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© S. Rouelle / Mairie de Paris-Comité d’histoire de la Ville de Paris
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Banlieues 89 et la construction du Grand Paris (1983-1991)

par Alice Sotgia et Thibault Tellier

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https://www.inventerlegrandparis.fr/link/?id=1029

DOI

10.25580/IGP.2016.0003

Banlieues 89, lancé en 1983 par deux architectes proches du pouvoir, Roland Castro et Michel Cantal-Dupart, occupe une place particulière au sein des dispositifs destinés à la réhabilitation des quartiers construits en lien avec le développement industriel de la France durant la période contemporaine. Si la séquence urbaine des Trente glorieuses est privilégiée dans l’approche des fondateurs de Banlieues 89, ces derniers entendent également s’intéresser aux quartiers anciens fruits de la première industrialisation du xixe siècle. Autre spécificité, Banlieues 89 n’entend pas se limiter à une approche technique de la réhabilitation. En référence au bicentenaire de la Révolution française, Banlieues 89 veut également se distinguer des dispositifs traditionnels de la politique de la ville en portant la question urbaine sur un registre politique. De leur point de vue, l’avenir des quartiers populaires qui constitue leur cœur de cible ne peut se limiter à un ensemble de programmes de réhabilitation. Il s’agit également de porter le débat sur l’avenir politique de ces quartiers. En particulier, leur capacité à contribuer à l’éclosion d’une « civilisation urbaine » qu’ils appellent de leurs vœux. Il s’agit donc d’appréhender les sites qui seront choisis tant du point de vue urbanistique que culturel et politique. Dans le bilan qu’ils font de leur action six ans après la création de la mission qui leur a été confiée par le Premier ministre, ils estiment que le bilan de Banlieues 89 est « culturellement bon, architecturalement inégal, organisationnellement surprenant, politiquement juste »[1].

L’organisme qui se veut résolument en marge des normes classiques de l’action publique, s’est depuis le départ fixé trois objectifs principaux : lancer un mouvement culturel dans l’optique de la création d’une « authentique civilisation urbaine » ; proposer un programme spécifique pour le pourtour de Paris ; venir en appui aux programmes lancés par la Commission nationale du développement social des quartiers. L’approche multiforme renvoie principalement à la volonté de Roland Castro et de Michel Cantal-Dupart, les fondateurs de Banlieues 89, de faire de la banlieue l’objet principal de leur attention, tant du point de vue de l’amélioration des conditions de vie que de l’image même des territoires concernés. En cela, le discours porté par Banlieues 89 est aussi un discours sur le Grand Paris.

À cet égard, la question de la construction de ce dernier constitue un point central dans les projets défendus par Banlieues 89, ceci, expliquent les architectes, afin de faire participer les banlieues à ce qu’ils appellent eux-mêmes la « civilisation urbaine » sans que ce terme soit réellement défini. Ce dernier paraît d’autant plus décalé qu’à l’époque, le terme de « civilisation » a quelque peu disparu du vocabulaire des sciences humaines et sociales auxquelles les animateurs de Banlieues 89 se réclament pourtant régulièrement. Au cours des premières assises du mouvement qui ont lieu en 1989, la définition de « civilisation urbaine » est ainsi présentée :

« La civilisation urbaine n’est pas une réalité, mais une tâche à accomplir, un pari, un parti, qui requiert des choix et indique des directions. Cet horizon de projet et de pensée peut tenir lieu de grand dessein conforme à la « grande querelle » qui agite les hommes, depuis qu’à Athènes ils ont inventé la démocratie. »[2]

Mais en réalité, la référence à la civilisation urbaine n’est guère nouvelle dans l’appréhension des questions liées au devenir de la Ville. Elle exprime surtout une interrogation critique sur l’orientation à donner aux politiques publiques.

