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DOI

10.25580/IGP.2018.0012

Laurent Coudroy de Lille

Le rapport que Paris entretient avec ses enceintes et ses bordures est assez paradoxal et très complexe; cela ne peut se limiter à observer l’extension urbaine. Cest aussi ce que fait Marcel Poëte en 1913appelle à considérer Paris à partir de ses marges,en reproduisant une série de représentations iconographiques où l’on voit les quartiers périphériques,mais ausis l’extérieur urbain. Il se pose exactement ces questions par l’image pourrait-on dire.

la question que je voudrais poser est celle qui intéresse aussi Halbwachs à savoir si, à un moment donné, les pouvoirs qui sont présents dans cette ville  avant le XIOXème siècle arrivent à mener des choix que lon pourrait qualifier de stratégiques, consistant par exemple, à faire cette extension par louest plutôt que par le nord, l’est ou encore vers la give gauche.  Cettedissymétrie est-elleperçue par des habitants de Saint-Germain ou Saint-Victor ?Ya-t-il des choix un peu argumentés qui sont faits ? Vous avez dit aussi quil y avait des constructions illégales. Elles sont illégales par rapport à quoi ? Et quelle est la capacité des autorités, du pouvoir en place, à faire des choix ?

 

Diane Roussel

La question de la légalité ou de l’illégalité, si on arrive à mettre le doigt dessus, est aussi fonction de situations différentes. Par exemple, toutes les constructions qui se font sur les fossés sont considérées comme illégales à partir du moment où la menace devient réelle, les troupes armées arrivent et où on dit aux gens : « il va falloir partir parce qu’on va détruire votre maison ». Les habitants s’y opposent, mais on détruit quand même parce que les constructions portent atteinte aux fortifications. Cela dit, le bornage parisien a beau devenir de plus en plus concret, il faudra du temps avant qu’il devienne véritablement efficace, qu’on recense les maisons. Au XVIIIsiècle, on commence à savoir exactement combien il y a de maisons.

 

Laurent Coudroy de Lille

Et à partir de quand cela se manifeste-t-il ?

 

Diane Roussel

Oui à partir du XVIIIsiècle, on commence à savoir exactement combien il y a de maisons.

 

Loïc Vadelorge

Si on pousse plus loin dans le temps cette perception des espaces de contact entre la Ville et ses faubourgs, on ne peut sempêcher de questionner la Zone de Paris. Cest initialement une zone non aedificandi,qui s’édifie dans l’illégalité qui devient donc le fait urbain et qui est légalisée au moment de lextension quand les Zoniers obtiennent des droits. L’illégalité devient la légalité et créera un casse-tête juridique au moment de lexpulsion des « populations indésirables »dans les années 1930.

 

Frédéric Pousin

J’ai une question d’ordre plus méthodologique qui concerne l’usage que vous faites des images. Vous nous avez montré les premiers plans du XVIsiècle pour lesquels nous parlons de représentations idéalisées, de portraits. Vous nous avez dit que le travail de l’historien était autre, c’est-à-dire d’aller renseigner la réalité. Mais la question que je me posais c’est quand vous utilisez les plans pour nous montrer un certain nombre de choses, vous ne parlez pas finalement de qui a réalisé ces plans et de ce que ces plans nous montrent aussi en fonction à la fois de celui qui les exécute et de celui qui les commande. Il me semble que là il y a toute une épaisseur de la représentation qui mériterait d’être interprétée. Par exemple, le plan de Vassalieu c’est quand même un plan qui est fait par un ingénieur militaire alors que le plan de Merian c’est un plan fait par un peintre. On n’est pas du tout dans le même type de représentation.

 

Diane Roussel

Oui, cela se voit au premier regard. Ce qui est mis en avant dans le plan de Vassalieu, c’est précisément le nouveau front de fortification tandis que celui de Merian reste dans la tradition du portrait qui, bien qu’il procède à un changement de perspective, plus « géométrique » que figurée, a pour but de montrer la ville comme un ensemble de bâtiments et de mettre au premier plan en particulier le développement de l’ouest parisien du Louvre, des Tuileries et du quartier Saint-Honoré, à la mode.

