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© Inventer le Grand Paris
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Introduction

par Loïc Vadelorge et Laurent Coudroy de Lille

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https://www.inventerlegrandparis.fr/link/?id=601

DOI

10.25580/IGP.2018.0008

Le Grand Paris au prisme de la longue durée

Le programme de recherche « Inventer le Grand Paris » s’est pour l’essentiel focalisé sur un long XXe siècle courant des années 1890-1910 aux années 2000. Si des références au XIXe siècle sont régulièrement utilisées, on a ignoré l’histoire de la capitale et de l’Ile-de-France sur la longue durée. Il s’agira ici de remonter jusqu’au Paris d’Henri IV et en embrassant les liens entre Paris et ses « environs » jusqu’aux débuts de la Révolution industrielle et politique du XVIIIe siècle.

 

Géohistoire de longue durée et territoires du Grand Paris

« De tous temps, les environs de Paris eurent un aspect animé et vivant qui manqua toujours à Rome, qui manque même encore maintenant à Berlin. Aujourd’hui, c’est la ville cependant qui est le foyer d’émission de cette avant-garde de maisons, la précédant comme une armée en marche qui envahit la plaine, escalade les hauteurs, submerge des collines entières [1]». La description que Paul Vidal de La Blache fait dans le Tableau de la géographie de la France en 1903 situe le fait parisien dans son contexte régional. S’il souscrit en cela aux méthodes classiques de l’école française de géographie consistant à situer toute ville dans son site géographique,  ce « tableau » insite aussi sur l’exceptionnalité du phénomène urbain en question. Animé d’une force hors norme, Paris est cette ville dévore donc son site. Lequel site a, par son caractère « animé » et comme déjà touché par la vitalité de la capitale, prépare en quelques sortes à cette absorption… Ce « Grand Paris » intemporel réalise une osmose dynamique entre la ville et son pourtour.

Pour orientée qu’elle nous paraisse, cette construction fonctionne à différentes échelles : ce sous-chapitre sur Paris est inclus dans un chapitre qui élargit la focale en englobant « Les pays autour de Paris » (Brie, la vallée de l’Oise, le Vexin et le sud de la Seine); il y est par exemple question du « cirque parisien ». Ce chapitre est lui-même inclus dans un cadre plus large qui étudie tout le « bassin parisien » avec un passage important sur le lien de Paris avec la Loire, un autre sur l’amont de Paris, un autre encore sur la partie occidentale du bassin parisien. Vidal de La Blache place donc, de proche en proche, le fait parisien dans une construction concentrique à différentes échelles, renvoyant à une conception de l’espace français voir au-delà. La permanence des données géographiques  prpres à Paris, renforcée par la persistance du rôle de la capitale, peut justifier une approche du Grand Paris sur la longue durée.

Fernand Braudel aura à ce propos une belle expression : la « ville-ville n’échappe jamais à son espace ». Même si L’identité de la France consacre peu de place à Paris, il y interpelle ainsi son lecteur : « Remarquez que la dictature matérielle de Paris, qui ne s’exerce en gros que sur le bassin parisien, entre la Manche et la Loire, la Picardie, la Lorraine et la Normandie pour ne pas trop en dire des confins armoricains »[2]. La fomule restructive « ne s’exerce […] que » résonne étrangement quand on saisit l’ampleur de l’espace considéré… Le Grand Paris de l’époque modere serait-il ce Bassin parisien d’autant plus tyrannisé par la capitale qui en occupe le centre que celle-ci se trouve frustrée dans ses aspirations territoriales plus larges ? Braudel compare ici implicitement l’emprise parisienne à celles de « villes mondes » qui l’ont intéressé beaucoup plus… Si nous le suivonsn fait-il voir voir dans le cofinement terrestre de l’influence parisienne les raisons de cet absolutisme spatial ?

Au-delà de ces considérations dont on pourrait discuter, ce que Braudel appelle la « ville-ville » (Paris au sens « urbain » du terme) se trouve nécessairement flanqué d’une région dominée, ou du moins d’un territoire d’influence non partagée plus ou moins étendu. S’il existe, le Grand Paris moderne doit tenir compte de ces réalités. C’est à travers ces considérations que l’on peut aborder la notion de contado parisien tel que la propose Robert Muchembled comme possible antécédent du Grand Paris d’aujourd’hui.