Dès 1964, les dirigeants, patrons de la Société immobilière de construction (SCIC) de la Caisse des dépôts, souhaitent faire prendre conscience aux villes, « de leur responsabilité dans la civilisation urbaine, qui va se confondre pour nous, demain, avec la civilisation tout court »[3]. Pour le sénateur du Nord André Diligent, qui s’exprime dans la même revue, la politique de résorption de l’habitat insalubre est aussi un problème de civilisation. Dès lors, le but que s’assigne Banlieues 89 s’inscrit d’une certaine manière dans les réflexions anciennes sur l’organisation des villes et de la place du logement populaire en son sein. L’originalité de la démarche ici engagée vient du fait qu’elle veut se positionner en dehors des structures ministérielles traditionnelles (en particulier la direction de la Construction) tout en bénéficiant de la contribution de l’action publique aux opérations qu’elle mettra en œuvre.

Les circonstances de la création de Banlieues 89

Les émeutes de l’été 1981 dans l’est lyonnais ont contraint le gouvernement à devoir prononcer en urgence des mesures en faveur des quartiers en difficultés. Lors de la rencontre nationale organisée par l’Union nationale des HLM qui se tient en octobre 1981, le Premier ministre Pierre Mauroy annonce la création d’une « Commission nationale pour le développement social des quartiers » (CNDSQ) chargée précisément d’étudier et de proposer au gouvernement les actions de réhabilitation nécessaires pour enrayer la dégradation physique et sociale constatée dans un certain nombre d’ensembles urbains. Présidée par le député et maire de Grenoble Hubert Dubedout, la Commission aura aussi pour charge de sélectionner les sites retenus. L’assassinat d’un jeune habitant de La Courneuve, Toufik Ouanès, le 10 juillet 1983 relance une fois encore le débat sur « le mal des grands ensembles ». Fort de ses relations au sein du parti socialiste ainsi qu’à l’Élysée, Roland Castro parvient à faire venir le président de la République sur le lieu du drame ainsi qu’à la cité-jardin de la Butte rouge à Chatenay-Malabry. Dans le contexte de montée des manifestations de racisme et de xénophobie, le chef de l’État entend marquer son engagement auprès des quartiers populaires qui sont, pour partie, composés de familles immigrées. Dans son allocution, François Mitterrand met en particulier l’accent sur la dimension humaine du problème, en insistant notamment sur la nécessité de rendre ces ensembles urbains « plus habitables » pour les personnes qui y vivent.

À la suite de cette visite de terrain et sur recommandation directe de l’Élysée, les architectes Roland Castro et Michel Cantal-Dupart se voient confier une mission officielle par le Premier ministre. Il y est notamment question de l’aménagement de Paris et de ses périphéries. Pour cela, Banlieues 89 devra :

« Promouvoir une réflexion prospective sur le devenir de la périphérie de Paris sans pour autant interférer avec les documents d’urbanisme des collectivités, formuler des propositions pour faire pleinement participer les banlieues à la civilisation urbaine et mettre en œuvre un nombre limité d’actions exemplaires. »[4]

La mission se définira un peu plus tard comme « un aiguillon pour l’action urbaine »[5]. Enfin, dernier élément et non des moindres, Banlieues 89 s’attachera tout au long de son existence à défendre une approche politique de son action. Les premières Assises, intitulées précisément « De la démocratie urbaine », s’attachent à montrer que l’enjeu même de la rénovation urbaine est étroitement lié à celui de l’expression démocratique dans les quartiers populaires. En d’autres termes, à plusieurs reprises, Roland Castro ne cache pas en effet sa volonté de faire de la lutte contre le Front national, alors en pleine émergence, un déterminant de ses objectifs en matière de rénovation urbaine. De son point de vue, « il y a urgence pour Paris et sa banlieue : c’est Le Pen ou nous »[6]. Si le « nous » n’est pas explicitement explicité, il désigne toutefois les animateurs de Banlieues 89 que Roland Castro considère comme un outil au service de la réhabilitation urbaine, mais également comme un moyen d’expression politique au service de la démocratie locale.

