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© S. Rouelle / Mairie de Paris-Comité d’histoire de la Ville de Paris
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Gérald Hanning et la composition urbaine en Île-de-France

par Hervé Blumenfeld et Jean-François Coulais

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https://www.inventerlegrandparis.fr/link/?id=998

DOI

10.25580/IGP.2016.0001

Le quatrième et dernier volet du colloque pluriannuel « Inventer le Grand Paris », consacré à une réflexion sur la genèse et la portée du Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme (SDAU) de 1976, était l’occasion de revenir sur une contribution majeure et méconnue à sa mise en forme, celle de Gérald Hanning. Afin d’en cerner les spécificités et de mesurer son écho dans les milieux de l’urbanisme en France, l’article qui suit assemble deux contributions complémentaires. La première, par Hervé Blumenfeld, retrace le parcours de Hanning vu par un de ses proches collègues au sein de l’Institut d’aménagement et d’urbanisme de la région Île-de-France. La seconde, de la main de Jean-François Coulais, s’interroge sur la postérité de son approche. À l’articulation des deux sont insérés des extraits du SDAU, qui en témoignent par le texte et l’image.

La pratique professionnelle de Gérald Hanning, architecte de formation, fut essentiellement consacrée à des travaux d’urbanisme. Il disposait d’une exceptionnelle capacité à imaginer et à dessiner les transformations de l’espace humanisé, à comprendre les « caractères originaux »[1] des sociétés dans lesquelles il travaillait, leur culture et les mécanismes socio-économiques qui concourent à transformer l’espace. Ces dispositions étaient servies par une grande puissance de travail et une rare habileté de dessinateur. Ces qualités étaient orientées par la volonté de concourir à la résolution de problèmes d’aménagement et d’urbanisme. En 1980, se sachant atteint d’une maladie qui devait l’emporter, Gérald Hanning acceptait de reprendre le projet d’une publication sur la composition urbaine synthétisant l’ensemble de ses acquis d’expérience. Entouré d’une petite équipe de collaborateurs de l’Institut d’aménagement et d’urbanisme de la région d’Île-de-France (IAURIF), il entreprit ce travail sans relâche jusqu’à sa mort, le 31 décembre 1980, sans pouvoir consigner ses dernières réflexions. Le choix d’extraits de ses textes en partie résumés, de ses dessins et de quelques remarques, semblait la meilleure façon de fournir aux lecteurs des matériaux les invitant à explorer ses archives.

Sa carrière jusqu’en 1972

Né en 1919 à Tananarive ou Antananarivo (Madagascar), Gérald Hanning est admis à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris en 1937, année où il entre dans l’atelier de Le Corbusier, dont il devient un étroit collaborateur. De 1945 à 1952, il participe notamment aux recherches sur le « Modulor », aux études de l’unité d’habitation de Marseille, au plan de reconstruction de Saint-Dié, à la reconstruction de Mayence avec Marcel Lods, à la réalisation d’équipements publics en Côte d’Ivoire, à la recherche de solutions techniques pour l’habitat du plus grand nombre, à la Réunion, avec l’ingénieur Vladimir Bodiansky, pour le compte du ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme.

En 1953, il est choisi par Pierre Dalloz pour créer l’Agence du Plan d’Alger, qu’il dirige jusqu’en 1959. Les travaux de l’agence le confrontent à l’urbanisme opérationnel. Il identifie le site géographique élargi d’Alger, reconnaît sa structure générale en « T » pour établir le plan de la ville dont le développement s’inscrira dans ce cadre.Il rejette le projet de Le Corbusier, dont la forme s’ordonne sur la baie et l’emprise se limite à ses abords, ce qui ne l’empêche pas d’approuver son idée de gratte-ciel administratif datant de 1938, à la condition d’une « accroche » qui exprime tout à fait l’approche géographique qui fut celle de Gérald Hanning jusqu’à sa mort[2]. Ses réflexions sur l’opération des Annassers, 25 000 logements, 600 ha, située sur un versant du plateau, sont sans équivalent en métropole à la même époque. Le plan directeur de ce projet établi en 1956 guide les débuts de sa réalisation, mais le changement des responsables et des maîtres d’ouvrage conduit à l’abandonner[3].

