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« Société civile organisée » et Grand Paris : L’exemple du Comité consultatif économique et social (CCES)

par Laurine Germani

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DOI

10.25580/IGP.2015.0004

Le 29 octobre 1963, aux termes d’une délibération du conseil d’administration (CA) du District de la région de Paris, le Comité consultatif économique et social (CCES) est créé sous l’impulsion de Paul Delouvrier, alors délégué général au District. Quatre ans plus tard, le décret du 25 novembre 1967 institutionnalise[1] ce Comité, composé de 55 membres, tous représentants de la société civile[2]. Le rôle dévolu au CCES est alors d’émettre, chaque année, des avis consultatifs sur les programmes pluriannuels d’équipement ainsi qu’à l’issue de saisines commandées par le délégué général, le CA ou le bureau du District.

Cette instance est alors unique en son genre : tout en étant impulsée par un organe émanant de l’État placé sous l’autorité directe du Premier ministre, elle réunit des individus qui siègent sans avoir été soumis à la volonté du suffrage universel, qui ne sont pas des experts et qui sont appelés à se prononcer sur les politiques publiques d’aménagement régional.

Le caractère inédit du CCES pousse à s’interroger sur la définition des notions généralement associées à ce type d’institution : la « participation », les « forces vives » et plus largement la « société civile ». Définir certes, mais aussi prendre la mesure de l’ambivalence de ces notions dans un contexte de maîtrise politique d’un territoire régional frappé « d’exception administrative »[3], et « marqué par une géographie politique singulière »[4].

Les membres du CCES y siègent en qualité de représentant de corps de métier, d’associations, de syndicats, etc.[5] mais jamais en tant qu’élu ou que représentant de l’État.

 

[ Voir Fig. 1 ]

 

Pourtant, appartenir à la « société civile » ne signifie pas automatiquement être un « citoyen ordinaire ». En effet, ce comité consultatif, composé de représentants de la « société civile », n’exclut pas pour autant les porteurs de mandats électifs ou les hauts fonctionnaires et parmi eux, d’anciens préfets. Leur présence tient à deux facteurs. Tout d’abord, elle est un moyen pour le gouvernement de contrôler le Comité en y plaçant des élus appartenant à la majorité au pouvoir. Par ailleurs, cela permet la filiation directe du CCES avec une association, le CORP[6] (ancien Comité d’action pour l’aménagement de la région parisienne ou CAREP), à laquelle adhéraient déjà certains élus du CA du District.

Nous préfèrerons l’usage du terme de « représentants socioprofessionnels » car il révèle la diversité de cette assemblée en atténuant autant que faire se peut l’illusion de neutralité des membres, que suggère le terme de « société civile ».

Pourquoi et comment participe-t-on et surtout qui participe au CCES ? Pourquoi le pouvoir gaulliste, symbole d’un État planificateur, accepte-t-il que le District, chargé d’aménager la région parisienne, se dote d’une assemblée consultative de représentants socioprofessionnels ? Est-ce un moyen de contrôler des personnalités influentes qui peuvent y être force de contestation ou le témoignage d’une volonté politique de faire participer des citoyens non-élus ?

Au-delà de ces interrogations, il faut souligner la singularité de la période et celle de l’espace : Paris et sa région sont le théâtre d’affrontements politiques importants tout au long du xxesiècle et ceux-ci s’accentuent dans les années 1960, notamment entre gaullistes et communistes. Les « forces vives » sont alors à considérer comme un moyen de renverser les rapports de force, ou contrairement aux apparences, d’apaiser les antagonismes.

Le général de Gaulle semble toujours avoir été attentif à la représentation politique des corps intermédiaires, en dépit d’une tradition républicaine et nationale qui se fonde depuis la Révolution sur la limitation de leurs pouvoirs[7]. Le terme de « corps intermédiaire » cède alors la place à celui de « société civile », adaptation moderne d’un vocabulaire connoté négativement surtout en raison du lourd héritage du régime de Vichy[8] qui est le « seul depuis 1791 à avoir revendiqué la notion de corporation et tenté de lui donner une réalité [faisant] peser des soupçons rétrospectifs sur l’ensemble des débats […] concernant la représentation des professions »[9]. Au-delà de la visée économique incarnée par la participation dans l’entreprise[10], la pensée gaulliste se tourne vers une participation non plus uniquement du salarié mais aussi du citoyen[11] : « la participation, hors de l’entreprise, relève d’une philosophie de l’émancipation et de la dignité de l’homme »[12].