Un intérêt particulier pour le Grand Paris

En 1978, Roland Castro, Michel Cantal-Dupart et Antoine Stinco avaient conduit une consultation nationale sur l’habitat pour le compte de la direction de la Construction du ministère de l’Équipement. À partir d’une étude portant sur 17 villes, ils avaient recommandé d’orienter la réflexion sur les banlieues plutôt que sur les centres villes ou le rural[7]. Cette étude était toutefois restée limitée en termes d’influences, dans la mesure où le gouvernement de l’époque, malgré la mise en place d’un groupe interministériel sur les banlieues en 1980, n’avait toutefois pas envisagé de faire de l’organisation de Paris et de ses périphéries un chantier prioritaire.

Il en va tout autrement de Banlieues 89, conformément à la lettre de mission du Premier ministre. Sous la direction de Roland Castro et Michel Cantal-Dupart, des études sont menées de mai 1984 à février 1986, à la suite de réflexions entamées avec la direction de la Construction. C’est également à cette date, quelques semaines avant les élections législatives de 1986, que Roland Castro est nommé délégué interministériel à la rénovation urbaine. Le projet du « Grand Pari » tel qu’il est mentionné dans les documents de Banlieues 89 est présenté lors des premières assises du mouvement qui se tiennent en 1985 à Enghien dans le Val d’Oise[8]. L’objectif de cette rencontre est de réunir l’ensemble des acteurs concernés par un aménagement à long terme des banlieues parisiennes, pour reprendre ici également la formule employée. Plus globalement, il s’agit également de poser les jalons d’une réflexion portant aussi sur les conditions d’existence d’une réelle société urbaine. À cet égard, les propositions faites au cours des débats des Assises suggèrent également des pistes de réflexion concernant les représentations et l’image que Paris renvoie vers la banlieue et réciproquement. La vision de Banlieues 89 consiste en effet à revaloriser les espaces urbains périphériques.

Pour cela, l’équipe de Banlieues 89 propose une recomposition urbaine d’ensemble pour les villes de banlieue qui sont proches de Paris. Pour les animateurs de la Mission Banlieues 89, la contribution des villes nouvelles à la résolution du rapport de Paris avec ses périphéries s’est avérée insuffisante. Il convient donc de songer à une nouvelle approche qui serait plutôt de repartir de la trame des cités-jardins telle qu’elle avait été dessinée dans l’entre-deux-guerres au sein du département de la Seine, en particulier par Henri Sellier[9]. En cela Banlieues 89 suggère donc une autre délimitation du Grand Paris que celle établie en 1965 par le Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la Région de Paris. Parmi les propositions faites, figure notamment la volonté de gommer les effets de coupure urbaine du boulevard périphérique ainsi que de mettre en valeur un certain nombre de sites naturels ou construits mais quelque peu oubliés comme la Petite Ceinture[10]. C’est dans cette perspective que sera notamment organisée parmi les premières initiatives l’opération dite « Fêtes et forts » qui consiste à permettre aux habitants de s’approprier ces lieux qui irriguent le pourtour parisien. Le choix de s’emparer de ces forts déclassés par l’armée française est hautement symbolique dans la mesure où ils font partie du patrimoine urbain des habitants de la région parisienne[11]. L’occasion pour Banlieues 89 d’affirmer ainsi sa volonté d’annexer des lieux disposant d’un réel potentiel patrimonial et qui peuvent être mis au service de tous. Dans une approche voisine de celles du ministre de la Culture Jack Lang, il s’agit de proposer diverses animations culturelles, qu’elles soient cinématographiques (Ivry) ou musicales (Aubervilliers). Mais l’objectif n’est pas que festif car il consiste également à identifier des lieux de reconnexion entre Paris et sa périphérie.