 

Pour une histoire sociale, économique et matérielle du Grand Paris

Parmi les intérêts nombreux du Grand Paris de Robert Muchembled,[3]il y a la question de la grille d’entrée économique et même matérielle qui est mise en avant et qui questionne le Programme IGP, fondé pour l’essentiel sur des entrées urbanistiques (l’histoire de l’aménagement de la métropole parisienne via les plans et les projets) et politiques (l’histoire de la gouvernance métropolitaine).

Si les titres des chapitres ne sont pas toujours aisément lisibles au premier abord, la démarche de l’enquête est parfaitement cohérente et assumée. Le Grand Paris étudié est moins celui rêvé par les urbanistes ou les architectes – il y en eu à l’époque de Claude Perrault puis de Claude-Nicolas Ledoux –  que celui vécu par les hommes et les femmes qui vivaient pour et par la capitale. Robert Muchembled étudie dans cette synthèse unique la « fabrique ordinaire »[4]du Grand Paris. Il ne s’agit pas seulement de la production de la forme urbaine, du bâti et de son extension aux différents cercles de l’agglomération, mais plutôt des sociétés urbaines grand-parisiennes et de la manière dont elles « s’urbanisent » au sens culturel du terme c’est-à-dire comment elles s’adaptent à la croissance économique de la Ville. Il s’agit aussi ici d’étudier la manière de vivre dans un cadre urbain, autour d’un cadre urbain et à partir d’un cadre urbain. C’est à dire finalement la manière dont les sociétés rurales (« péri-urbaines ») du Grand Paris, à une époque plus ancienne, se sont adaptées à la croissance de la ville. Du point de vue historiographique, ce livre invite à produire une histoire sociale et culturelle du Grand Paris qui reste très largement à écrire pour des périodes plus récentes.

Le projet de recherche est en effet gigantesque et fait frémir l’historien des mondes contemporains. Comment pourrait-on saisir aujourd’hui dans un même livre, les mariages et les enterrements, l’évolution culturale et culturelle, la mode, le langage, le sexe, les clochers la gestion des grands domaines de proche ou de plus lointaine banlieue dont on sait l’impact sur l’aménagement futur ? Tout est intéressant dans l’absolu mais tout ne résonne pas forcément de la même manière pour les chercheurs du XXsiècle.

L’une des grilles stimulantes de l’analyse est celle du métabolisme. Rappelons que ce terme, qui vient de la chimie est employé par certains historiens de Paris comme Sabine Barles pour rendre compte de ce qui sous-tend l’économie de la gestion technique de la ville au XIXsiècle.[5]Le terme peut être étendu à la gestion globale des flux urbains et des échanges économiques, qui sont sans aucun doute plus présents dans l’espace urbain (portes, places de marchés, halles centrales) à l’époque moderne qu’à notre époque (Rungis, grandes zones de stockage périphériques). Il est dés lors intéressant d’appréhender la métaphore du métabolisme dans sa totalité : « En chimie, le métabolisme c’est l’ensemble des réactions qui se déroulent au sein d’un être vivant pour lui permettre notamment de se maintenir en vie, de se reproduire, de se développer et de répondre aux stimuli de son environnement. Certaines de ces réactions chimiques se déroulent en dehors des cellules de l’organisme, comme la digestion ou le transport de substances entre cellules. Cependant, la plupart de ces réactions ont lieu dans les cellules elles-mêmes et constituent le métabolisme intermédiaire».[6]Cette proposition pourrait facilement qualifier plusieurs passages du livre de Robert Muchembled où l’on analyse le fonctionnement du Grand Paris à partir de la place d’une « cellule habitée » : les murs à pêches de Bagnolet et Montreuil, les mariages de Gonesse, les investissements fonciers de Viarmes…

Une autre grille stimulante est celle de la fabrication sur la longue durée des structures foncières du Grand Paris. L’expansion de la « coutume parisienne niveleuse », c’est-à-dire la division équitable de la propriété foncière entre les héritiers, est l’un des fils conducteurs de l’ouvrage. Il déclenche à la fois l’égalitarisme culturel et l’entreprenariat, au point qu’on se demande en relisant la conclusion signée depuis New York, si la Démocratie en Amérique n’aurait pas un peu déteint sur le Grand Paris de l’époque moderne. Self made men, les ruraux du Grand Paris, vraiment ? Quoiqu’il en soit, la démonstration bouscule un peu nos idées reçues sur les grands domaines fonciers du Grand Paris. Pour ceux qui travaillent sur les villes nouvelles de la seconde moitié du XXe siècle, s’il y eut effectivement des grandes fermes et des grands domaines (Le domaine Menier, la Ferme du Buisson à Noisiel) qui favorisèrent le démarrage des grandes ZAC, il y eut aussi des terres maraîchères (à Cergy par exemple) au parcellaire complexe qui détermina pour partie l’aménagement.

