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© S. Rouelle / Mairie de Paris-Comité d’histoire de la Ville de Paris
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L’invention de la métropole de Lyon par la planification stratégique, entre intérêts économiques et affirmation d’un statut métropolitain

par Rachel Linossier

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https://www.inventerlegrandparis.fr/link/?id=1041

DOI

10.25580/IGP.2016.0005

Depuis 2015, la métropole de Lyon est la première et unique collectivité territoriale française de rang métropolitain. Elle rassemble 1,3 million d’habitants répartis sur 59 communes et dispose d’un budget annuel de plus de trois milliards d’euros pour mettre en œuvre un vaste ensemble de politiques urbaines, allant de l’action sociale à l’attractivité internationale en passant par l’aménagement urbain, l’habitat, la gestion des déplacements et autres services urbains en réseau, la gestion des collèges (bâtiments et personnels techniques), la culture et le développement économique.

La métropole de Lyon est un cas particulier et unique dans le paysage institutionnel français, issu de l’absorption du département du Rhône (statut, compétences et moyens) par la Communauté urbaine de Lyon (Grand Lyon) sur son périmètre. Elle est, de ce fait, en capacité de tenir tête à un échelon régional (Auvergne Rhône-Alpes) pourtant lui aussi renforcé par les récentes réformes territoriales[1]. Elle constitue ainsi « l’antithèse » flagrante du modèle parisien, dont le développement et le statut métropolitain ont été fondés sur la concentration des fonctions de commandement politique et de gouvernement dans l’agglomération urbaine centrale, auxquels se sont greffées les fonctions de commandement économique[2] La dimension métropolitaine de Lyon s’est construite à l’inverse, à l’initiative ou du moins avec l’engagement appuyé d’un milieu d’affaires ancré dans l’identité bourgeoise de la ville, qui a directement contribué, pour conforter ses propres intérêts économiques, à ériger l’agglomération urbaine en véritable métropole économique et politique.

La position de force de la métropole de Lyon s’exprime en effet de façon particulièrement marquée dans le champ de l’action économique[3], où les partenariats avec les acteurs économiques locaux ont été noués et les savoir-faire acquis de longue date. Le modèle lyonnais de développement économique repose sur un système fortement intégré de gouvernement économique, dont l’organisation remonte au moins aux années 1970 et qui rassemble depuis 2005 le Grand Lyon, les organismes consulaires (Chambre de commerce et d’industrie, Chambre des métiers et de l’artisanat), les deux principales organisations patronales (GIL-Medef et CGPME) et l’université de Lyon[4].

Cette alliance entre les acteurs publics et les représentants du monde économique s’inscrit dans une histoire ancienne, qui puise ses origines dans la sédimentation progressive de différentes strates d’activités issues du premier capitalisme bancaire, proto-industriel et marchand introduit à Lyon par les Florentins à la Renaissance, qui s’est ensuite diversifié et modernisé aux xviiie, xixe et xxe siècles[5]. Le système de développement lyonnais s’apparenterait ainsi au modèle territorial « mutualiste » endogène, caractérisé par la coproduction et la cogestion des ressources économiques par les firmes et le gouvernement local[6]. Ce « corporatisme mutualiste »[7] est à l’origine du haut niveau d’intégration des intérêts économiques privés, observé à l’époque actuelle dans la définition et la conduite des politiques urbaines de la métropole lyonnaise[8].

C’est au xxe siècle que les formes de la collaboration politique entre les pouvoirs publics locaux et les intérêts économiques se structurent de façon plus institutionnelle pour favoriser le développement économique et urbain de la métropole lyonnaise. Les processus d’élaboration des documents de planification urbaine et territoriale vont notamment favoriser l’émergence puis la mise en œuvre, dans la seconde partie du xxe siècle, de politiques d’aménagement urbain et de développement économique dites « stratégiques » à l’échelle de l’agglomération [ Voir Fig. 1 ] , qui servent de socle de référence aux élites politiques locales pour affirmer le statut métropolitain du Grand Lyon dès la fin des années 1980.

Cette communication revient d’abord sur le rôle moteur joué après-guerre par les organismes de représentations des intérêts patronaux lyonnais dans la constitution d’une expertise économique et aménagiste locale. Elle expose ensuite comment les acteurs économiques et politiques locaux se sont affranchis de la planification imposée par l’État, pour affirmer une ambition métropolitaine émancipée à travers l’élaboration du projet stratégique Lyon 2010, véritable plateforme programmatique placée sous l’impératif de la compétition économique et de l’affirmation métropolitaine, qui sert de base pour l’invention du « territoire institutionnel de projet »[9] Grand Lyon et des politiques urbaines afférentes à partir des années 1980 et 1990.