Sur la ligne des forts, il y a aussi le projet de créer un tramway ou un métro pour interconnecter les lignes du centre et fonctionner à l’échelle du Grand Paris comme fonctionnent dans le Paris actuel les grands boulevards. La route des forts est pensée comme une possibilité de « créer une solidarité entre les banlieues qui perturbe l’éternel mouvement pendulaire d’aller-retour vers les lumières de la ville »[12]. Dans le contexte de la politique des grands travaux voulus par François Mitterrand, on peut également voir dans ces propositions une sorte de contrepoint aux chantiers strictement parisiens comme La Halle de La Villette, Le Louvre ou bien l’opéra Bastille[13].

Penser et cartographier la banlieue parisienne

« Depuis trente ans, la banlieue s’est développée à l’inverse de Paris. Tout ce qui se passe dans la banlieue et en proche couronne de Paris marche a contrario du mode de développement de Paris intra muros. »[14]

C’est avec ce constat que Roland Castro introduit le texte de présentation de Banlieues 89 publié dans un supplément de la revue Murs, murs dédié au Grand Paris. Selon lui, la différence entre Paris intra muros et la banlieue n’est pas à rechercher dans la présence de certains « événements géographiques et paysagers » particuliers, mais dans la manière dont ils ont été traités et pensés. C’est le cas de la Seine, mais également des collines, des coteaux, des buttes, des corniches ou des crêtes. Une situation urbaine qui, pour Castro, « s’est aggravée avec toutes les idéologies qui ont produit du bâti dans la région parisienne ». Selon lui :

« Il faudrait alors parler du croisement de trois effets […] dramatiques : l’effet de l’automobile qui renvoie à la grande question de la planification urbaine, l’effet des idéologies sur le logement et l’influence des thèses de Le Corbusier, l’effet technocratique d’une absence de non-rapport à la géographie. »[15]

Pour repenser cet espace « vivable et démocratique », Castro propose une série de concepts. « Une pensée du déplacement » permettra de ne pas être obsédé par Paris et de « quitter l’œil du centre ». En s’appuyant sur les concepts d’incertain, de complexe et de multiple, il sera possible de « mettre au panier les concepts réducteurs qui ont produit des espaces sans complexité ». L’architecture ne devra pas se réduire à la production d’un objet isolé mais devra concevoir des espaces publics et des liaisons avec la ville. « Les rapports entre l’universel et le particulier » – la capitale et la banlieue – devront être repensés afin que le centre de Paris soit « le truc qui est à côté de La Courneuve et inversement »[16].

Cet exercice conceptuel est traduit dans un plan en quadrillage à superposer au système radioconcentrique de la région parisienne. Il s’agit de carrés de 1 km de côté, une unité de mesure qui a été choisie comme « distance urbaine idéale, celles des moyens et des sens humains »[17]. Comme l’écrit Michel Cantal-Dupart, leur « démarche sur l’agglomération parisienne est celle des topographes quand ils analysent une géographie ou celle des archéologues quand ils entreprennent des fouilles »[18]. Ce quadrillage veut rompre avec le rapport radial au centre pour rendre toutes choses égales et donner « à chaque lieu sa vertu, son droit à l’existence, son rapport aux autres lieux, […] en mettant en avant, à chaque fois, la capacité poétique des lieux, ce que nous avons appelé des « lieux magiques » »[19].

[ Voir Fig. 1 ]

Il s’agit d’un exercice tout d’abord conceptuel mais qui s’appuie également sur un travail d’analyse et d’enquête sur le terrain : un état des lieux qui est décrit de manière cartographique. Des limites communales aux enceintes, des reliefs aux repères, en passant par la toponymie, les transports, les grands ensembles ou les bistros, cette série de cartes du Grand Paris constitue un atlas de lecture des banlieues. Ces cartes, dessinées au 1/25 000, sont pensées pour être croisées entre elles et faire ainsi apparaître ces « lieux magiques » et, plus généralement, questionner le territoire grand-parisien et ses potentialités.