De 1959 à 1963, il travaille au Cambodge comme expert des Nations unies, puis comme délégué auprès de la Direction de l’urbanisme et de l’habitat. En 1963, responsable du Service d’études générales de l’Agence foncière et technique de la région parisienne, ilétablit un programme d’études sur les structures de propriétés foncières pour préparer les politiques d’acquisitions nécessaires à la création des villes nouvelles. En 1964, il retourne au Cambodge comme conseiller technique du ministre des Travaux publics, pour préparer un programme de développement des provinces de Phnom-Penh et de Kampong-Sam. Il travaille aussi au Bangladesh (ancien Pakistan oriental), à Singapour puis, en 1970 et 1971, expert des Nations unies à Madagascar, il participe à l’orientation de la politique de l’habitat.

Urbaniste conseil auprès de l’Organisation départementale d’étude des Alpes-Maritimes, il participe à l’élaboration du schéma d’aménagement du plan de protection et de mise en valeur des ressources du littoral et des fronts de mer ; puis, en 1971, conseiller technique auprès du chef du Service régional de l’équipement de Provence-Alpes-Côte d’Azur, il oriente l’élaboration des directives de protection du paysage et du schéma d’aménagement du littoral.

L’évolution de la région parisienne au début des années 1970 : repères

Alors que la matière urbaine poursuit sa croissance rapide, l’État concentre le pouvoir de décision en ce qui concerne l’aménagement, l’urbanisme et la construction. La réalisation de grands aménagements prévus par le Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la région parisienne (SDAURP) de 1965, ou antérieurement, amorce un changement radical des paysages urbains et ruraux de la région. Les Halles de Paris déménagent en 1969, la ligne de RER A Nanterre-Étoile est prolongée jusqu’à Auber en 1971, l’antenne de Bagnolet raccorde l’autoroute A3 au boulevard Périphérique en 1973, l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle ouvre l’année suivante, la préfecture du Val-d’Oise s’érige sur le plateau du Vexin au milieu des champs, les tours commencent à percer les horizons du centre de la région : les premières de la Défense, celle de Maine-Montparnasse, de Jussieu,de Pleyel à Saint-Denis. Le parcellaire est qualifié d’archaïsme par certains courants de l’urbanisme et de l’architecture. Des préoccupations et des contestations se développent sur l’environnement, les grands ensembles, l’automobile dans la ville, les tours. En 1972, Gérald Hanning est chargé de donner son avis sur les demandes de permis de construire de tours, ou d’opérations prévues sur des sites marquants du relief[4].

La carrière de Gérald Hanning à l’IAURP[5]

En 1972, l’Établissement public d’aménagement de la Défense (EPAD) demande à l’Institut d’aménagement et d’urbanisme de la région parisienne (IAURP) une étude pour l’ensemble de la Tête Défense ; Gérald Hanning, chargé de ce dossier, remet son rapport[6]. La même année, la Direction de l’aménagement foncier du ministère de l’Équipement et le préfet de la région de Paris demandent à l’IAURP des propositions permettant d’améliorer la qualité des paysages de la région. Gérald Hanning prend en charge ce dossier qui aboutira au chapitre « Composition urbaine » du schéma directeur, le SDAURIF approuvé en juillet 1976. En 1973, il est engagé à l’IAURP comme conseiller technique. Sa culture spatiale et sa pratique le conduisent à prendre en charge, parallèlement, trois catégories d’études.

La première porte sur des travaux d’aménagement et d’urbanisme tels que : « Conséquences du mode de construction choisi pour les zones périphériques de Paris, à l’occasion de l’élaboration du Plan d’occupation des sols »[7]et « Mode de construction urbain »[8]. Ces zones situées à l’extérieur de l’Enceinte de Fermiers généraux comportent, enclavés, des quartiers constitués« selon les anciens modes de construction ». Gérald Hanning relève que :

« À la différence du Plan d’urbanisme directeur – P.U.D. – de 1967 appliqué dès 1962, le nouveau document en cours d’étude n’oblige pas à recourir à des constructions en hauteurs[…]. La structure parcellaire, viaire et bâtie de ces quartiers peut se développer de parcelle à parcelle à l’occasion d’opérations diffuses, sans disloquer l’ordre urbain préexistant et retrouver les qualités initiales d’habitabilité, que l’on peut alors tenter d’améliorer par l’application des ressources techniques nouvelles.[…] En s’accordant à la sobriété générale des masses de la ville, les constructions nouvelles se conforment à l’esthétique urbaine de Paris, malmenée récemment par la répétition des hauts bâtiments sans caractère et rendent leur importance aux édifices monumentaux qui signalent les espaces majeurs. »

Il relève des structures similaires dans des espaces de banlieues ou ruraux qu’il nomme « ensembles constitués ». Des projets comme celui de « Création d’un réseau d’espaces publics boisés entre la forêt de Bondy et la forêt de Montmorency – Les bois de la Plaine de France »[9]font également partie de cette première série.