La constitution précoce d’une expertise patronale au service de l’aménagement et du développement économique local

Dès la fin des années 1930, les réflexions et débats concernant l’échelle de gestion du développement urbain et des premiers aménagements collectifs sont alimentés par les représentants des milieux économiques, qui prônent un regroupement territorial calé sur l’espace de fonctionnement des activités économiques, sur fond de régionalisme économique[10]. La dualité des références scalaires, opposant une région urbaine resserrée autour de l’agglomération lyonnaise et la grande région métropolitaine qui donne naissance à la région administrative Rhône-Alpes, entretient la discussion jusqu’à la fin du xxe siècle.

Lyon est une ville fortement marquée par le poids des entrepreneurs libéraux, dont les intérêts sont organisés et représentés de longue date par une chambre de commerce et d’industrie puissante. La Chambre de commerce et d’industrie de Lyon (CCIL), fondée en 1702, figure parmi les plus anciennes chambres consulaires de France. Dans les premières décennies du xxsiècle, elle constitue un pôle de pouvoir important pour le développement de la ville et de sa région, notamment par son rôle dans l’organisation de grands événements commerciaux et médiatiques comme l’exposition universelle[11]Elle est particulièrement représentative des grandes branches de l’industrie locale, structurées autour de grandes firmes locales à base familiale (Gillet dans la chimie, Berliet dans la mécanique automobile, etc.). Bien qu’elle assure également la représentation du petit et moyen capital commercial local, qui forme l’essentiel de la structure économique de Lyon hors industrie, ses assemblées sont dominées par les représentants issus du monde industriel[12].

Le poids de la CCIL se trouve renforcé après la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’elle devient l’un des principaux opérateurs de l’aménagement des zones industrielles et de la réalisation des grands équipements collectifs de la région (aéroport, marché de gros). Son positionnement évolue ainsi progressivement du rôle de groupe de pression vers un rôle de « coopérative de développement » au service de l’industrie locale. La CCIL jouit d’un poids politique relativement fort sur la scène décisionnelle locale, à l’instar de l’engagement de la CCIM aux côtés de la municipalité Defferre à la même époque pour appuyer, en vain, le développement des activités portuaires et industrielles à Marseille plutôt qu’à Fos-sur-Mer[13], mais à la différence du cas de Lille, où la CCI ne joue pas ce rôle de chambre d’écho des intérêts patronaux auprès du pouvoir politique local[14]. La plupart des grands capitaines d’industrie qui contrôlent la CCIL ont en effet un accès direct auprès des autorités politiques lyonnaises, par le truchement de leurs relations familiales ou amicales, quand ils ne sont pas élus municipaux eux-mêmes[15].

La période d’intense croissance économique de l’après-guerre est caractérisée par une renaissance des organes patronaux en France[16]. Celle-ci s’exprime notamment à travers la prise en charge par les chambres consulaires et les syndicats patronaux de nouvelles fonctions et de nouveaux problèmes relatifs à l’intérêt général, comme l’adaptation de l’emploi aux nouvelles exigences de la modernisation économique, l’organisation du développement régional, l’aménagement et l’équipement des territoires[17].

À Lyon, ce renouveau se manifeste par la recréation d’un syndicat patronal local interbranche puis par la création d’organismes d’études, qui permettent aux représentants du monde économique de participer à l’élaboration des plans régionaux de développement économique, social et d’aménagement du territoire de l’après-guerre.

Le Groupement interprofessionnel lyonnais (GIL) 

Le GIL – initialement nommé Comité Interprofessionnel Lyonnais (CIL) avant la refonte des statuts en 1958 – est créé en 1945 par deux entrepreneurs et notables lyonnais pour défendre les intérêts patronaux locaux, en remplacement du Comité d’action des syndicats lyonnais dissout pendant l’occupation allemande par le gouvernement de Vichy. L’un de ses fondateurs (Georges Villiers) est également à l’origine de la fondation du Conseil national du patronat français, conférant au GIL un rôle exemplaire pour la structuration des autres organisations syndicales patronales du pays[18].