Le croisement entre la carte des repères[20], la carte du relief et la toponymie montre par exemple aux auteurs qu’il existe en banlieue « des Montmartre et des Buttes Chaumont ignorés » et que « les noms contribuent à personnaliser et à structurer les lieux ». Croiser les grands ensembles avec les bistros nous décrit « la désertification culturelle des banlieues ». Les croiser avec les « points bleus » – des « lieux dépaysants par leur charme », tels que les points de vue remarquables, les grandes avenues plantées ou les lacs – montre, au contraire, « qu’ils se tiennent souvent dans les mêmes voisinages, en marge des communes, et qu’ils attendent d’être reliés »[21]. Nombreux sont les exemples de croisements proposés par les deux architectes, mais c’est avant tout l’outil méthodologique et conceptuel qui est proposé. Il est mis en avant comme manière d’échapper aux erreurs fondamentales de la pratique urbanistique et de tracer à nouveau des interdépendances entre « tout l’inchiffrable de la forme urbaine »[22].

De la grille à la polycentralité

Néanmoins, cet essai original de mettre en cause la représentation radioconcentrique de la banlieue parisienne ne reste qu’un passage intermédiaire dans leur vision du Grand Paris. Quand, en 1990, tout ce travail cartographique est republié avec le titre « Le Pari des cinq Paris », le quadrillage n’apparaît plus[23]. Il faut noter que le contexte politique a changé. François Mitterrand a été réélu sur le thème de « la France unie » et son Premier ministre, Michel Rocard, lui-même élu de la région parisienne, entend s’emparer du dossier du Grand Paris. À ce titre, on observe en effet une sorte de « recentrage » des objectifs de Banlieues 89 en ce qui concerne la perspective du Grand Paris. En particulier, le modèle resserré autour de cinq pôles destinés à nourrir l’idée de « polycentralité » apparaît dès lors comme le principal axe de travail de Banlieues 89. S’il exprime encore une vision politique pour le Grand Paris, il marque également le pas face à la volonté du gouvernement d’aboutir à un document qui soit fidèle au Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la région Île-de-France de 1976.

« Le malentendu politique et l’angoisse technique devant un Grand Paris unitaire, la nécessité de penser des territoires cohérents capables d’harmoniser l’agglomération, conduisent maintenant à avancer un nouveau concept qui se superpose à la première approche du Grand Paris en la développant : la polycentralité. Il s’agit de « créer » 4 territoires en proche banlieue qui puissent rivaliser, par leur étendue, leurs fonctions et leur qualité urbaine avec Paris. […] Cette approche calme les enjeux, et dépassionne le débat »[24].

[ Voir Fig. 2 ]

Il s’agit de quatre pôles situés tous à deux ou trois kilomètres de la capitale : Paris Amont, Paris Presqu’île, Paris la Plaine, Les Hauts de Paris[25]. Pour les auteurs, ces nouvelles entités proposées – qui « symboliquement ont été nommées, comme la Défense s’appelle Paris-La Défense, pour situer la hauteur des enjeux et du défi à relever par rapport à la ville capitale » – auront à se mesurer à la centralité parisienne[26]. Dans ces quatre pôles, il y a la reprise d’une série d’éléments de projets déjà proposés au milieu des années 1980, comme le rapport avec la Seine, les anciens forts militaires ou les gares.

Exposer et bâtir

Les années d’activité de la mission sont rythmées par une série d’évènements festifs, débats, promenades, présentations publiques et expositions. H. Revue de l’habitat social, en 1984 déjà, n’hésite pas à considérer Banlieues 89 comme un « chef-d’œuvre de marketing »[27]. Cette vision grand-parisienne fait l’objet de plusieurs expositions. Présenté une première fois à Enghien les 5-7 décembre 1985, le Grand Paris de Banlieues 89 est exposé dans la mezzanine du Centre Pompidou l’été suivant, du 10 juillet au 1er septembre 1986. À côté du travail cartographique, l’exposition accueille une grande maquette en relief de 25 m2 où des couleurs fluorescentes indiquent les « lieux magiques », la Seine et les canaux, les parcs, les squares et les jardins, et les propositions de circulations nouvelles de banlieue à banlieue.