 

Frédéric Pousin

Justement dans les écarts entre la représentation explicite et tout ce que l’historien peut apporter, finalement, ce qui s’exprime c’est une forme d’imaginaire lié à la représentation. Ma question portait en fait sur la nécessité d’introduire une histoire de la représentation, de la croiser avec une autre histoire.

 

Diane Roussel

Effectivement, j’en fais un usage ici assez utilitariste, pour représenter les espaces dont je parle. La généalogie des plans parisiens est bien connue et bien contextualisée.[1] De fait, leur fonction est une question essentielle : les trouvait-on dans les guides de voyage ou bien les exposait-on dans les intérieurs des élites politiques ?

 

Frédéric Pousin

Vous dites que l’historiographie des plans est bien connue, c’est vrai, mais elle construit elle aussi un récit qui est un récit de type progressiste qui va vers la précision géométrique, qui va vers l’exactitude, vers la scientificité de la cartographie. Il me semble que faire l’histoire des représentations ce n’est pas forcement adopter cette vision-là, téléologique, mais introduire justement tout ce qui se joue dans l’ordre de la représentation. Ça me paraît important aussi par rapport à notre programme qui a placé les plans au centre de nos interrogations.

 

Diane Roussel

De la même manière aussi que le périmètre représenté évolue. On a ici une focale qui est très centrée sur Paris, mais on a aussi des plans qui prennent plus de hauteur et où l’environnement est davantage représenté notamment au premier tiers du XVIIsiècle. Et ces premiers portraits accompagnent des textes littéraires qui sont aussi des réemplois systématiques des mêmes descriptions de Paris. C’est le support imagé d’un discours littéraire.

 

Frédéric Pousin

C’est un discours de voyageur ?

 

Diane Roussel

C’est l’une des hypothèses formulées pour les premiers plans du XVIsiècle. Le plan de Truschet et Hoyau était censé accompagner les premiers guides de Paris dont on sait qu’ils ont été réédités pendant des décennies.

 

Loïc Vadelorge

Je crois quil y a un vrai enjeu non seulement méthodologique, mais aussi épistémologique à voir comment on peut travailler sur les plans de manière pluridisciplinaire. Si l’on considère, nous historiens de la ville et des sociétés urbaines, que le plan est une représentation dont il faut se méfier a priori, on oublie peut-être de le considérer comme un objet produit par une société, par un contexte, un objet derrière lequel il y a des auteurs, des méthodes, mais aussi un collectif. Et ça, je pense que cest là où l’articulation entre lapproche de lhistoire de lart, de larchitecture et du paysage, lapproche de lhistoire urbaine peut être à un moment donné extrêmement féconde parce que les uns et les autres nont pas forcément les outils pour le faire. Prenons un exemple, je travaille actuellement sur la limite entre la Cité Universitaire de Paris et Gentilly et je trouve dans les archives beaucoup d’éléments graphiques. Ils sont là parce que les enquêteurs sociaux qui enquêtent sur ces populations quil faut expulser sont dans l’incapacité de décrire la nature du bâti et sont obligés de faire des croquis. Ils passent donc par des représentations graphiques et ces représentations graphiques ne correspondent pas du tout aux plans quon a de la Zone à l’époque. On croit bien voir la limite. Or la limite, sur place, on ne la voit pas, on ne peut pas la saisir et donc on utilise le dessin pour essayer de la saisir. Cest là tout l’intérêt de croiser les approches.

 

Diane Roussel

C’est toute la difficulté d’une familiarité qui semble établie et puis qui ne l’est pas.

 

Cédric Fériel

En 1668 quand Saint-Germain est intégré — c’est intéressant de dire intégré et non pas annexé — est-ce que c’est l’intégralité du territoire de Saint-Germain qui est intégré, y compris les espaces ruraux jusqu’à Vaugirard, ou bien uniquement ce qui est urbanisé et comment s’est posé la limite entre ce qui devient Paris et ce qui n’est plus Paris ?

 

Diane Roussel

Je ne saurais pas dire exactement, il faut se référer à l’article de Robert Descimon et Jean Nagle sur les quartiers parisiens « Les quartiers de Paris du Moyen Âge au XVIIIsiècle. Évolution d’un espace plurifonctionnel », Annales ESC, 1979. 34, p. 956-983. Cette vaste enquête traite de la définition et de l’évolution des quartiers, des entreprises de refonte des quartiers et du bornage (en particulier en 1638). A Paris aux XVIet XVIIsiècle, la Municipalité et la justice royale du Châtelet utilisent chacune leur propre découpage en quartiers, 16 quartiers de ville et 16 quartiers de police, qui n’ont pas les mêmes fonctions. La question des limites est cependant très difficile à résoudre car pendant longtemps l’espace des quartiers est un espace personnel, plutôt que géographique, défini par les hommes (quarteniers, dizainiers…) qui en ont la charge et les habitants.