La deuxième partie de la séance sera consacrée à la présentation des recherches de Diane Roussel [7]sur Paris au XVIesiècle. Elle travaille à partir de la question des marges, des frontières, des portes sur ce qui se joue dans ces espaces particuliers dans les relations entre les groupes sociaux.[8] On retrouve ici la perspective de Bernard Lepetit sur la ville comme cadre d’étude des rapports sociaux, comme objet de réglementation, de contrôle social et comme sujet, puisque la qualité des espaces contribue à reconfigurer les jeux sociaux.[9] Là encore, les marges et les points de passage délivrent des archives qui permettent de saisir les sociétés urbaines du Grand Paris. Il s’agit des zones de conflit, de contact et d’enregistrement des flux et des rixes très précieuses pour les historiens.

 

Les positions de l’urbanisme naissant

La notion de Grand Paris a émergé du mouvement urbaniste français qui, né à la Belle Époque, s’épanouit et s’institutionnalise dans l’entre-deux-guerres. Mais, tout comme la géographie vidalienne qui lui est contemporaine, ce mouvement n’ignore pas l’histoire longue de Paris et de son territoire. Ainsi, le « rapport Bonnier-Poëte » de 1913 consacre la moitié de ses pages à l’histoire parisienne avant l’haussmannisation[10]. Si les « considérations historiques » de Marcel Poëte, qui constituent le premier volume, insistent évidemment sur cette approche de longue durée que l’on retrouvera dans toute l’oeuvre du chartiste et théoricien de l’urbanisme que fut Poëte, la moitié des « considérations techniques »  du second volume, attribuées à l’architecte-urbaniste Louis Bonnier, sont aussi consacrées aux antécédents de long terme. Le dix-neuvième siècle et l’épisode haussmannien constituent la véritable rupture de l’histoire d’une capitale dont le devenir ne peut se concevoir que dans un temps long.

La vision que les urbanistes construisent dès les débuts de la notion de Grand Paris n’est donc pas réduite à leur siècle. Il nous faut ici différencier deux aspects : les enjeux prores à l’extension de Paris et ceux relatifs aux rapports que la ville (« ville-ville » dirait Braudel) entretient avec ses périphéries.

Sur le premier point, rappelons, l’article fondateur de Maurice Halbwachs de 1920[11]. Le sociologue y explique que le contrôle de l’extension urbaine s’est fait très difficilement à Paris avant le XIXe siècle. Les rois de France qui auraient voulu limiter la croissance des faubourgs et borner l’extension d’une capitale si essentielle dans leur souveraineté, n’y sont pas parvenu. Halbwachs applique à  cette période -celle que nous pouvons aujourd’hui qualifier de « moderne »- le regard qu’il a porté sur l’haussmannisation[12], à savoir, que le processus urbain et sa régulation ne sont pas le fait du prince, mais résultent de forces socio-économiques et de besoins sociaux. Si Halbwachs prend à ce moment ses distances avec le mouvement urbaniste pur se consacrer à une carrière universitaire classique, son approche donne à comprendre comment les questions posées par le Grand Paris recoupent dès ses origines celles de la banlieue, elles aussi bien repérées à travers les écrits des urbanistes[13].

Ces quelques références montrent comment le Grand Paris tel que posé à ses origines par les urbanistes fait écho à celui que Robert Muchembled a exploré pour la période moderne. Campagnes « dominées, colonisées, avec une société rurale à deux vitesses », territoire qui « prépare l’avènement d’un nouveau système industriel, d’un univers périphérique et banlieusard construit économiquement au bénéfice du centre [14]» ? S’il s’est attaqué au système de domination dont la banlieue est à la fois le symptôme, le produit et l’enjeu, le mouvement urbaniste, oubliera cependant la troisième couronne, c’est-à-dire l’espace rural « parisien ». La percée dans cette direction que fait par exemple le Plan régional ou « plan Prost » de 1934 en étendant le rayon du plan régional à 35 km est une parenthèse assez exceptionnelle.

Nous pouvons considérer que c’est donc ce regard urbano-centré qui nous est donné d’interroger aujourd’hui. Ces questions sont d’autant plus intéressantes aujourd’hui que la région Île de France s’intéresse (infin) à son espace rural.