[ Voir Fig. 3 ]

Une troisième partie de l’exposition est constituée par une série d’aquarelles envisageant la métropole future. Il ne s’agit pas de « projets réels, mais [d’] une typologie d’interventions possibles dans le cadre du Grand-Paris »[28]. Derrière la magie et l’imagination décrites dans ces mondes aquarellés, il y a toutefois des lieux spécifiques dont les deux architectes imaginent la transformation. Par exemple, afin que la ville se réapproprie le boulevard Périphérique, ils proposent que là où le Périphérique est en surplomb, comme au-dessus de la porte de la Chapelle, il soit absorbé par des systèmes d’habitat, des commerces et des arbres qui lui donnent de l’épaisseur. À l’Île Saint-Denis, un projet traite les berges sur plus de 3 km pour restituer à la ville un accès à l’eau. La Nationale 186 est aménagée avec places et ronds-points pour devenir la nouvelle avenue Foch à l’échelle de la banlieue. Les gares sont reportées sur le boulevard périphérique. Elles auront une double entrée, l’une sur Paris et l’autre sur la banlieue. Le fort de Champigny devient un centre culturel et à la porte de Paris, à Saint-Denis, est créée une butte en son milieu, sur le modèle des Buttes-Chaumont. Des nouvelles manières de se déplacer en banlieue sont également proposées : la réouverture de la Petite Ceinture, un tramway sur la ligne des forts, des vaporettos qui, d’Alfortville à Suresnes en passant par Paris et jusqu’au port de Gennevilliers, révèlent la Seine en banlieue et donnent l’occasion d’en aménager les berges[29].

[ Voir Fig. 4 , 5 et 6 ]

Comme préfiguration des déplacements futurs, dans le cadre de l’exposition au Centre Georges Pompidou, des voyages en bateau à travers les banlieues sont organisés durant l’été 1986. Au départ de l’Hôtel de Ville, trois trajets sont proposés : jusqu’à l’écluse de Suresnes, jusqu’au fort de Champigny et une promenade sur la Seine, en passant par Suresnes et Saint-Denis, et sur les canaux, en passant par Aubervilliers et La Villette[30].

[ Voir Fig. 7 et 8 ]

Par rapport à cette grande médiatisation des années 1980, dans les décennies suivantes, la mission Banlieues 89 a été presque absente dans l’historiographie consacrée aux politiques urbaines en France[31]. Dans la plupart des cas, c’est notamment sa dimension urbanistique et architecturale qui reste inconnue et la mission est souvent décrite comme peu opérationnelle. Toutefois, dès ses débuts, Banlieues 89 affirme vouloir « concrétiser » ses idées par des projets, pour restructurer l’espace en périphérie ; bâtir et complexifier la banlieue ; identifier des centres urbains. Pour ce faire, deux appels à projet sont lancés en mai et juillet 1984[32]. 213 sont sélectionnés et, à la fin des années 1980, 116 sont réalisés ou sur le point de l’être. Parmi ceux sélectionnés, la plupart se situent en Île-de-France.

[ Voir Fig. 9 ]

Dès 1984, les projets sont exposés plusieurs fois et dans différents endroits, du ministère de l’Urbanisme et du Logement à la salle d’échange RER à La Défense. En 1985, cinq semi-remorques font une tournée dans plus de 40 villes dans toute la France pour exposer les 213 projets parrainés par la mission aux habitants[33].

[ Voir Fig. 10 ]

Une présentation de ces projets est également publiée par la revue H. Revue de l’habitat social éditée par l’Union nationale des HLM[34]. Toutefois, dans les expositions et les publications autour des projets, les opérations retenues et réalisées ne sont jamais décrites dans les détails. Elles sont classées par thématiques par Roland Castro et Michel Cantal-Dupart pour retracer le fil conducteur qui relie la dimension architecturale à celles culturelle, organisationnelle et politique.