La deuxième catégorie est celle des recherches telles que « La trame foncière comme structure organisatrice dans la mise en forme du paysage rural et urbain »[10].

Enfin, la troisième regroupe des études d’aménagement à l’étranger dans le cadre de contrats, telle que celle des « Cités nouvelles d’Agadir » qui s’est concrétisée par la création du lotissement de 5 000 lots d’habitation, d’activité et d’équipements d’Agadir Sud-Est, en extension de la ville, l’actuelle Dakla[11].

Les buts de la composition urbaine

Dans « La composition urbaine en région parisienne – Exposé de la réunion d’information du 28 septembre 1973 »[12], Gérald Hanning, se référant à Kevin Lynch, justifie la composition urbaine parce que « l’espace urbain devient si complexe et si artificiel que l’on s’y perd […]. Paris déborde de son site fluvial original et s’établit sur les plateaux environnants […]. À l’ordre du réseau fluvial se superpose celui des grands réseaux. Ce processus d’extension urbaine étend son organisation unitaire sur des contrées que l’on considérait plutôt par leur individualité ». Sa note « Principes d’une stratégie pour la composition du paysage en région parisienne » du 3 juillet 1973, pages 1 à 3, complète ces constats : « Ce changement massif et accéléré […] perturbe inconsidérément les grands équilibres du milieu et compromet des valeurs patrimoniales irremplaçables, ce processus met en place un paysage banal dont on s’accorde à dénoncer la navrante banalité. » Parmi les facteurs qui concourent à ces transformations, outre l’extension et la densification de l’urbain, la même note relève, page 5 :

« Le nouveau système de production et d’échange établit son emprise partout et produit dans le paysage des éléments exogènes […]. En milieu rural, le rétrécissement de la surface agricole utile et des forêts, le développement de nouvelles technologies et façons culturales modifient le caractère traditionnel de la campagne […]. En milieu urbain, l’utilisation inconsidérée de technologies nouvelles de construction, combinées aux changements fréquents de règlements d’urbanisme, conduit à une multiplication de formes du bâti, juxtaposées sans égard à l’environnement, au caractère du site produit d’une longue adaptation. »

Dans l’exposé du 28 septembre 1973déjà cité, Gérald Hanning résume ce qu’il entend par composition urbaine : « Elle vise à orienter quelque chose d’évolutif afin de développer un système de formes inhérent au site et au paysage en place pour rehausser la qualité du cadre de vie. Elle tend à assurer une claire inscription des éléments nouveaux dans le cadre géographique afin de restituer une lisibilité du paysage que les développements urbains ont complexifié. […] La composition urbaine diffère de la composition architecturale qui vise un ensemble fini. Composer c’est composer avec la substance matérielle du paysage qu’il soit terrassé, planté ou bâti, avec le milieu de vie […]. C’est aussi renouer avec des savoirs faire, des règles de l’art accumulées au cours des siècles et qui sont souvent regrettés ».

L’exemple de la place de l’Annonciation à Florence « où quatre architectes dont Brunelleschi et Sangallo ont composé les uns avec les autres au cours d’un siècle » lui sert d’exemple dans « La composition urbaine », publiée dans les Cahiers de l’IAURP, n° 35, p. 32.

Il conclut :

« L’urbanisme actuel a bien pour but d’aménager le milieu de vie, mais il est centré sur les moyens de son agencement spatial et de sa réalisation opérationnelle et néglige la forme du produit final : le cadre de vie qui, dès sa matérialisation, va s’imposer à de nombreuses générations ».Il complète, dans son exposé oral du 3 juillet 1973 : « À la différence des pays anglo-saxons, le dispositif institutionnel pour l’aménagement paysager fait défaut en France. Il reste donc à inventer, outre la politique, les moyens de celle-ci, et à les éprouver avant de les étendre progressivement […]. ll faudra en venir à créer des institutions de planification et de réalisation se situant à égalité avec celles déterminant l’affectation du sol et le niveau d’équipement public. »

Pour Gérald Hanning, le paysage est toujours tangible et inséparable de l’action. Il indique dans son exposé oral du 28 septembre 1973 : « Dès que l’on parle de paysage, on a affaire aux disciplines de l’environnement, de la biologie, de la conservation des sites et des monuments historiques, de la sociologie… On a pensé qu’il fallait la même matière paysage pour faire converger les points de vue, un cadre conceptuel de référence qui unifie et organise les connaissances, les aptitudes pour l’action […]. La transformationdu paysage est un processus qui agit sur l’ensemble de ses composants. Elle procède par l’accumulation de mutations ponctuelles, diffuses, continues, aléatoires dans l’espace et dans le temps qui modifient le milieu de vie et ses paysages sans que ce but soit toujours recherché. Elle matérialise dans l’espace concret l’évolution de la société. » Gérald Hanning cherche un fil qui permettrait de « saisir cette évolution pour en orienter le cours ».