Le GIL rassemble les représentants des différents syndicats de branche locaux, majoritairement industriels, autour d’un même objet central d’action : « l’étude des améliorations dans l’industrie et le commerce lyonnais et l’harmonisation des décisions syndicales dans la solution des problèmes sociaux et économiques »[19]. Il s’affirme dans les années 1950 et 1960 comme un acteur pivot de la coordination des efforts du secteur privé au service de la croissance et de la coopération active avec les pouvoirs publics sur les questions d’aménagement et de développement économique :

« Nous sommes tous attachés à une certaine forme de régionalisme […], à obtenir pour notre région un développement harmonieux. Cela s’accompagne dans notre esprit d’une certaine décentralisation des responsabilités à l’échelon régional. »[20]

Au début des années 1960, le paysage économique de l’agglomération lyonnaise est dominé par l’industrie, dont le GIL reflète et défend prioritairement les intérêts. La représentation du secteur tertiaire, pourtant en pleine phase de développement au niveau national et encouragé à Lyon par l’État dans le cadre de la Politique des métropoles d’équilibre de la DATAR[21], se limite ainsi aux activités financières et bancaires[22].

Au niveau politique, le GIL applique une logique d’action fondée sur l’occupation systématique des terrains institutionnels et idéologiques, par l’intermédiaire d’organismes institutionnels reconnus d’intérêt général, tels la CCIL ou le Comité d’expansion lyonnais. Cette omniprésence permet de contrôler les lieux de pouvoir, où se joue l’émergence d’un discours et d’un milieu aménageur au niveau local[23], et d’empêcher le développement de stratégies opposées sur la scène locale[24].

Le Comité pour l’aménagement et l’expansion économique de la région lyonnaise

Dès 1947, le Bureau lyonnais d’analyse et de conjoncture (BLAC) est constitué en relation avec la Société pour l’application du graphisme et de la mécanographie à l’analyse et l’équipe lyonnaise d’Économie & Humanisme[25], pour prendre part aux réflexions naissantes sur l’aménagement du territoire et la planification du développement économique. Il rassemble une dizaine de représentants du monde économique local, dont le banquier géographe Jean Labasse (1918-2002), qui posent les bases d’une expertise territoriale appuyée sur des notions (développement, pôle de croissance), des méthodes (statistiques, cartographie) et des échelles (région) nouvelles pour l’époque[26].

Le BLAC est rapidement supplanté par une structure qui s’inscrit dans la dynamique de constitution d’une expertise locale sur les questions économiques et d’équipement territorial souhaitée par les pouvoirs publics centraux : le Comité d’expansion pour l’aménagement et le développement économique de la région lyonnaise.

Celui-ci est une association loi 1901, fondée en 1952 à l’initiative de trois personnalités du patronat local[27] et agréée par le ministère de la Construction en 1956. Cette création découle du constat formulé par les milieux économiques locaux de la nécessité de mieux connaître les ressources et les besoins de la région lyonnaise, mais aussi d’harmoniser les mesures à prendre pour réaliser la mise en valeur de la région et la régulation optimale de son économie, en cohérence avec les grands objectifs du Plan définis à l’échelle nationale.

Les grandes lignes du programme d’activité sont définies sur la base des travaux de Jean Labasse et de l’exemple fourni par d’autres régions françaises en ce domaine[28]. La ligne de conduite de l’association est de travailler avec indépendance et pragmatisme, en sa qualité de « société d’études […] au service des entreprises, des professions, des pouvoirs publics [dont la vocation est] d’harmoniser le plan d’équipement et le plan d’aménagement, afin de réaliser un développement rationnel de toutes les activités »[29].

L’approche transversale de l’aménagement du territoire, à la croisée de l’économie et de la politique, est alors une préoccupation de premier ordre pour les responsables économiques, les universitaires et les chercheurs lyonnais, dans la continuité des positions soutenues par le Ministère. Le Comité d’expansion lyonnais constitue en effet un moyen concret pour les acteurs économiques locaux de participer à la concertation des forces vives de la nation prévue par l’État, afin de peser sur les orientations politiques données à la planification spatiale et au développement économique : « Le dernier mot d’une géographie volontaire de la France et de l’expansion des économies régionales reste l’esprit d’entreprise »[30]. Il s’inscrit ainsi dans la droite ligne de la position patronale au niveau national, prônant à la fois le laisser-faire de l’État en matière de régulation au nom des principes du libéralisme et de la liberté de gestion des affaires par les représentants du monde économique, mais aussi la nécessaire alliance des pouvoirs publics et du patronat pour défendre et promouvoir les intérêts économiques du pays.