La notion de « participation » prend un tournant dans le vocable gaulliste précisément à la fin de l’année 1967, au moment où le gouvernement Pompidou reconnaît par décret l’existence du CCES. Le général de Gaulle, dans son discours du 2 avril 1969, met en exergue le rôle central que peuvent prendre, selon lui, les « forces vives » dans la politique locale si la réforme du Sénat qu’il défend est adoptée. L’enjeu est celui d’une transformation sociétale inscrite en partie dans la volonté de participation :

« […] C’est beaucoup d’associer la représentation des activités productrices et les forces vives de notre peuple à toutes les mesures locales et législatives, concernant son existence et son développement […] Parce que la réforme fait partie intégrante de la participation qu’exige désormais l’équilibre de la société moderne. […] L’adopter, c’est faire un pas décisif sur le chemin qui doit nous mener au progrès dans l’ordre et dans la concorde en modifiant profondément nos rapports entre français. »[13]

En 1963, six ans avant le référendum de 1969, faire émerger auprès du District une assemblée qui comprend en majorité des individus issus du monde économique, qu’ils soient dirigeants ou salariés, peut être analysé comme une expérience de participation à l’échelle régionale, menant à une administration concertée du projet d’aménagement de la région. Dans une certaine mesure et malgré la pérennité de l’exception parisienne, l’expérience de 1963 préfigure la création des commissions de développement économique régional (Coder) via le décret du 14 mars 1964.

Le CCES : une création contestée

Le CCES fait partie, au moment de sa création, d’un ensemble cohérent appelé à devenir très vite le bras armé de la planification. Une dizaine d’années plus tard, il fera partie intégrante du système administratif régional[14] au même titre que les préfectures, les assemblées départementales et communales. Dans ce contexte, la « participation » s’inscrit dans un système associant des membres de la société civile et des représentants issus du suffrage universel, permettant de l’appréhender comme un enjeu majeur de légitimation du gaullisme.

Les comités d’expansion économiques régionaux, institués en 1954, dont le rôle est quasi-similaire à celui attribué au CCES, étaient composés à la fois d’élus et de représentants des « forces vives » permettant ce dialogue entre socioprofessionnels et élus. Or, en 1962, la région parisienne, exclue par définition de la politique de décentralisation industrielle, ne dispose pas de comité d’expansion. Dans ce contexte, le CORP, va être une source d’inquiétude pour le CA du District.

Cette association, qui existe depuis plusieurs années et regroupe notamment des professionnels, des représentants syndicaux ou des membres de collectivités locales qui ne sont pas représentés au CA du District[15], manifeste l’intention de se transformer pour pouvoir demander son agrément dans le cadre de la réglementation relative aux comités d’expansion économique. Cette année-là, le conseil d’administration du CAREP menace d’inscrire d’office dans ses statuts les membres du CA du District :

« […] le CAREP a saisi le District de son projet dans des formes qui furent peu appréciées, déclarant englober d’autorité les membres du Conseil d’Administration dans son organisation faute de recevoir un désaveu dans un temps déterminé. » [16]

Le gaulliste Pierre Brun, qui est à la fois vice-président du District[17] et membre du CORP, exprime ici le rapport de force que le CORP souhaite imposer au District, qui reste perçu par les élus locaux comme un organe technocratique, y compris au sein de la majorité. Maire du Châtelet-en-Brie durant plus de 40 ans (1929-1971), grand notable local[18], il préside l’Union des maires de Seine-et-Marne de 1959 à 1971. Il a présidé le conseil général de ce département, encore très rural (1953-1958) et sera conseiller général sans discontinuer jusqu’à son décès en 1976[19]. Au sein du District et dans ses divers autres mandats et fonctions, il représente un large territoire et des élus de toutes sensibilités, néanmoins marqués par un certain conservatisme. Pour lui, l’opportunité de pouvoir faire participer aux affaires régionales des personnalités (élus, notables, représentants des travailleurs…) implantées en Seine-et-Marne, est à saisir. Lors de la réunion du CA du District du 30 novembre 1962 qui a pour objet le projet de création « d’un comité d’organisation de la région parisienne », Pierre Brun affirme que l’organisation (le CORP) est en sommeil depuis plusieurs mois et se prononce en faveur des négociations avec ses membres « raisonnables » afin de mettre sur pied un comité plus restreint. Face à Pierre Brun et ses soutiens, nombre des membres du CA sont hostiles à la création de cette structure, arguant que le District se suffit à lui-même et que la mise en place de ce type de structure reviendrait à concéder des pouvoirs à des individus qui n’ont pas de légitimité démocratique :