Surtout, les sources ne permettent pas de cartographier avec précision ces découpages : René Pillorget et Jean de Viguerie, en 1970, qui ont étudié les archives municipales et des rôles fiscaux, ont montré que les limites entre les quartiers de ville ont changé au cours de l’Ancien Régime, sans pouvoir toujours localiser ces limites, et encore moins celles entre la ville et ce qui n’est plus elle.[2] Dans les représentations cartographiques proposées par R. Descimon et J. Nagle pour les années 1670-1680, le périmètre urbain constitué par le nouveau quartier de Saint-Germain-des-Prés apparaît très vaste et constitue un agrandissement considérable pour la rive gauche.

Nous pensons aujourd’hui l’espace comme nécessairement cartographiable : or, la possibilité de la représentation cartographique repose sur la manière dont on conçoit cette la notion d’espace à travers le temps.

 

Cédric Fériel

On parle de faubourg. Est-ce que ça a le même statut administratif qu’un village ?

 

Diane Roussel

Sous l’Ancien Régime, les statuts administratifs des espaces sont fonction des pouvoirs qui s’exercent (communauté d’habitants des paroisses rurales, Municipalité des villes, juridictions seigneuriales, royales…) et qui peuvent se superposer ou entrer en concurrence. Les différentes réformes administratives sont des réponses à la croissance urbaine  et expriment les nouveaux équilibres des pouvoirs à Paris – au profit du pouvoir royal exercé par le Châtelet (cf. art. Descimon et Nagle, 1979). Pour ce qui est des dénominations en usage, tout dépend des documents qu’on mobilise. Dans les documents officiels des différentes autorités (royale, parlement, municipale), on parle de « Paris et ses faubourgs », ce qui signale le lien entre les parties et la polarité qu’exerce la ville. La spécificité de Saint-Germain-des-Prés, c’est d’être un bourg sous l’autorité de l’abbaye, jalouse de ses prérogatives : les documents germanopratins stipulent « Saint Germain-des-Prés-lès-Paris », une spécificité liée à l’abbaye qui conserve des droits importants jusqu’en 1674 au moins, moment où les hautes justices parisiennes sont abolies et rattachées à la juridiction royale du Châtelet, étape supplémentaire dans l’uniformisation de l’espace « administratif » de la capitale.

 

Nathalie Roseau

Au sujet des plans. Dans le groupe IGP, on essaye de travailler l’interdisciplinarité des chercheurs qui recourent à l’histoire avec des points de vue différents. Comment est-ce que vous arrivez à faire dialoguer des approches historiques différentes ? Vous n’avez pas tellement parlé de la question de la construction, des réseaux, de l’invention des techniques.

 

Diane Roussel

Je suis partie d’une approche qui ne considérait pas l’espace comme prioritaire. Je viens à l’espace par d’autres biais, par l’histoire sociale et en particulier les archives judiciaires qui témoignent d’une certaine manière de vivre la ville. Et c’est pour ça que je suis moins à l’aise avec d’autres sources relatives aux formes matérielles ou plutôt techniques de la ville, qui appellent d’autres démarches.

 

Laurent Coudroy de Lille

Des sources qui peuvent donner une illusion de simplicité de globalité. Les plans ça semble toujours très facile, c’est aussi cela notre problème !

 

Diane Roussel

Je viens à l’espace par le social.

 

Loïc Vadelorge

Mais l’espace est très présent dans ton travail.

 

Diane Roussel

Oui, mais c’est un aboutissement. Dans le cas du siège de 1590 par exemple, les sources notariales sont un massif documentaire essentiel qui m’amènent à Noisy-le-Sec, Montreuil et d’autres villages franciliens, des endroits que je n’avais pas envisagés au départ.