La multiplicité des liaisons organiques entre le Comité et les autres structures intéressées par l’aménagement et l’expansion économique du territoire (CCIL, GIL, collectivités locales, administration centrale, association Économie & Humanisme) donne des moyens cohérents aux acteurs locaux pour organiser le développement à la région lyonnaise [ Voir Fig. 2 ] . Tous participent activement à l’élaboration des documents de planification urbaine antérieurs à la Loi d’orientation foncière (LOF) de 1967 : Plan directeur du groupement d’urbanisme de la région lyonnaise (PDGU), Plan d’aménagement et d’organisation générale (PADOG) de la région urbaine de Lyon. De fait, avant 1965, le Comité comble l’absence d’expertise économique, urbaine et territoriale de l’État, dont les services sont encore peu présents au niveau local[31]

Le rayonnement économique et le positionnement stratégique de la métropole lyonnaise face à la concurrence européenne sont également abordés dès le début des années 1960 par le Comité d’expansion, à travers deux études comparatives de Lyon et Francfort[32] et de Lyon et Turin[33]. Réalisées avec des bureaux d’études spécialisés de l’État, les services de la Construction et la Commission de l’équipement urbain de la Commission nationale d’aménagement du territoire (CNAT), elles identifient les similitudes et les différences urbaines, historiques, géographiques et économiques entre les villes, et déterminent les actions à entreprendre et les équipements à réaliser dans l’agglomération lyonnaise pour lui conférer le statut de métropole européenne, au même titre que ses concurrentes étrangères. Ces préconisations servent de référence à la conception du nouveau quartier d’affaires de la Part-Dieu mais arrivent trop tard pour être intégrées dans le PDGU et le PADOG.

Les premiers documents de planification d’échelle métropolitaine – 56 communes couvertes par le PDGU [ Voir Fig. 3 ]  et plus de 900 par le PADOG, lequel envisage le développement d’une métropole tertiaire d’échelle régionale en reportant la croissance industrielle sur cinq villes secondaires existantes [ Voir Fig. 4 ]  – sont essentiellement conçus pour encadrer la croissance et organiser la constitution de réserves foncières. Ils reflètent ainsi les préoccupations spatiales et fonctionnalistes des acteurs économiques et des pouvoirs publics locaux, qui souhaitent maîtriser la consommation d’espace par l’urbanisation, organiser la ville de manière rationnelle et gérer son expansion en donnant de la place à toutes les fonctions, notamment économiques et industrielles, au sein de l’agglomération existante[34].

Si la planification « datarienne »[35] remet en cause cette vision endogène du développement économique après 1965, elle consacre toutefois le choix du niveau métropolitain pour organiser le développement et l’aménagement du territoire.

De la métropole d’équilibre souhaitée par l’État au projet émancipateur « Lyon 2010 »

Les activités du Comité d’expansion lyonnais cessent au tournant des années 1970, après avoir vu son rôle et sa légitimité à intervenir en matière d’expertise et de planification s’effacer au profit des bureaux d’études du réseau Caisse des dépôts et consignations – Société centrale d’équipement du territoire (CDC-SCET) et des services de l’État missionnés à cet effet[36]. Ils sont dépêchés au niveau local pour mettre en œuvre les objectifs économiques du Plan[37] et de la politique des métropoles d’équilibre de la DATAR[38], et pour assurer l’élaboration des nouveaux documents de planification urbaine sous le contrôle du ministère de l’Équipement[39].

Le renouvellement d’une partie des élites économiques généré par la modernisation des structures productives et la relative faiblesse du niveau local dans la conduite de l’action publique territoriale, malgré la création du nouvel échelon administratif de la Communauté urbaine de Lyon (COURLY) pour encadrer la gestion politique et administrative de l’agglomération, sont autant de facteurs qui réduisent aussi l’influence des milieux économiques sur l’organisation du développement de la métropole dans les années 1960[40]. Une situation analogue est observable à Marseille à la même époque, bien qu’elle ne se cristallise pas sur les mêmes enjeux de développement ni ne débouche sur les mêmes conséquences institutionnelles et politiques : prise en main de la gestion du port par l’État au détriment de la CCIM via la création du port autonome ; accélération du déclin des activités industrielles traditionnelles et décentrement économique territorial par la création d’un complexe industrialo-portuaire de sidérurgie sur l’eau à Fos-sur-Mer[41].