« Le District estimait contestables, et l’objet même du CORP (qui recouvrait des missions normalement dévolues à des administrations, ou bien étant de sa compétence […]) et sa vocation générale qui lui permettait, en fait, des interventions dans des domaines les plus divers, contrairement à la règle de la spécialité des personnes morales. La composition du CORP offrait l’inconvénient d’être trop nombreuse (558 personnes), avec une répartition contestable […] Le District risquait de se voir ainsi mis rapidement dans une position inconfortable par la constitution de cette énorme machine. »[20]

Étant donné sa composition hétérogène et surtout potentiellement contestataire, le CORP constitue une menace éventuelle pour le jeune District. Pierre Brun estime qu’« il paraît essentiel d’éviter que cet organisme ne reçoive l’agrément officiel, avec des membres qui seraient, pour un quart, des représentants des collectivités locales en désaccord avec les membres du District. »[21] Cette position renvoie aux conflits profonds qui caractérisent les relations entre élus de la Seine et représentants du District. En témoigne l’échec du premier District fondé par Michel Debré en 1959 et rejeté entre autres par le conseil général de la Seine et les municipalités des communes suburbaines qui refusèrent que leurs représentants siègent dans cette nouvelle instance régionale « assimilée à une “super-administration” sans légitimité et portant atteinte à leur autonomie »[22]. Ainsi, Paul Delouvrier devra s’appuyer sur les élus de Seine-et-Marne et de Seine-et-Oise pour faire valoir la légitimité de son action. Ces éléments donnent à voir les différentes positions défendues par les membres du CA du District : il y a d’une part, les partisans de l’émergence d’un organisme permettant de juguler les débordements éventuels d’opposants au District dans une logique d’association de ces derniers ; d’autre part ceux qui estiment que les membres du CORP ne sont pas légitimes et qu’il faut leur signifier une fin de non-recevoir. L’absence d’enthousiasme est partagée par ces deux groupes : lors de son exposé au CA, le rapporteur chargé de l’examen du projet de création de comité consultatif[23], Jean Legaret, alors affilié au groupe des Républicains indépendants, qualifie cette création de « contre-mine » au projet du CORP.

« Nous ne sommes pas, je dois le dire – et je ne trahis aucun secret ni aucune pensée – enthousiasmés par cette création. […] c’est une contre-mine, […] comme toutes les contre-mines elle ne donne satisfaction à personne totalement. Mais elle évite certains inconvénients beaucoup plus graves. »[24]

Il n’en demeure pas moins que le Comité des présidents (réunion des présidents de commissions du District), Paul Delouvrier et plusieurs soutiens au sein du CA du District estiment que des avis formulés par un organisme tel que le CORP pourraient lui être très utiles. Malgré les réticences de certains élus, Delouvrier tranche dans une expression sans équivoque : « ne vaudrait-il pas mieux que ce comité soit créé par le District lui-même, ce qui constituerait une garantie de subordination ? »[25] On procède à un vote en CA le 17 mai 1963 sur l’opportunité de créer un Comité consultatif pour la région parisienne.

Ce vote, permet de faire émerger plusieurs tendances. D’abord, les élus communistes et socialistes qui votent tous contre le projet[26]. Parmi eux, le maire socialiste de Bondy, Maurice Coutrot (1945-1977), viscéralement opposé au District, qu’il juge destructeur pour les collectivités locales[27]. Lui et ses partisans voient dans le CCES « un petit appareil qui aura des responsabilités infiniment plus étendues et moins bégnines »[28] qu’annoncé et au sein duquel « les intérêts des collectivités ne sont pas représentés »[29]. Les termes de cette opposition traduisent la volonté de faire barrage à la superpuissance supposée du District. Le deuxième groupe qui se détache est plus hétérogène, c’est celui des élus gaullistes, et de « la droite gaulliste et de la droite non gaulliste »[30]. Aucun d’entre eux ne vote contre, mais certains s’abstiennent alors qu’on sait la proximité des rapports qu’ils entretiennent avec Paul Delouvrier ; c’est le cas notamment du maire UNR de Nogent-sur-Marne, Roland Nungesser, qui contre toute attente, ne se rallie pas. Les élus de Seine-et-Oise, quant à eux, votent tous pour[31], rejoints par Étienne de Véricourt et Jean Legaret qui siègent au conseil municipal de Paris, et Philibert Hoffmann, maire de Rosny-sous-Bois (1947-1964).

Par 9 voix pour, 7 contre et 10 abstentions, le CA du District adopte donc le principe de création d’un Conseil consultatif placé auprès du District.