[ Voir Fig. 11 ]

Ils proposent onze thèmes principaux pour « refaire la ville en banlieue »[35] et, en Île-de-France, il s’agit surtout de projets conçus pour « relier, désenclaver » et « réparer, modifier » les ensembles d’habitat, en repensant les espaces commerciaux et en réconciliant les routes et les villes. On y trouve également le but de « retrouver la géographie », comme sur les berges de la Seine, à L’Île-Saint-Denis, qui font l’objet du projet porté par la maire communiste Josiane Andros. La dimension culturelle est également présente. Si les forts militaires ne font pas l’objet de projets, nous retrouvons le château d’eau du Blanc-Mesnil (Seine-Saint-Denis), transformé en centre culturel, à côté de deux projets de plus petite échelle : la construction d’un château d’escalade à Sarcelles (Val d’Oise) et d’un kiosque à musique à Achères (Yvelines)[36].

L’architecte Jean-Patrick Fortin, en présentant les projets, met l’accent sur l’hétérogénéité des propositions et sur leur qualité inégale[37] qui seront reconnues également par Roland Castro dans son bilan, six ans après la création de la mission. Comme il l’écrivait déjà en 1985 à propos de ces projets, « même si, de façon exemplaire, ils montrent que des interventions sont possibles là où le fatalisme règne, ils ne sont encore que des leviers dans le développement du mouvement culturel qui reste l’objectif majeur de la mission »[38].

La fin de Banlieues 89

Lors de son investiture, Michel Rocard annonce pour sa part la mise en place d’une Délégation interministérielle à la ville (DIV) chargée de coordonner l’action de l’État dans le cadre de la réhabilitation des quartiers. Pour sa part, Banlieues 89 dépendra désormais de cette nouvelle entité dont le premier titulaire sera Yves Dauge, ancien directeur de l’urbanisme et des paysages au ministère de l’Équipement entre 1982 et 1985. Il est par ailleurs un fin connaisseur du Grand Paris dans la mesure où il a été également président de la mission interministérielle de coordination des grandes opérations d’architecture et d’urbanisme entre 1985 à 1988.Dans un premier temps, la Mission tentera toutefois de préserver son indépendance en lançant en mai 1989 ses secondes assises qui se dérouleront en mai 1989 à Nanterre. Le thème choisi « Pour une civilisation urbaine » confirme l’expression politique de Banlieues 89. Il y est notamment question de préserver la démocratie, en particulier face à la montée de l’extrême droite. Mais en réalité, ce rassemblement marque la perte d’influence de Banlieues 89 au sein des lieux de fabrication de la politique de la ville. C’est effectivement au sein de la DIV que s’élaborent désormais les politiques publiques en matière de réhabilitation des quartiers populaires. Les émeutes qui surviennent en 1990 sur l’ensemble du territoire national contribuent également à ébranler les fondements même de la doctrine diffusée par Banlieues 89 depuis sa création en 1983. L’enjeu de la civilisation urbaine tel qu’il a été présenté à l’origine par les animateurs de Banlieues 89 reste donc intacte au moment même où l’avenir de Banlieues 89 semble fragilisé. Si son engagement en faveur d’un changement de modèle urbain demeure intact, c’est son incapacité structurelle à intégrer le nouveau dispositif de la politique de la ville qui est surtout à l’origine de sa disparition. Son statut militant ne cadre pas en effet avec la réforme de l’action publique en matière de réhabilitation urbaine telle qu’elle se dessine à la fin des années 1980. On peut d’ailleurs considérer à ce propos que la création de la DIV marque une première étape dans l’affaiblissement du caractère militant de la politique de la ville tel qu’il s’était exprimé au sein de la Commission nationale du développement social des quartiers constituée en 1982.