Exurbanisation industrielle et virage tertiaire : Les principes de la métropole d’équilibre conçue par l’État

En 1966, un Organisme régional d’études et d’aménagement de l’aire métropolitaine (OREAM) est chargé d’élaborer un Schéma directeur de l’aire métropolitaine (SDAM), comme dans les huit autres ensembles urbains visés par le programme d’aménagement de la politique nationale des métropoles d’équilibre porté par la DATAR. Le nouveau document publié en 1970 organise le desserrement industriel et urbain de Lyon à l’échelle régionale, au sein de pôles industriels et autres villes nouvelles créés ex nihilo [ Voir Fig. 5 ] . Il propose aussi le recentrage fonctionnel de la région urbaine de Lyon sur les fonctions de commandement métropolitain, économique et tertiaire, à partir du déploiement à la Part-Dieu d’un centre directionnel – conçu sur le modèle des quartiers d’affaires de la Défense et de Maine-Montparnasse à Paris –, de la mise en service d’un nouvel aéroport international (Lyon-Satolas) et du renforcement de l’armature autoroutière et ferroviaire autour de Lyon. Enfin, il sert de cadre d’orientation pour l’élaboration des documents d’urbanisme réglementaire créés par la LOF : Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme (SDAU) et Plan d’occupation des sols (POS).

« L’impact du SDAM s’est avéré déterminant pour la planification lyonnaise […]. Ses propositions ont inspiré à la fois les visions de la planification urbaine (SDAU et POS) et les grandes opérations d’urbanisme lyonnaises de la période 1966-1978. Elles reflètent avant tout les conceptions de l’État et sa volonté d’intervenir directement dans les décisions locales […]. »[42]

Au début des années 1970, l’élaboration du SDAU et des POS est confiée aux services de l’Équipement et à l’Atelier d’urbanisme de la communauté urbaine de Lyon (ATURCO). Dans ce cadre, un rapport commandé par l’ATURCO à un bureau d’études de la CDC-SCET sur l’orientation du développement industriel de l’agglomération, qui prône l’exurbanisation massive de ces activités pour libérer l’espace urbain nécessaire aux fonctions tertiaires, offre l’occasion au patronat lyonnais de passer à l’offensive pour reconquérir sa place au cœur de la scène aménagiste locale[43]. Les organismes patronaux prennent en main la rédaction d’une charte industrielle, cosignée en 1972 par la CCIL, le GIL et la COURLY, qui constitue dès lors le programme de développement économique de référence pour les futurs documents d’urbanisme, plus en phase avec les intérêts économiques locaux. La charte prévoit également la création de l’Association pour le développement économique de la région lyonnaise (ADERLY), permettant aux acteurs économiques lyonnais d’être de nouveau écoutés et reconnus dans leur capacité à orienter les politiques urbaines locales.

Étroitement associée à la montée en compétences de la COURLY, appuyée sur le « pouvoir d’influence incontestable [de la CCIL] sur le développement économique et l’aménagement, dont peu de CCI, sinon aucune autre, ne disposent en France… »[44], l’ADERLY va jouer un rôle central dans l’élaboration du schéma directeur Lyon 2010 à la fin des années 1980.

L’ADERLY, vecteur de la construction d’un système de gouvernement économique du développement métropolitain

L’ADERLY est une association loi 1901 fondée par la CCIL, le GIL et la COURLY en 1973, pour constituer un lieu de concertation stratégique et de mise en œuvre opérationnelle de la politique économique dans l’agglomération lyonnaise. Elle répond d’abord, pour le patronat et les pouvoirs publics lyonnais, au « besoin de se défendre contre la politique d’aménagement du territoire »[45] de l’État. Elle constitue aussi le principal vecteur de l’acculturation du milieu politico-administratif local aux approches stratégiques et aux méthodes managériales qui fondent les nouvelles logiques du développement urbain concurrentiel[46].

Au moment de la création de l’ADERLY, ses fondateurs sont plutôt hostiles au projet de décentrement industriel et de développement tertiaire porté par la technostructure étatique. Ses actions sont donc d’abord conçues en référence à la relative stagnation de l’industrie locale et à l’extrême dépendance des activités tertiaires lyonnaises vis-à-vis de Paris. Le ralentissement de la croissance et le nouveau contexte de crise économique favorisent cependant le réalignement des objectifs sectoriels de l’ADERLY sur la politique métropolitaine de développement tertiaire promue par l’État. Son territoire d’intervention est défini à une échelle plus large que la stricte agglomération lyonnaise (COURLY), pour se rapprocher du périmètre métropolitain défini par le SDAM mais aussi traduire l’entrée du Conseil général du Rhône dans l’association.