À sa création, le CCES, qui dépend d’emblée matériellement et budgétairement du District[32], comprend 55 membres[33] : 12 sont des « personnalités qualifiées dans les domaines économique, social et culturel » (soit 20 % des membres) désignées par le CA du District[34] sur proposition du délégué général. Le reste se partage entre représentants des syndicats (15), représentants des activités économiques (15), représentants des grandes entreprises nationales (3), représentants « d’organismes ayant pour objet l’étude des problèmes économiques et sociaux de la Région de Paris » (7) ; représentants des professions libérales (3). Le système de nomination est paradoxalement peu contesté par les membres du CA du District. En effet, Paul Delouvrier favorise le consensus lors des discussions qui mènent à la constitution de la liste des organismes représentés et attache beaucoup d’importance au principe d’équité : chaque membre du CA du District est invité à faire des propositions pour désigner les organismes qu’il juge à même de faire partie du CCES. Il impose par ailleurs le principe d’une représentativité géographique permettant à tous les départements du District d’avoir le même nombre de représentants.

Le rôle du CCES dans la mise en œuvre du schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la région de Paris

Le 22 juin 1965, Paul Delouvrier, saisit le CCES sur le Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la région de Paris (le SDAURP)[35] qui vient d’être rendu public. L’étude de l’avis émis par le CCES sur le SDAURP permet de comprendre les difficultés auxquelles ont été confrontés les membres de l’assemblée aussi bien au regard des méthodes de travail qu’au prisme des influences diverses qui la traversent.

 

[ Voir Fig. 2 et 3 ]

 

Dans l’exposé des motifs de l’avis sur le SDAURP qu’il rend le 9 mars 1966, le CCES, s’interroge : « La liberté et la prospérité des habitants ne croissent pas nécessairement avec leur nombre et leur densité, mais sont aussi fonction de leur conscience de participer aux décisions qui concernent leur destin. »[36] La question démographique est essentielle dans l’argumentaire du SDAURP qui tente d’enrayer le développement anarchique en « tâche d’huile » caractérisant la région parisienne et souhaite pallier une augmentation de la population évaluée à 14 millions d’habitants en l’an 2000[37]. Les notions de « liberté » et de « prospérité » des habitants, qui rejoignent l’idée d’une meilleure qualité de vie et comptent parmi les objectifs affichés dès le départ dans le Schéma directeur, ont fait débat au CCES lors des réunions de la commission chargée de son examen. Les discussions ont duré de juin 1965 à mars 1966[38], soulevant des questions fondamentales sur les objectifs du SDAURP. À plusieurs reprises, des échanges vifs ont ponctué les réunions, opposant les partisans d’une région où le bien-être des habitants et l’égalité en termes d’accès aux infrastructures et aux services publics seraient les maîtres mots et ceux d’une région économiquement puissante et dont le rayonnement puisse être international. En filigrane de cette citation apparaît la notion de participation des habitants, point très sensible au cours des discussions de la commission, opposant souvent syndicalistes et représentants des grandes entreprises ou des Chambres de commerce et d’industrie, les premiers souhaitant une participation étendue au plus grand nombre, les autres défendant une consultation des habitants limitée, voire inexistante.

Tous les organismes représentés au CCES ont été consultés « à défaut d’avoir disposé du temps nécessaire pour réaliser une large consultation des habitants de la région »[39]. Le président du CCES semble ici déplorer l’absence de consultation large et organisée. Dans les faits, Paul Delouvrier n’a jamais souhaité la consultation des habitants, estimant que les sondages d’opinion sur le Livre blanc[40] étaient suffisants[41]. Pourtant, le délégué général au District s’est toujours défendu du manque de concertation qui lui a été reproché dans l’élaboration du SDAURP :

« […] au total cent vingt personnes […] sollicitèrent pendant neuf mois les avis des mille trois cent cinq maires de la région. Ceux-ci en ont parlé à leurs vingt mille conseillers municipaux, aux conseillers généraux des huit départements, à environ cent cinquante organismes économiques, sociaux, syndicaux, professionnels, culturels, aux fédérations du commerce et de l’industrie, tant patronales qu’ouvrières, aux professions libérales, aux étudiants… Tout ce monde fut prié de faire connaître ses observations […] Aucun plan d’urbanisme n’a jamais été adopté après avoir été soumis avec autant de soin aux feux de la critique, aux sentiments de l’opinion, aux jugements de spécialistes, comme à ceux de “l’honnête homme”. »[42]

En vérité, les travaux du CCES sur l’avis concernant le SDAURP ont toujours été sous contrôle du District. À chacune des réunions de la commission ad hoc du CCES chargée d’examiner le SDAURP, le délégué général, ou à défaut l’un de ses proches collaborateurs (Jean Millier ou Michel Piquard[43]) étaient présents et participaient au même titre que n’importe quel membre du Comité[44]. D’autre part, le déroulé des travaux de la commission ad hoc créée lors de la saisine par le délégué général, a été dicté par le député-maire gaulliste de Nogent-sur-Marne, Roland Nungesser, au titre de responsable de la Commission des plans, programmes et projets du District qu’il présida et de rapporteur général du Schéma directeur.