Les fondements d’une technique adaptée aux buts de la composition urbaine : le parcellaire, la trame foncière

Il reconnaît dans « le parcellement foncier » le point d’appui qui permet d’orienter le processus de transformation du paysage :

« [Ce] système parcellaire continu pave toute l’étendue de l’espace humanisé ». S’adaptant au modelé du relief, il en assure « la maîtrise géographique […]. Dans des pays de vieille civilisation agraire tels que la France, un système géométrique règle la disposition des fonds sur le relief. Généralement, la ligne de plus grande pente est la génératrice du parcellaire, l’horizontale du relief la complète souvent. Cette structure foncière est chargée de valeurs et de significations, d’organisation du milieu, d’environnement, de gestion des sols et des eaux de surface, d’économie de terrassement, etc. […] Les moyens traditionnels du lotissement et du remembrement assurent la continuité évolutive de la structure foncière qui induit les formes élémentaires terrassées, plantées, bâties des paysages, le passage du rural à l’urbain. »

Rappelant les acquis de la géographie humaine et historique, Gérald Hanning rétablit un pont entre le rural et l’urbain.

 

[ Voir Fig. 1 ]

[ Voir Fig. 2 ]

 

Ses dessins et leurs commentaires associés concourent à expliciter une partie de cette approche. Ils étaient les supports de ses exposés oraux de 1973 et de 1974[13]. Gérald Hanning y nomme trame foncière les différentes « géométries foncières », leurs superpositions, juxtapositions, oblitérations, leurs relations avec le relief support qui ont été observées. Elles sont extraites de représentations de lieux donnés pris à un moment donné de leur évolution, tellesque des cartes et plans topographiques, projection au sol des objets terrassés, plantés et bâtis constitutifs du paysage de surface. Le procédé graphique utilisé jusqu’à ce jour est manuel. Les lignes directrices de ces tracés contribuent à éclairer « les choix de mise en forme de projets d’aménagementqui ne peuvent être établis que par la société […].Ce canevas qui rend compte du passé sous-tend les décisions futures ; il permet d’établir le principe de leur cohérence ».

L’introduction de la recherche intitulée « La trame foncière comme structure organisatrice de la mise en forme du paysage » (1976) précise que les « documents présentés ont été délibérément établis […] sous forme de fiches d’observations afin d’apporter des matériaux pour jalonner le domaine ». Il s’agit donc de la base d’une technique et d’une approche ouverte aux différentes disciplines concernées, et non d’un système. La note de Gérald Hanning intitulée « Mise au point faite le 18.12 avec Blumenfeld sur le titre III Composition urbaine »attire l’attention sur l’intérêt du volet des politiques sectorielles de la composition urbaine, qu’il n’avait pas eu le loisir de développer et qu’il avait abordé dans « l’exposé oral de mai 1974 », page 25, et placé dans les « Dispositions générales d’organisation qui sont les plus urgentes ». Il s’agit par exemple de « programmes de recherche et d’application spécifiques » tels que « le développement de l’appareil de production matériel du paysage, la recherche-développement des potentialités des techniques et du parc engin moderne tels que les terrassements, les revêtements, les plantations, l’application de techniques modernes de constructions vertes, […] d’amélioration des produits normatifs tels que les caractéristiques des éléments de voirie, de mobilier urbain […] ».

Ces réflexions et recherches, menées par un architecte urbaniste préoccupé de la matérialité des territoires et attentif à leur réalité concrète, auront des échos dans un milieu qui, dans les années 1970, s’interroge au sujet des approches trop distanciées de l’urbanisme en vigueur.

Extraits de Gérald Hanning, publiés dans le cadre du Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme d’Île-de-France, 1976

«  chapitre 4 – le cadre de vie : la composition du paysage urbain[14]

La mise en forme de la ville et de son environnement rural :

1 – Le caractère du site. La région d’Île-de-France présente un relief d’une élégante simplicité […]. La lisibilité, d’autant plus nécessaire que l’espace devient de plus en plus complexe, doit être préservée. […] Le contour des volumes constructibles doit donc être établi par référence aux volumes topographiques.