L’association est chargée de promouvoir l’économie lyonnaise, de relancer l’image de marque d’une ville traditionnellement productive, d’œuvrer à l’amélioration de la qualité de l’environnement économique et territorial des entreprises et de rechercher de nouveaux investisseurs. Elle forge une doctrine et des objectifs stratégiques pour la métropole lyonnaise, articulés autour d’une vision renouvelée de la dépendance par rapport à Paris et de la nécessité d’un développement tertiaire « post-industriel » de Lyon, apte à redonner à la ville et à sa région la place et le rayonnement qu’elles méritent à l’échelle nationale et internationale, c’est-à-dire faire de Lyon une alternative crédible à Paris et aux autres grandes métropoles européennes, en conciliant les contraintes du développement économique et les impératifs de la qualité du cadre de vie.

Par ses missions, elle impulse un tournant concurrentiel dans la politique urbaine locale dès le milieu des années 1970, en plaçant le positionnement stratégique de la métropole lyonnaise sur le marché international des villes, au cœur de ses démarches de promotion territoriale et de prospection économique. Quelques « hommes de métier »[47] issus du marketing d’entreprise sont recrutés pour apporter les compétences et savoir-faire nécessaires à ce nouveau type d’action collective placée sous le sceau de la compétition métropolitaine. Ce virage libéral se décline jusque dans la conduite de l’urbanisme opérationnel, à travers l’accompagnement du développement d’un marché immobilier tertiaire dans le cadre du quartier d’affaires de la Part-Dieu, la promotion de nouveaux projets d’aménagement technopolitain à Gerland et dans l’Ouest lyonnais, l’implantation de grands équipements et le lancement de grands évènements culturels aptes à renforcer le rayonnement métropolitain de Lyon (déménagement du Palais de la Foire, décentralisation de l’École normale supérieure, Biennale de la danse, etc.). Les besoins des grandes firmes en matière d’aménagement et de services urbains sont identifiés grâce au travail collaboratif avec l’Association des cadres et dirigeants de l’industrie pour le progrès social et économique (ACADI), puis relayés auprès de la Société d’équipement de la région lyonnaise (maître d’ouvrage du centre directionnel de la Part-Dieu) et de l’Atelier d’urbanisme de la communauté urbaine (chargé d’élaborer le SDAU et les POS de Lyon et Villeurbanne), qui sont les bras exécutants de la COURLY en matière d’urbanisme opérationnel et réglementaire.

L’impression d’ensemble est donc celle d’une relative osmose et d’un consensus politique et économique clairement affirmé dès la fin des années 1970, concernant les enjeux du développement métropolitain de l’agglomération lyonnaise et la nécessité qui en découle d’aborder l’aménagement spatial et l’économie de façon conjointe. L’intégration politique et administrative à une échelle territoriale élargie, au-dessus des intérêts particuliers des communes, est déjà organisée au sein de la COURLY – en bonne intelligence avec les organismes économiques – quand la décentralisation administrative de 1982-1983 vient consacrer le système d’action publique locale, en conférant la légitimité juridique et les moyens financiers nécessaires aux acteurs publics locaux pour déployer leurs propres politiques urbaines, de façon émancipée vis-à-vis de la technostructure étatique. Le cas lyonnais est en cela très différent de la plupart des autres grandes agglomérations françaises, et du cas marseillais notamment, où les intérêts économiques locaux n’ont pas réussi à organiser aussi précocement une riposte face à l’État ou du moins une vision stratégique du développement local qui soit suffisamment solide et structurée avec les pouvoirs publics pour permettre l’affirmation d’un véritable statut métropolitain[48].

Lyon 2010 : Plateforme programmatique et stratégique de la métropole de Lyon

Les années 1980 sont marquées à Lyon par une conjonction de personnalités politiques, économiques et « techniciennes », à la tête et au sein des principaux organismes intervenant en matière de planification et d’aménagement urbain (COURLY, AGURCO[49], ADERLY – CCIL), formant un « alignement » favorable à l’émergence d’un projet stratégique de développement territorial. L’arrivée de Francisque Collomb (de 1976 à 1989) – issu et proche du monde économique – puis de Michel Noir (de 1989 à 1995) à la tête de l’exécutif municipal et communautaire, amorce cette nouvelle ère dans la gestion des affaires économiques par les autorités politiques locales, fondée sur l’intégration des intérêts économiques au sein du dispositif décisionnel et sur la pérennité de l’alliance du politique et de l’économique au-delà des évolutions des exécutifs[50].