« D’une part, dans un souci d’efficacité, il faut travailler rapidement […] il convient de mener nos travaux sans précipitation excessive, afin que nos avis ne puissent apparaître comme insuffisamment étudiés et qu’autant que possible ils ne fassent pas ressortir de divergence d’opinion fondamentale. […] M. NUNGESSER […] pour arriver à ce but considère que les deux Commissions chargées de l’examen du Schéma Directeur doivent travailler en coopération étroite et non pas parallèlement. […] afin d’éviter qu’à l’extérieur on se fasse une image trop confuse des structures du District. »[45]

L’avis du CA du District sur le SDAURP (Michel Boscher, maire d’Évry, en est le rapporteur) et l’avis du CCES ont effectivement été rédigés de manière concomitante, selon le désir de Roland Nungesser. Toujours selon la volonté du maire de Nogent, le travail de la commission SDAURP comportait plusieurs étapes :

– D’abord une commission ad hoc chargée d’examiner le SDAURP et de rédiger un avis dessus, est créée. Elle doit organiser la consultation de divers organismes par le biais des membres du Ceser. 156 organismes au total dont la liste a été dressée par le Bureau de la commission SDAURP, ont rendu un avis. Ils ont créé des commissions de travail, des groupes d’études internes pour ensuite transmettre le résultat de leurs réflexions à la commission ad hoc SDAURP, qui en a fait une synthèse ;

– Ensuite la constitution de groupes de travail au sein de la commission[46] répartis ainsi : groupe emploi, groupe perspectives démographiques, groupe axes d’urbanisation, groupe choix et localisation des villes nouvelles ;

Dans le même temps, on fait procéder à l’examen par les autres commissions des parties du SDAURP qui les concernent ;

– La commission ad hoc SDAURP est renforcée au moyen de la désignation de cinq membres cooptés censés apporter leur expertise. Ils sont désignés sur proposition des membres du bureau de la commission ;

– 12 entretiens avec des personnalités compétentes sont prévus. Dans les faits, seules cinq auditions[47] ont été réalisées par les membres de la commission SDAURP du CCES et trois autres par le District. Dans la continuité d’une logique de contrôle, Roland Nungesser et à plusieurs reprises Paul Delouvrier, étaient présents et participaient aux différentes auditions menées au sein de la commission SDAURP, allant jusqu’à les contrer ou les censurer dans certains cas[48]. Les auditions de politiques ou d’experts ont été réalisées par la Commission des plans, programmes et projets du District, présidée par Roland Nungesser.

L’énergie et le temps consacrés par le District à influencer positivement l’avis rendu par le CCES s’expliquent par le fait qu’au cours de la consultation, d’autres organismes émettent de vives critiques à l’égard du projet. À titre d’exemple, le 10 décembre 1965, le Conseil général de Paris donne une égalité parfaite entre les partisans et les opposants au projet : 73 voix pour (centristes et UNR), 73 voix contre (socialistes et communistes)[49]. L’union des maires de la Seine, dans une circulaire communiquée au président du CCES le 22 novembre 1965, exprime ses réticences face à ce projet d’ampleur, dénonçant un outil de plus au service de la planification et ayant requis les avis d’organisations, surtout patronales, dont « la qualification est parfois douteuse » :

« Le Schéma, […] le rapport général sur le Ve Plan, et le rapport sur la régionalisation du budget de 1966, […] la synthèse de ces textes fait apparaître le Schéma directeur parisien comme une pièce maîtresse d’un ensemble complexe qui paraît destiné à permettre à la technocratie de prendre en main tous les stades de l’aménagement du territoire de la conception à la réalisation. […] Certains de nos collègues estiment à ce propos que le but réel du schéma […] est de rallier les adhésions de principe d’organismes aussi nombreux que possible afin de « court-circuiter » les élus locaux. Ces collègues font remarquer que M. DELOUVRIER […] a en effet sollicité l’avis des organisations les plus diverses et dont la qualification est parfois douteuse. »[50]