[ Voir Fig. 3 ]

La composition du paysage doit conserver ou accentuer les formes topographiques, en particulier celles des principales vallées qui doivent être traitées de leur lit jusqu’aux lisières des forêts.

2 – La trame foncière, principe d’ordonnance des paysages :

Les principes généraux de la composition du paysage urbain en région d’Île-de-France.

2.1 – Prendre en compte des nouvelles composantes de l’espace humanisé. […] La région urbaine forme un réseau complexe, diversifié […]. La cohérence de leurs formes doit être assurée. […] Il convient d’inscrire sur le sol les limites et les transitions entre l’urbain et les zones rurales, les espaces ouverts et les différentes parties de l’agglomération.

2.2 – […].

2.3 – Préparer les mutations à venir. Les éléments nouveaux sont implantés dans des paysages dont l’unité est rompue par la brutale juxtaposition du nouveau à l’existant. […] La maîtrise de l’aspect des formes urbaines futures exige des mesures qui portent sur l’emprise du projet, sur ses abords immédiats et sur ses horizons plus lointains. […] Leurs effets écologiques devraient être simulés pour minimiser les perturbations.

2.4 – Développer le réseau des espaces majeurs. Formés de places, d’ensembles monumentaux bâtis ou plantés, ces espaces rythment la perception de la ville. […] En périphérie ce sont les grands parcs aristocratiques, les grandes voies rectilignes bordées d’arbres et leurs carrefours rayonnants. […] Le réseau de voirie qui s’étendra devra intégrer dans une ordonnance d’ensemble les nouveaux centres villes, les pôles restructurateurs et les principaux espaces monumentaux ou boisés ». Un exemple : Dans le secteur Sud-Est : partant de l’axe Nation – Vincennes, la terrasse de Gravelle puis vers l’Est : la Marne vers Noisy-le-Grand, Marne-la-Vallée et, vers le Sud, le centre de Créteil, le parc de Grosbois puis le Bois-de-la-Grange jusqu’au verrou de Villeneuve Saint-Georges, Sénart, Evry et Tigery.

[ Voir Fig. 4 ]

2.5 – Organiser le nouveau jalonnement de l’espace. Il peut accentuer les nouvelles perspectives sur des positions singulières de l’espace, qui sont constituées soit par des traits marquants du relief, […] soit par le faisceau de voies convergentes. […] Ils peuvent être marqués par des constructions hautes, notamment dans les centres des villes nouvelles, d’autres devront être marqués par des plantations.

Les premières actions de composition du paysage régional :

1 – Les fronts urbains ont pour but de matérialiser les limites de l’emprise de l’agglomération sur l’espace rural. Ils s’appuient sur les points forts du site. La forme des fronts externes, façades de la ville, […] exprimera ce caractère, leur assise sur les zones rurales contigües devra être traitée en glacis. Les fronts bâtis seront […] maintenus en retrait par rapport à la lisière des forêts […] pour constituer une zone de gestion écologique qui pourra être traitée en jardins, en mails ou en parcs.

2 – Les reliefs boisés ont pour objectif de valoriser la couronne forestière dont s’enorgueillit l’Île-de-France, de reconstituer les terrasses comme celle de Saint-Germain, du bois de Meudon, de la terrasse de Gravelle qui peut ouvrir des vues sur les vallées de la Marne et de la Seine amont.Il s’agit de traiter les fronts forestiers « particulièrement au contact des villes nouvelles, telles ceux des bois Notre-Dame et de la Grange, […] de la forêt de Sénart et de la forêt de Crécy, et de créer des aménagements plantés, des boisements dans des zones non aedificandi, par exemple entre les aéroports du Bourget et Charles-de-Gaulle. Le bois de Vincennes réhabilité pourrait être au centre d’une composition urbaine du triangle de l’Est parisien.

[ Voir Fig. 5 ]

3 – Le chenal de la Seine. Le site de l’agglomération de Paris est marqué par le paysage du fleuve, de ses berges de ses îles, qu’il convient de mettre en valeur et de réhabiliter. […] Il convient de restaurer au sein de la banlieue les unités existantes et d’en développer d’autres en tenant compte du nouveau découpage de l’espace par les réseaux autoroutiers […]. Les masses bâties devront être organisées de manière à mettre en évidence l’espace du chenal fluvial avec son triple étagement des berges en talus et terrasses, en n’atteignant pas, normalement, des hauteurs de l’agglomération centrale.