L’obsolescence du SDAU (adopté en 1978) face aux nouveaux enjeux urbains et économiques issus de la décentralisation, permet sa mise en révision dès le milieu des années 1980 et la formalisation d’une stratégie de développement métropolitain pour l’agglomération lyonnaise, partagée et portée par l’ensemble des acteurs locaux. L’ADERLY (appuyée par la CCIL) produit en effet l’essentiel des argumentaires qui servent de socle aux orientations de positionnement métropolitain et de développement économique définies pour Lyon, l’AGURCO traduit ces orientations en plans d’urbanisme et d’aménagement spatial et la COURLY organise la mise en œuvre opérationnelle des orientations d’aménagement et de politiques urbaines grâce à une profonde restructuration de ses services au début des années 1990[51].

Le projet de développement de la métropole lyonnaise est élaboré à partir d’une démarche de prospective territoriale organisée par l’AGURCO en 1984, le colloque Demain l’agglomération lyonnaise, laquelle est complétée par un diagnostic économique stratégique et marketing du « produit Lyon » réalisé par la CCIL en 1987. Le projet métropolitain pour Lyon repose ainsi sur deux axes majeurs de positionnement économique proposés par l’ADERLY et la CCIL pour faire face à la poursuite de la désindustrialisation et à la montée de la concurrence entre les villes : faire de Lyon une métropole internationale et technopolitaine, capable d’offrir un cadre de vie attractif. Ces principes d’orientation sont repris quasiment tels quels dans les rapports de présentation du nouveau schéma directeur, y compris en ce concerne le vocabulaire employé et l’esprit managérial et compétitif qui s’en dégage.

Sa mise en application repose sur une série de propositions d’orientation énoncées sous la forme d’axes stratégiques, pouvant être divisée en deux catégories de priorités : celles destinées à améliorer l’environnement spatial des activités économiques, qui concernent essentiellement l’adaptation quantitative et qualitative des infrastructures d’accueil et des équipements d’accompagnement à vocation économique ; celles destinées à renforcer l’attractivité différentielle et le rayonnement métropolitain de l’agglomération, en la positionnant sur le marché des métropoles internationales et technopolitaines.

[ Voir Fig. 6 et 7 ]

Les priorités économiques et métropolitaines s’expriment dans le nouveau schéma directeur essentiellement en matière d’infrastructures, d’équipements collectifs et d’amélioration de l’environnement des entreprises. Il s’agit ainsi de placer l’urbanisme et l’aménagement au service du l’intérêt économique et du développement métropolitain, selon une logique stratégique de mise en valeur de l’environnement urbain offert par le territoire, à des fins d’attractivité différentielle et de développement économique concurrentiel. Il s’agit aussi plus prosaïquement d’adapter les prescriptions proposées aux compétences d’action effectives de la puissance publique locale (urbanisme, aménagement, équipements collectifs, etc.).

La participation active des experts économiques au processus d’élaboration du nouveau schéma directeur[52], dans la continuité de leur engagement au service du développement local depuis les années 1950, favorise donc le glissement des approches de l’action publique locale de considérations uniquement spatiales vers des conceptions économiques et stratégiques, qui privilégient la transversalité, la logique de création d’avantages comparatifs territorialisés et la valorisation des attributs spécifiques de la place lyonnaise sur le marché métropolitain des localisations économiques. Les dimensions spatiales et aménagistes sont conçues en étroite relation avec – voire déterminées par – la dimension économique et traduites au sein d’un seul et même projet de développement métropolitain, qui se décline à travers un vaste programme d’actions, fondateur pour l’organisation et la conduite des politiques urbaines dans l’agglomération lyonnaise durant les décennies suivantes.

 

Au final, Lyon 2010 constitue la plateforme stratégique qui fonde la dimension métropolitaine de l’agglomération lyonnaise et sert de cadre de référence aux politiques urbaines conduites par la COURLY – qui prend le nom officiel de Grand Lyon – à partir des années 1990. Avec cette démarche de planification urbaine stratégique, émancipée du joug étatique et rendue possible par l’antériorité de leur alliance nouée au service du développement et de l’aménagement de l’agglomération, les acteurs économiques et les responsables politiques lyonnais inventent dès le tournant des années 1980 le « territoire institutionnel de projet »[53] qui sert d’assise spatiale et politique à l’émergence de la métropole de Lyon. Cette dynamique de co-construction est confortée en 2000 par la création de l’Observatoire partenarial lyonnais en économie (OPALE) au sein de l’Agence d’urbanisme de l’agglomération lyonnaise – qui porte désormais conjointement la planification stratégique et le monitoring économique de la métropole –, puis par l’adoption en 2002 du Schéma de développement économique de l’agglomération lyonnaise (SDE), et enfin la fondation en 2005 du système de gouvernance économique Grand Lyon l’Esprit d’Entreprise (GLEE), associant les chambres consulaires, les syndicats patronaux, l’université de Lyon et la communauté urbaine.