Sur les 156 organismes consultés, on trouve les Chambres de commerce et d’industrie (CCI) des départements parisiens, les Chambres des métiers, divers groupements patronaux, des associations de salariés dans tel ou tel domaine (artisanat notamment), des syndicats mais aussi l’association des propriétaires privés d’avion, dont le siège est situé dans le 16e arrondissement de Paris, et dont l’apport dans un projet tel que le SDAURP n’est pas évident. On trouve aussi, les Éclaireurs de France (association de scoutisme), les Scouts et guides de France et le Grand Orient de France, ainsi que la Grande Loge de France, les deux groupements de franc-maçonnerie parmi les plus importants du pays[51]. Les deux loges maçonniques sont sollicitées par le CCES de manière totalement officielle, et chacune répond[52]. Les archives disponibles ne mentionnent pas le nom du membre du CCES chargé de recueillir l’avis des loges, seule la mention « consultation directe » est faite, alors que pour tous les autres organismes, le nom d’un membre du CCES est mentionné, comme étant le relais entre l’institution et le groupe consulté.

Le CCES et le SDAURP : un avis fléché ?

Ses origines (création par et au service du District) et sa revendication d’être l’unique outil de participation de la société civile à la politique de la région de Paris, positionnent le CCES comme une caution à l’édifice de la planification. L’institution est en effet placée au cœur d’un système complexe alliant pouvoirs et luttes d’influences. Dans cette configuration, on peut s’interroger sur les conditions et les modalités de sa création ainsi que sur son fonctionnement en lien direct avec le District. Ne constituent-ils pas une entrave à son caractère apolitique affiché et dans quelle mesure les membres du CCES sont-ils en capacité d’exercer une liberté de critique ?

Parce qu’il est composé d’individus désignés non pas en tant qu’élus mais en tant que représentants des « forces vives de la Nation », le CCES reflète l’intérêt des organismes mais aussi des cercles d’influences qui gravitent autour de lui.

Le rapporteur désigné pour l’avis sur le SDAURP, Gilbert Gauer, secrétaire général du Conseil national des économies régionales (CNER)[53], siège au CCES à ce titre. Gauer est à cette date, adjoint au maire UNR de Meudon, René Leduc, ce qui rappelle que le CCES n’est pas fermé aux représentants socioprofessionnels porteurs de mandats électifs. Gilbert Gauer devînt d’ailleurs maire de Meudon en 1971, ce qui ne lui fît pas perdre son siège au CCES ; c’est même lui qui fut rapporteur en février 1976 des travaux sur la mise à jour du SDAURP en 1975.

Le CNER a vocation à rassembler les comités d’expansion économiques en région luttant pour leur indépendance par rapport à l’État aménageur des débuts de la Ve République[54]. Cette nomination n’est pas anodine car Gilbert Gauer est un ardent défenseur de la cause régionale, comme en témoigne son adhésion à La Fédération dès 1946. Créée le 15 octobre 1944, d’abord très marquée à droite[55], La Fédération est un mouvement pro-européen, décentralisateur aux influences diverses : différents courants politiques de la droite libérale et du centre démocrate-chrétien vont s’y associer progressivement. On y trouvera également plusieurs personnalités de gauche[56] pour aboutir à un mélange dans la tradition régionaliste du début du xxe siècle. Ce fédéralisme impose de nouvelles règles de répartition des fonctions et des responsabilités : « Ce qui est communal à la commune, ce qui est régional à la région, ce qui est national à la nation »[57], rappel du mot d’ordre du Programme de Nancy (1865). La Fédération s’attache à organiser des groupes de réflexion sur les problèmes économiques, politiques et sociaux, en se rapprochant des élites économiques et politiques régionales. C’est d’ailleurs cette organisation qui a permis, en 1947, la publication de l’ouvrage polémique de Jean-François Gravier, Paris et le désert français. Gilbert Gauer en tant que membre du Bureau de la commission chargée d’examiner le Schéma, a proposé d’auditionner Gravier, qui vient d’achever son mandat au Conseil économique et social installé au palais d’Iéna. Il a aussi proposé, sans succès, l’audition d’Eugène Claudius-Petit[58], qui n’est pas adhérent à la Fédération mais qui a été séduit par la thèse de Gravier, le citant à plusieurs reprises à la tribune de l’Assemblée nationale quelques années plus tôt[59].