4 – Le réseau autoroutier. Leurs tracés doivent être définis pour assurer une perception claire de la ville, de ses accès, de ses centres, de ses points d’échange. […] Dès qu’elles pénètrent dans l’espace construit, ces voies doivent être traitées comme des axes urbains plantés d’arbres d’alignement. […] Partout où on dispose d’espaces suffisants, la coulée de l’autoroute doit être aménagée pour garder un caractère d’espace vert.

L’objet de la carte :

Elle vise à prendre en compte le dynamisme et les mécanismes de la transformation du paysage naturel et bâti. Elle met en évidence […] les structures principales qui déterminentles formes de ce paysage. L’objet des dispositions qu’elle figure n’est pas de proposer ou d’imposer un projet mais d’amorcer un processus qui devra être complété par des mécanismes plus détaillés de contrôle de l’évolution du cadre de vie régional. […] Ce n’est pas un document de protection des sites. »

[ Voir Fig. 6 ]

Actualité de Gérald Hanning

Une quarantaine d’années après le décès de Gérald Hanning, comment ses travaux s’inscrivent-ils dans l’histoire de l’aménagement du Grand Paris ? Par quelles voies ses idées sont-elles parvenues jusqu’à nous, et quelle est leur actualité aujourd’hui ? On explore ici quelques hypothèses permettant d’aborder ces questions. Les canaux de diffusion de ses idées ont été multiples et sont difficiles à repérer. Ils se sont tissés tout au long de sa carrière internationale, en particulier à Alger où Pierre Dalloz et Fernand Pouillon ont fait l’éloge de ses qualités d’urbaniste. Dans Mémoires d’un architecte[15], Pouillon le décrit comme « le plus sensible organisateur de paysage ordonné » qu’il ait connu au cours de sa carrière. Pierre Dalloz, ancien directeur au Secrétariat d’État à la Reconstruction et au Logement en France, souligne, dans une lettre du 6 octobre 1972[16], l’« intelligence » et la « sensibilité » de l’approche de Hanning pour « l’analyse d’un site et la formulation des règles d’implantation », qui lui « paraît bien en l’espèce la seule valable ». En France, c’est surtout au sein de la division « Espaces Ouverts » de l’IAU que ses idées ont été développées. Elles ont été diffusées à travers les nombreuses études et publications auxquelles ses collaborateurs ont œuvré, en particulier les deux recueils récemment publiés par Hervé Blumenfeld et Paul Checcaglini.

Pour la situer dans l’évolution des objectifs d’aménagement de la région parisienne, la démarche de Gérald Hanning doit être appréciée en regard des mouvements de fond qui ont transformé la discipline de l’urbanisme au cours des 60 dernières années. Nous évoquerons plus précisément trois mutations qui sont apparues et se sont affirmées dans les années 1970, à des échelles différentes et dans des domaines d’intervention distincts.

Tout d’abord, les travaux de Hanning à l’IAU sont contemporains de la prise de conscience des enjeux environnementaux et des débuts de leur intégration aux politiques d’urbanisme. Son chapitre du Schéma directeur de 1976 marque incontestablement une étape importante dans cette prise de conscience et dans la montée en puissance des questions écologiques dans l’aménagement régional. Rappelons seulement que le ministère de l’Environnement est créé en 1971, que le célèbre rapport du club de Rome sur les Limites de la Croissance[17], de même que la Synthèse écologique[18] de Duvigneaud, sont publiés en 1974. Les canaux de diffusion des idées de Gérald Hanning furent aussi diversifiés que ses sources d’inspiration : il a contribué à faire connaître en France d’importants auteurs anglo-saxons comme Lynch ou McHargh[19]. Dans le chapitre « Le cadre de vie : la trame verte », du SDAU 1976, il indique à la page 97 que :

« La trame verte de la région Île-de-France […] s’appuie sur les différents espaces « ouverts » et prend en compte l’ensemble des valeurs paysagères telles que vallées, franges forestières, sites à caractère historique, pittoresque ou culturel. Et cherche à relier dans un tissu relativement continu qui permette de ménager les transitions et les passages entre centre en périphérie, points forts du paysage urbain et points forts du paysage rural […]. Ces discontinuités sont des thèmes essentiels du parti d’aménagement et participent directement à l’organisation de la zone urbaine dont elles sont l’indissociable complément. Elles font à ce titre l’objet d’une politique spécifique, celle des zones naturelles d’équilibre. »

Il y a donc une complémentarité entre les deux chapitres trame verte et composition urbaine, s’appuyant sur une structure législative, réglementaire et de financement régional, la préoccupation environnementale étant de ce point de vue plus en avance que la préoccupation urbaine.