 

Robert Muchembled

Un jour j’ai cherché à délimiter l’espace urbain d’Arras à la fin du Moyen Âge et à l’époque moderne et je me suis rendu compte que c’était totalement impossible. Il existe des plans, des images comme ceux qu’on vous a montrés, mais je me suis rendu compte qu’en fait la notion d’espace est une notion vécue, ce n’est pas une notion de plan. Par exemple, dans les villages de la région parisienne, chacun connait exactement les limites de son finage, mais on ne peut jamais le cartographier. On ne peut le trouver que dans les sources judiciaires, quand des petits bergers viennent raconter : « oui, j’étais à tel endroit en train de garder les bêtes quand les garçons de telle autre communauté sont arrivés, et on s’est battus », parce qu’il y a là une défense de l’espace vécu. Les gens ont une perception de leur espace. Il y a des limites visibles, comme une rivière, mais aussi des limites invisibles et le plan fait par un peintre ou un ingénieur ne connaît pas la perception des individus qui vivent sur cet espace. C’est pour ça qu’il est toujours très difficile, quand on regarde un plan, de trouver la limite d’un quartier, mais on peut la découvrir dans les archives judiciaires.

 

Frédéric Pousin

Pour expliciter la remarque que je faisais en parlant de représentation, je ne parlais pas de représentation iconographique nécessairement. Pour moi, la représentation c’est un dispositif qui peut faire jouer le texte et l’image.

J’avais une question à vous poser, Robert Muchembled, quand vous parliez de tout cet entreprenariat, comment ça se traduit dans l’espace ? Quelles formes ça peut prendre en termes d’usage, de configuration spatiale, de bâti ?

 

Robert Muchembled

Vous avez raison, cela s’appelle la proto-industrialisation, qui a été étudiée par de nombreux auteurs. La proto-industrialisation est un mouvement de capitaux ainsi que ses conséquences, par exemple pour produire du textile au village. C’est un vieux phénomène : toute une série de villages ont ainsi été transformés. Il y a un personnage qui amène des fonds dans un village. Là, il s’adresse à des gens qui ont un espace et à des gens qui ont un savoir-faire, ce qui peut avoir des incidences spatiales. Cela implique des arrivées d’argent, des arrivées d’objets et un système très compliqué dans lequel les producteurs sont rétribués, mais où les entrepreneurs s’arrangent pour les endetter sans cesse davantage afin qu’ils soient obligés de continuer un échange inégal où leur dette ne fait que croître. Il faut regarder la littérature sur la proto-industrialisation, à propos des villages ainsi transformés par l’intervention de ces entrepreneurs.

 

Diane Roussel

À propos de la spatialisation, on peut regarder comment on délimite une terre dans les archives notariales par exemple : « Je te vends un demi-arpent, en une ou deux pièces (morceaux), situées entre la parcelle de Jehan Machin et le chemin de Jehan Truc ». L’acte notarié fait une page recto-verso, remplie de détails de ce type grâce auxquels on sait exactement où se trouve l’arpent ou le demi-arpent en question, mais uniquement en fonction des autres propriétés et propriétaires. C’est assez vertigineux. L’espace est « vécu » comme l’a dit R. Muchembled. Sur ce point, l’article d’Hélène Noizet et Caroline Bourdet sur la banlieue de la fin du Moyen Âge au XVIIIest très intéressant.[3] Elles travaillent sur la notion de banlieue et montrent que la banlieue n’a pas changé dans son périmètre, mais qu’en revanche sa spatialité n’est plus la même. Au Moyen Âge, l’espace était délimité par un certain nombre de points, de localités qui faisaient espace. À la fin du XVIIIsiècle, on a une représentation plus surfacique de l’espace, qui correspond bien à l’idée d’une domination d’un centre sur un espace plus homogène. L’espace est le même, mais ce n’est plus le même.

 

Corinne Jaquand

Je voudrais insister sur ce moment de reconstruction des murailles et là, je parle en tant qu’architecte. Parce que ça a vraiment représenté un changement topographique dans la ville et un grand changement foncier. L’histoire de Paris ce n’est pas qu’une histoire d’extension et de fusion de la périphérie, mais aussi une histoire de ruptures et ces murailles ça a vraiment été un moment de rupture.

 

Diane Roussel

Là ce serait encore un autre type de travail. Il faudrait pouvoir travailler sur le parcellaire pour voir comment ça se passe vraiment.