La Fédération, en diffusant à l’échelon local, régional et national de nouvelles formes d’organisation, en suscitant des débats dans divers cercles sociaux, apparaît comme une organisation politique clé pour comprendre l’inscription à l’agenda politique de certaines questions institutionnelles dans l’immédiat après-guerre, comme la construction européenne ou la question régionale[60] : « la Fédération fonctionne à la fois comme un centre de réflexion doctrinal et comme une structure d’action politique visant à influencer certaines décisions politiques »[61].

L’attachement au développement régional et le rejet du gigantisme parisien, ont-ils influencé la position du rapporteur dans son travail final sur le SDAURP ?

Dans l’avis du CCES rendu en mars 1966, plusieurs mises en garde sont formulées, avec une idée directrice : si la nécessité d’équiper et de développer la région parisienne est acceptée, certains principes doivent être respectés. Premièrement, la conception graviériste qui sous-tend depuis les années 1940 la politique d’aménagement du territoire, ne doit pas être remise en cause. Il faut persister à concentrer les efforts sur les autres régions, au détriment, si nécessaire, de la région parisienne : « Que l’aménagement du territoire français soit énergiquement poursuivi, l’expansion des métropoles d’équilibre et des autres régions françaises devant être plus forte que celle de la région de Paris »[62]. Ce dogme de la DATAR est explicitement repris par Delouvrier et les rédacteurs du SDAURP. Deuxièmement, les membres du CCES estiment que l’évolution démographique de la région parisienne exige un important accroissement des métropoles d’équilibre et des villes de la grande couronne du bassin parisien, ce qui est d’ailleurs affirmé sans ambiguïté dans la première partie du SDAURP. Paul Delouvrier n’a jamais dissimulé son attachement initial aux thèses de Gravier[63]. Ce qui est étonnant, c’est que les représentants socio-professionnels de la région parisienne acceptent cette posture, l’absence de résistance sur ce point rappelle que l’influence gaulliste est omniprésente au sein du Comité, ce qui passe à cette époque par une forme d’allégeance à la politique d’aménagement du territoire portée par un autre délégué général, Olivier Guichard.

Pour finir, le CCES avance une position très tranchée en ce qui concerne les villes nouvelles : le Comité insiste sur le renforcement de certaines d’entre elles, qui s’appuient sur des villes déjà existantes, tout en acceptant que d’autres doivent être aménagées rapidement et « en discontinuité avec l’agglomération parisienne »[64]. Le CCES prend ici clairement position pour la prolongation de la politique des grands ensembles et des ZUP en affichant le caractère urbain des villes nouvelles, faisant d’elles « de véritables centres secondaires de la région parisienne. » Il s’agit donc d’entériner la conception polycentrique de l’aménagement régional, portée par le District.

Représentants des habitants de la région parisienne, les membres du CCES sont aussi nommés en fonction de leurs lieux de résidence et nombre d’entre eux sont concernés de près ou de loin par au moins une ville nouvelle. Les installations en infrastructures de transports, en emplois, en équipements publics que représentent les projets de villes nouvelles sont pour beaucoup une aubaine pour le développement de leur commune ou de leur département. Le CCES, dans son avis, estime que le SDAURP doit prévoir « plus largement les surfaces nécessaires à l’aménagement des zones réservées à l’industrie, tout en accordant la priorité aux activités les plus génératrices d’emploi » et que des larges zones d’activité soient prévues pour chacune des villes nouvelles. Au cours des débats de la commission ad hoc SDAURP, les membres résidant à l’Est de la région et ceux à l’Ouest s’affrontent régulièrement. Ceux de l’Est estiment être relégués au second plan sur divers aspects du Schéma, notamment concernant les emplois. La question épineuse et déjà problématique du « rééquilibrage à l’Est » déchaîne les passions lors des réunions de la commission, sans pour autant passer l’épreuve du vote : les deux amendements proposés par la CGT à l’avis rédigé par Gilbert Gauer sur ce point ont été rejetés.

Au-delà de celles déjà évoquées, les demandes les plus emblématiques de la position du CCES sur le SDAURP s’inscrivent dans la continuité d’autres travaux du Comité. En 1965[65], Gilbert Gauer rend un avis concernant la modification de la législation sur les primes et redevances et sur les incitations financières, de façon à assurer le desserrement du centre de l’agglomération et l’implantation d’entreprises tant à proximité des villes nouvelles que dans les zones préconisées par le CCES ; ces positions sont réaffirmées dans l’avis sur le SDAURP.