Ses travaux sont également contemporains d’un retour à la composition en architecture urbaine. Son influence sur ce courant est attestée par les travaux et les publications de Pierre Pinon, dont les deux volumes de « Composition Urbaine »[20]qui comportent une présentation des recherches de Hanning. Après avoir collaboré avec lui sur la trame foncière, Pinon va, avec d’autres, réaffirmer le parcellaire comme maille élémentaire de l’urbanisme, et ainsi contribuer à diffuser les intuitions de Gérald Hanning. Selon Michael Darin[21], c’est par ce canal de transmission que des architectes comme Bernard Huet[22]ou Antoine Grumbach[23] développeront plus tard, dans leurs projets autant que dans leurs enseignements et leurs recherches, la notion de sédimentation urbaine ou l’idée de faire la ville sur la ville, nouvelles à l’époque. Enfin, les années 1970-1980 voient également l’éclosion d’une nouvelle génération de paysagistes, qui s’empare du projet urbain et de territoire, au-delà de leur champ traditionnel d’intervention sur les parcs et jardins, notamment à travers des personnalités comme Michel Corajoud et surtout Jacques Sgard qui établira en 1993 pour l’IAU une carte de référence des paysages en Île-de-France[24].

C’est dans sa capacité à lire et analyser transversalement ces trois champs, alors très cloisonnés, à en faire la synthèse et à proposer une lecture morphologique cohérente des territoires urbanisés et ruraux que l’approche de Gérald Hanning fut en avance sur son temps. Il fut sans doute le premier en France à affirmer le paysage comme cadre de référence de l’intervention urbanistique à l’échelle régionale. Cette pratique était alors déjà courante aux États-Unis, où Hanning participe avec Claudius-Petit et Le Corbusier à un voyage d’étude en 1945, et en Allemagne, où il travaille avec Marcel Lods au moment où la notion de ville-paysage fait référence pour la reconstruction des villes. Gérald Hanning avait l’intuition et la conviction qu’il faut penserl’urbain et le rural, la ville et le paysage comme un tout unifié. Cette intuition s’est nourrie de ses multiples expériences internationales et de sa grande culture des savoir-faire français en matière de tracés organisateurs de l’espace à l’échelle des bassins visuels, dans le sillage des Le Nôtre, Laugier, Forestier, Olmsted ou Prost, et à la croisée des approches nord-européennes de Stadtlandschaft et anglo-saxonnes d’Urban Design, de Landscape Architecture et de Regional Planning.

Depuis, ces idées ont fait leur chemin en France, en particulier auprès de nombreux paysagistes et de plusieurs urbanistes, et jusqu’aux équipes pluridisciplinaires de l’Atelier international du Grand Paris. Dès la fin des années 1990, sous la plume de Sébastien Marot[25], le paysage se pose en « alternative » pour l’aménagement de l’espace. En 2002, le ministère de l’Équipement publie un ouvrage, intitulé Penser la ville par le paysage[26], qui consacre ce dernier comme un outil de renouveau de la pensée urbaine. Dans Le paysage en préalable, ouvrage publié en 2011 à l’occasion de la remise du Grand Prix de l’Urbanisme à Michel Desvigne (trois paysagistes en ont été lauréat depuis 2000), ce dernier écrit : « Je ne dessine pas une ville mais je crois à la puissance de la recomposition de nos territoires urbains dans leur géographie[27] ». Préparer un territoire en vue de son urbanisation future, y révéler une géographie existante, y prendre appui : sa notion de paysage en préalable, ou encore son projet pour les lisières urbaines du Grand Paris semblent faire écho aux propositions de Gérald Hanning. En 2011 également, alors que « travailler sur l’existant » et « révéler le site » deviennent les mantras préférés de nombreux paysagistes et urbanistes, Françoise Fromonot, dans le n° 8 de Criticat[28], classe l’« urbanisme de révélation » parmi les principaux courants émergeants entre 1980 et 2010.

