de créer un effet de réseau. Cette ligne de rocade est très critiquée par tous les experts locaux mais l’État qui décide de ne financer qu’une seule ligne choisit celle-ci. Le projet est finalement abandonné par manque de consensus.

 

La « cura del ferro »

On en arrive à la dernière période qui voit la dernière relance du ferroviaire dans les années 1990 par les municipalités de gauche et écologistes. On voit un regain d’intérêt très net pour les modes de déplacement ferrés avec la relance d’une nouvelle ligne, la ligne C, et par le projet d’une nouvelle ligne de tramway, la ligne 8 qui devait préfigurer un grand retour du tramway. Mais la ligne 8 n’est pas construite entièrement et le projet s’arrête.

Ce qu’on peut critiquer dans cette approche par le fer c’est le fait de s’être concentré sur les solutions ferrées aux dépens de la coordination entre transport et urbanisme. En termes d’école de pensée, les urbanistes rejoignent les ingénieurs sur un principe de radiales. À partir de là les conflits entre État et Ville se relancent ainsi que l’imbrication avec l’événementiel avec le jubilé de l’an 2000. Deux ans avant le jubilé on trouve un accord sur un tracé mais deux ans pour construire une ligne de métro ce n’est pas possible et le projet n’aboutit pas.

En fin de compte le premier tronçon de la ligne C à l’Est n’est inauguré qu’en 2014.

 

Conclusion

Les errances de la planification à Rome mettent donc en évidence différents points :

  1. L’influence de l’événementiel
  2. L’écart entre ce qu’on planifie et ce qui arrive ensuite
  3. Les superpositions Villes/Région/État qui créent des interférences notamment en termes de financement
  4. L’opposition entre approche d’ingénierie et d’urbanisme
  5. Le développement non-planifié de la surface avec ce que j’appelle des cycles inaboutis. Par exemple on décide de supprimer les tramways mais on en laisse quand même, voire on en développe d’autres.

 

Finalement on a deux mondes : celui de la surface qui fonctionne de manière non-planifiée et le monde souterrain qui malgré la planification a du mal à exister. Avec des réseaux qui ont beaucoup de mal à suivre la croissance urbaine et encore plus à la précéder. Enfin on a cette idée que les Romains ne sont pas faits pour avoir un métro. Le préjugé que Rome est une ville du soleil, de la lumière et qu’on n’est pas fait pour les tunnels surtout s’il faut les creuser dans le sol archéologique.