Comme il le rappelle de manière quasi-systématique dans ses documents officiels, le CCES se prononce dans l’avis sur le SDAURP pour une plus grande collaboration et une plus grande place pour la participation :

« Le CCES souhaite : que la collaboration des élus, des forces économiques et sociales avec l’Administration, à toutes les étapes des études et de la mise en œuvre du schéma directeur, sauvegarde et renforce les structures démocratiques de l’agglomération. Mais souligne que pour que cette participation soit efficace, il est indispensable d’informer l’opinion, d’éduquer la population, d’étudier les moyens pour qu’elle s’exprime largement, conditions nécessaires au succès du schéma directeur. »[66]

En somme, le desserrement urbain, la délocalisation d’emplois de Paris vers son territoire péri-urbain et la province d’une part, et la question de l’association future des habitants[67] d’autre part, sont les lignes de force défendues dans l’avis sur le SDAURP rendu par le CCES.

La création du CCES constitue une expérience d’association des « forces vives » pour le pouvoir gaulliste. Pourtant les premières années de cette expérience demeurent mitigées : Paris et sa région ne disposent pas de Comité d’expansion économique et son CCES reste sous l’influence des élus de la majorité. La différence manifeste entre ce que doit être le CCES pour l’opinion et la réalité des membres qui le composent, fait peser sur lui des soupçons de partialité évidents. Il n’en demeure pas moins que l’expérience est inédite et que l’avis sur le SDAURP est le résultat d’un consensus entre des individus issus d’univers et de sensibilités bien différentes.

Pour saisir ses origines et son fonctionnement, il convient d’appréhender le CCES comme l’une des pièces d’un ensemble complexe qui se met en place de la fin des années 1950 à la fin des années 1970. Dès 1959, c’est un arsenal au service de la planification qui est façonné : création de l’Institut d’aménagement et d’urbanisme de la région parisienne en 1959 (ingénierie), mise en place du District en 1961 (planification), de l’Agence foncière et technique de la région parisienne en 1962 (maîtrise du foncier) et de la réforme départementale de 1964. Le CCES est un appui supplémentaire au District dans sa mission de transformation de la région. Paul Delouvrier en a besoin d’abord en qualité de relais dans l’opinion ; à la fois ascendant et descendant.

Dans le cas du SDAURP de 1965, le Comité constitue un alibi qui permet de donner du crédit à un Schéma parfois contesté. La temporalité parle d’elle-même dans l’exemple que nous avons traité : l’avis du CCES est sollicité sur le SDAURP au moment où il est rendu public, alors que son élaboration aurait pu faire l’objet d’une saisine dès la fin de l’année 1964. En effet, le 26 novembre 1964, un conseil restreint présidé par le général de Gaulle décide de prendre en considération ce Schéma. Bien que traversé par des cercles d’influence proches du gaullisme, le CCES n’a pas été invité à partager le secret de l’élaboration.

Néanmoins, si l’on observe la méthodologie adoptée pour aboutir à cet avis, notamment la consultation de 156 organismes, aurait-il été raisonnable de diffuser des informations de manière aussi élargie, prenant ainsi le risque de la spéculation foncière dans certaines zones désignées par le Schéma ? Le dilemme de Paul Delouvrier portait sur la gestion du besoin de légitimation passant nécessairement par une consultation (bien que restreinte et sous contrôle) et du risque de divulgation d’informations mettant en danger la bonne mise en œuvre du Schéma. En effet, la modification des procédures de ZAD ne sera votée qu’en juillet 1965.

Partie intégrante du projet gaulliste de rénovation de l’État, la participation des représentants socioprofessionnels va dans le sens de son projet de décentralisation régionale et de réforme du Sénat qui échoue au référendum de 1969. Malgré cet échec, le CCES parisien est le modèle utilisé pour la création en 1972 des Comités économiques et sociaux régionaux (CESR) dans chaque région française. La survivance de cette institution invite à se questionner sur ses capacités d’évolution et d’adaptation à la disparition du District, à la création d’une administration régionale, aux lois de décentralisation et à l’élection au suffrage universel direct en 1986 des représentants de la région-capitale.

Figures et illustrations

Figure 1 :

Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la région de Paris. Tome 2 : Avis et rapport du Comité d’aménagement de la région parisienne et du Comité consultatif économique et social de la région de Paris, Archives régionales d’Île-de-France, D1210, 1966. © AR IdF

Figure 2 :

Lettre de saisine de Paul Delouvrier présentée lors de la séance plénière du CCES, 22 juin 1965, Archives du Conseil économique, social et environnemental régional, compte rendu analytique des séances, volume relié, 1965. © Archives du Ceser

Figure 3 :

Gilbert Gauer en 1964, Archives du Conseil économique, social et environnemental régional, notices de renseignements, anciens membres du CCES. © Archives du Ceser