D’autre part, les projets promus et financés par Banlieues 89, bien qu’envisagés comme des « leviers dans le développement du mouvement culturel»[39], s’inscrivent dans un système assez classique d’appels à projets et ils se concentrent sur la réhabilitation des parties de villes plutôt que sur la redéfinition de la ville elle-même. Le thème choisi pour ce qui sera la dernière rencontre nationale organisée par Banlieues 89 rend compte de ce décalage. Il n’est plus cette fois question d’assurer les conditions mêmes de réussite d’une civilisation urbaine mais d’en « finir avec les grands ensembles »[40]. Les principes exposés à Bron livrent en effet une vision plus contrastée que ceux présentés à Nanterre l’année précédente. Lors de sa visite, François Mitterrand annonce les deux mesures principales qui caractériseront la politique de la ville jusqu’à la fin de son mandat : d’une part, l’intégration du thème de la lutte contre l’exclusion sociale dans la définition des programmes de réhabilitation ; d’autre part, la création d’un ministère de la Ville dont le premier titulaire sera Michel Delebarre. L’intégration de la thématique ville dans le périmètre ministériel réduit encore l’espace dont Banlieues 89 dispose. En mars 1991, il fusionne d’ailleurs avec la DIV, achevant ainsi sa banalisation et marquant bientôt sa disparition du champ des politiques publiques.

Figures et illustrations

Figure 1 :

Un quadrillage de lieux magiques. Sources : Atelier Castro-Denissof, publié dans Murs, murs, supplément au numéro 14, « Le Grand-Paris. Pour une capitale à l’échelle Européenne », 1986 © Atelier Castro-Denissof.

Figure 2 :

Les quatre pôles, publiées dans Banlieues 89, Le Pari des cinq Parisjuin 1990. Sources : CRDALN, 32342, p. 5 © CRDALN.

Figure 3 :

Affiche de l’exposition de Banlieues 89, « Le Grand Paris » à la galerie des Brèves du CCI, 10 juillet – 1er septembre 1986. Sources : Archives du Centre Pompidou, CCI, 1995W052/52 © ACP

Figure 4 :

Les bords de Seine. Sources : Atelier Castro-Denissof, publiée dans Murs, murs, supplément au numéro 14, « Le Grand-Paris. Pour une capitale à l’échelle Européenne », 1986 © Atelier Castro-Denissof.

Figure 5 :

La gare de l’Europe du Nord. Sources : Atelier Castro-Denissof, publiée dans Murs, murs, supplément au numéro 14, « Le Grand-Paris. Pour une capitale à l’échelle Européenne », 1986 © Atelier Castro-Denissof.

Figure 6 :

La national 186 Sources : Atelier Castro-Denissof, publiée dans Murs, murs, supplément au numéro 14, « Le Grand-Paris. Pour une capitale à l’échelle Européenne », 1986 © Atelier Castro-Denissof.

Figure 7 :

Le bateau « La Légende des flots » qui assure des voyages quotidiens à travers les banlieues, été 1986. Sources : Archives du Centre Pompidou, CCI, 1995W052/52 © ACP.

Figure 8 :

La carte des tangents (publiée sur Murs, murs, supplément au numéro 14, « Le Grand-Paris. Pour une capitale à l’échelle Européenne », 1986, p. XII) avec indication des parcours des voyages du bateau à travers les banlieues – Sources : Archives du Centre Pompidou, CCI, 1995W052/52 © ACP.

Figure 9 :

Nombre de projets « Banlieues 89 » par région. Sources : Publiée dans Christian Bachmann, Maryse Emery, Marion Segaud, Rainier Hodde, en collaboration avec Brigitte Lafore, Étude de quelques aspects de l’action de Banlieues 89, Ministère de l’Urbanisme, du Logement et des Transports, Plan Urbain, Convention du 31/10/1984, mai 1986, annexes © CRDALN.

Figure 10 :

Le tour des villes en camion. Sources : Jean Duriau. Banlieues 89, Dossier d’information mars 85, p. 18 – CRDALN, 19189(2) © CRDALN.

Figure 11 :

La présentation des projets par thèmes. Sources : publiée dans Banlieues 89, Dossier d’information mars 85 – CRDALN, 19189 (2) © CRDALN.