Ainsi, la stratégie de développement métropolitain de Lyon est dès l’origine principalement conçue par les organismes de représentation des intérêts économiques, tandis que le pouvoir politique local garantit, au-delà des clivages et alternances politiciennes « d’un Collomb à l’autre »[54], l’organisation d’une gestion administrative et technique des politiques urbaines à visée métropolitaine au sein (et à partir) de l’institution intercommunale. Ce dispositif original, unique à l’échelle nationale par son degré d’intégration des intérêts économiques stratégiques dans la conduite des politiques urbaines à l’échelle métropolitaine, explique sans doute pour une large part la capacité qu’ont eu, trente ans plus tard, les responsables lyonnais d’obtenir de l’État la reconnaissance de leur maturité politique et administrative, à travers l’érection de la Métropole de Lyon au statut de première collectivité locale de rang intercommunal française en 2015.

Figures et illustrations

Figure 1 :

Chronologie des démarches de planification à Lyon. Source : Agence d’urbanisme pour le développement de l’agglomération lyonnaise, 1960-2010. 50 ans de planification et de prospective. Morceaux choisis, Colloque : La planification stratégique. De Lyon 2010 aux métropoles d’aujourd’hui, Lyon, 19 mai 2010. © Agence d’urbanisme de l’aire métropolitaine lyonnaise

Figure 2 :

Brochure publicitaire de l’étude réalisée en 1955 par Économie et Humanisme pour le Comité d’expansion de la région lyonnaise. Source : Fonds Labasse, IUL © IUL

Figure 3 :

PDGU de la région lyonnaise – projet réalisé par Joseph Maillet pour le Service départemental de l’urbanisme du Rhône / Ministère de la Construction (1960-1962). Sources : Doc. Charles Delfante dans Agence d’urbanisme pour le développement de l’agglomération lyonnaise, 1960-2010. 50 ans de planification et de prospective. Morceaux choisis, Colloque : La planification stratégique. De Lyon 2010 aux métropoles d’aujourd’hui, Lyon, 19 mai 2010. © Agence d’urbanisme de l’aire métropolitaine lyonnaise

Figure 4 :

PADOG de la région urbaine de Lyon – les trois scénarios conçus par Charles Delfante et Jean Meyer pour les services de l’État (1965). Source : Agence d’urbanisme pour le développement de l’agglomération lyonnaise, Agence d’urbanisme pour le développement de l’agglomération lyonnaise, 1960-2010. 50 ans de planification et de prospective. Morceaux choisis, Colloque : La planification stratégique. De Lyon 2010 aux métropoles d’aujourd’hui, Lyon, 19 mai 2010. © Agence d’urbanisme de l’aire métropolitaine lyonnaise

Figure 5 :

SDAM de l’OREAM (1971). Source : Agence d’urbanisme pour le développement de l’agglomération lyonnaise, 1960-2010. 50 ans de planification et de prospective. Morceaux choisis, Colloque : La planification stratégique. De Lyon 2010 aux métropoles d’aujourd’hui, Lyon, 19 mai 2010. ©  Agence d’urbanisme de l’aire métropolitaine lyonnaise

Figure 6 :

1re de couverture du projet d’agglomération Lyon 2010 et plan d’orientation stratégique du Schéma directeur de l’agglomération lyonnaise Lyon 2010. Sources : IUL © IUL ; Agence d’urbanisme pour le développement de l’agglomération lyonnaise, 1960-2010. 50 ans de planification et de prospective. Morceaux choisis, Colloque : La planification stratégique. De Lyon 2010 aux métropoles d’aujourd’hui, Lyon, 19 mai 2010. © Agence d’urbanisme de l’aire métropolitaine lyonnaise

Figure 7 :

1re de couverture du projet d’agglomération Lyon 2010 et plan d’orientation stratégique du Schéma directeur de l’agglomération lyonnaise Lyon 2010. Sources : IUL © IUL ; Agence d’urbanisme pour le développement de l’agglomération lyonnaise, 1960-2010. 50 ans de planification et de prospective. Morceaux choisis, Colloque : La planification stratégique. De Lyon 2010 aux métropoles d’aujourd’hui, Lyon, 19 mai 2010. © Agence d’urbanisme de l’aire métropolitaine lyonnaise