Hanning fut le premier à insister sur l’importance de deux questions aussi omniprésentes et complexes que l’étalement urbain et les relations entre urbain et rural, qui sont aujourd’hui au centre de l’actualité et des préoccupations de l’ensemble des acteurs de l’aménagement. Malgré ces évolutions, on doit pour conclure se demander pourquoi les idées de Hanning n’ont jamais occupé le devant de la scène. Nous y voyons deux raisons principales. La première tient à la personnalité de Gérald Hanning et à la nature de ses travaux. Hanning était profondément opposé au culte des divas et stars de l’architecture, et n’a jamais cherché à mettre son personnage en avant. Ses contributions à l’urbanisme ne relèvent pas de la théorie, encore moins du dogme ou de l’idéologie, et ses études n’ont jamais donné lieu à un « plan », au sens de schéma planificateur. Mais il jugeait indispensable d’institutionnaliser la composition urbaine aux échelles communales et supra communales. Le vocable qui convient le mieux à ses recommandations est peut-être le terme anglais de guidelines : des lignes de repères, des points d’appui pour orienter et guider un aménagement. N’étant pas prescriptive, cette catégorie d’outils est toutefois extrêmement difficile à mettre en œuvre.

La seconde raison est liée à l’évolution des institutions françaises. Les travaux de Gérald Hanning à l’IAU se situent au momentcharnière entre la période de planification, étatique et centralisée, des Trente Glorieuses, et les deux vagues de décentralisation des outils d’urbanisme et d’aménagement, qui s’ouvrent à partir du début des années 1980 avec les lois Defferre. Cette importante mutation dans la gouvernance des villes et des territoires éclaire rétro-activement pourquoi il a été difficile de comprendre la nature d’une réflexion à la fois issue d’une pensée organisatrice et régulatrice, et nourrie par la pratique du terrain et l’observation des caractères originaux des sites. Synthèse d’une pensée pragmatique et d’une pratique réflexive, elle est trop longtemps restée confinée aux périmètres professionnels de l’aménagement francilien. Transversale et synthétique, en décalage avec son temps, l’œuvre de Gérald Hanning s’inscrit pleinement dans le temps long des mutations de l’urbanisme, et échappe pourtant aux courants éphémères qui traversent son histoire.

Notre période a besoin de redécouvrir cette pensée singulière et profondément originale. Praticiens, enseignants ou chercheurs, nous pourrions aujourd’hui nous inspirer avec profit des puissantes intuitions de Gérald Hanning pour anticiper les mutations qui nous attendent.

Figures et illustrations

Figure 1 :

Gérald Hanning, dessins et textes sur calque, 75 x 113 cm.

En haut à gauche : Un paysage rural courant ordonné selon la géométrie foncière agraire.

En haut à droite : Introduction d’une « géométrie différente » intégrée. Les tracés classiques, réseaux de liaison et de perspectives, prise de position monumentale, etc… de nouvelles valeurs et dimensions d’espace. Valorisation de l’ensemble pré-existant.

En bas à gauche : Introduction d’un autre système de « géométrie différente » : l’ordre « oblique » des voies de roulage mécanique (contraintes techniques de pente, d’inflexion, etc…) cisaillement du parcellaire agraire – oblitération de l’ordre foncier « rectangulaire » par l’ordre « oblique » des voies – intégration difficile.

En bas à gauche : Encore une « géométrie différente » : l’orientation solaire des constructions récentes : déstructuration de l’ordre spatial, effets de désordre : en résulte un ordre nouveau très complexe.

© G. Hanning / Institut Paris Région.

Figure 2 :

Gérald Hanning, dessins et textes sur calque, 64 x 94 cm, 3 juillet 1973

Au total l’existant a un ordre très complexe. En dégager les lignes essentielles comme base de ce qui existe déjà. © G. Hanning / Institut Paris Région.

Figure 3 :

Gérald Hanning, dessins et textes sur calque, 64 x 87 cm, 3 juillet et 28 septembre 1973

Les grandes masses bâties ont l’échelle des grands reliefs naturels…

…La hauteur des constructions courantes masque les dénivelés topographiques © G. Hanning / Institut Paris Région.

Figure 4 :

Gérald Hanning, dessins et textes sur calque, 75 x 105 cm, 3 juillet et 28 septembre 1973

Extension des espaces majeurs, hors de Paris, à la dimension nouvelle de l’agglomération. © G. Hanning / Institut Paris Région.

Figure 5 :

Gérald Hanning, dessins et textes sur calque, 75 x 105 cm, 3 juillet et 28 septembre 1973

A gauche : « Terrasses de St-Germain » sur les corniches forestières surplombant Paris

A droite : Épannelage. Seine – Berges et plaine – Terrasses et talus – Côtes et entablements. Ordonnance du bâti selon les étagements du chenal fluvial… © G. Hanning / Institut Paris Région.

Figure 6 :

Gérald Hanning, détails de la carte n° 6 : Les axes structurants prolongés au delà de Paris, du SDAU, imprimé, 60 x 93 cm, 1976. © G. Hanning / Institut Paris Région.